Mission d'information de la conférence des Présidents sur l'impact, la gestion et les conséquences dans toutes ses dimensions de l'épidémie de Coronavirus Covid-19
Mercredi 15 avril 2020
La séance est ouverte à dix-sept heures trente-cinq.
Présidence de M. Richard Ferrand.
La mission d'information procède à l'audition, en visioconférence, de M. Jean-François Delfraissy, président du Conseil scientifique Covid-19 et Mme Geneviève Chêne, directrice de Santé publique France.
Monsieur, madame, nous mesurons l'importance de votre engagement et de vos responsabilités dans la crise sanitaire sans précédent que nous traversons. Je tiens à vous remercier d'avoir répondu, dans des délais très courts, à notre sollicitation.
Monsieur le professeur, vous avez été nommé le 11 mars dernier président du Conseil scientifique Covid-19, instance pluridisciplinaire chargée de proposer une approche scientifique globale des problèmes auxquels nous sommes confrontés, afin d'éclairer la décision publique dans la lutte contre l'épidémie. Aux termes de la loi du 23 mars 2020, « le comité rend périodiquement des avis sur l'état de la catastrophe sanitaire, les connaissances scientifiques qui s'y rapportent et les mesures propres à y mettre un terme [...] ainsi que sur la durée de leur application ». J'ai moi-même nommé membre de ce conseil, pour l'Assemblée nationale, M. le professeur Jean-Laurent Casanova.
Le Conseil scientifique a rendu sept avis publics, dans lesquels il a d'abord recommandé des mesures de restriction de la vie sociale, puis, devant l'évolution de l'épidémie, un confinement généralisé strict et national, et plus récemment une évolution de la stratégie de dépistage du coronavirus SARS-Cov-2, en établissant en particulier une prise en charge complète des suspicions d'infection dans les établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD).
Madame la directrice générale, vous êtes à la tête de Santé publique France, issue de la fusion en 2016, notamment, de l'Institut de veille sanitaire (InVS), de l'Institut national d'éducation et de prévention pour la santé (INPS) et de l'Établissement de préparation et de réponse aux urgences sanitaires (EPRUS). Santé Publique France a entre autres pour missions l'observation épidémiologique et la surveillance de l'état de santé des populations, la veille sur les risques sanitaires, la préparation et la réponse aux menaces, alertes et crises sanitaires. Elle assure également la gestion de la réserve sanitaire, ainsi que des stocks de produits, de matériels et de services nécessaires à la protection des populations face aux menaces sanitaires graves.
L'article 1413-4 du code de la santé publique dispose qu'« à la demande du ministre chargé de la santé, l'agence procède à l'acquisition, la fabrication, l'importation, le stockage, le transport, la distribution et l'exportation des produits et services nécessaires à la protection de la population face aux menaces sanitaires graves », et qu'elle « assure, dans les mêmes conditions, leur renouvellement ».
Les moyens de Santé publique France ont été considérablement renforcés depuis le début de la crise, passant de 150 millions à 4 milliards d'euros, afin de lui donner des moyens d'agir à la hauteur des nouveaux défis de l'épidémie en cours, dans un contexte de concurrence internationale qui rend difficile la question sensible des approvisionnements.
Monsieur le professeur Delfraissy, à relire ou à revoir les expressions publiques de quelques-uns de vos éminents confrères, entre janvier et le début du mois de mars, on a le sentiment que les analyses du risque présenté par le Covid-19 sont contradictoires : si certains – les plus rares – prophétisaient ce qui nous arrive, hélas, d'autres évoquaient une « grippette ». Depuis lors, certaines voix évoquent un possible vaccin, selon un calendrier variable, tandis que d'autres annoncent une série de traitements possibles. Chacun comprend que la rigueur du travail scientifique exige du temps, alors même que nous vivons l'urgence et que nous sommes tous, reconnaissons-le, impatients.
Que sait-on de ce virus, outre qu'il est fortement contagieux ? Pourra-t-il un jour être combattu par un vaccin, ou bien fait-il partie de ces maladies dont on ne peut se prémunir, à l'instar du VIH ou de l'hépatite C ? Quelles connaissances avons-nous déjà acquises pour orienter la réponse à l'épidémie ?
Madame la directrice générale, j'ai rappelé certaines missions de Santé publique France. Quelles instructions avez-vous reçues, et quelles initiatives avez-vous prises, et quand, pour doter notre pays de l'ensemble des équipements de nature à nous permettre de lutter contre cette épidémie ? Je pense particulièrement aux masques, aux médicaments et aux tests – à propos desquels il est parfois fait état de pénuries ou de craintes de pénuries. Vous nous direz d'ailleurs si c'est à tort ou à raison.
Quelles mesures de protection et de prévention entendez-vous prendre pour que nous réussissions le déconfinement progressif annoncé par le Président de la République lundi soir ?
Je commencerai par me présenter rapidement : je dirigeais encore il y a peu le Comité consultatif national d'éthique (CCNE), mais j'ai surtout été engagé depuis plus de trente ans dans l'étude d'une longue série d'épidémies, dont celle du VIH, qui reste la plus marquante et qui a fait près de 40 millions de morts, ou encore celles d'Ebola ou de l'hépatite C. J'ai en particulier été délégué interministériel à la lutte contre le virus Ebola. J'ai eu aussi l'occasion de créer, lorsque j'étais à l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM), le groupe REACTing (REsearch and ACTion targeting emerging infectious diseases), pour favoriser la réaction aux grandes épidémies.
Je regardais ce qui se passait depuis le mois de janvier en me disant que je n'avais plus l'âge de m'occuper de telles grandes crises sanitaires. Et me voici devant vous…
Oui, il y a une incertitude. Je l'avoue : j'étais moi-même modérément inquiet au mois de janvier – contrairement à Geneviève Chêne, qui s'inquiétait dès ce moment. Mes craintes ont grandi quand j'ai eu accès à certaines données et à certains modèles, au début du mois de février, puis lorsque les prédictions de ces modèles ont commencé à se réaliser, en particulier en Italie. J'ai alors commencé à lancer l'alerte ; une réunion de scientifiques a eu lieu à l'Élysée et la réaction s'est enclenchée.
La notion du temps n'est pas la même pour un médecin, pour un malade, pour un politique. Vous évoquiez les grandes pandémies que nous avons connues : il nous a fallu quinze ans pour mettre au point les trithérapies utilisées contre le VIH, huit à dix ans pour éradiquer l'hépatite C, dix-huit mois pour trouver un vaccin contre Ebola. On nous demande maintenant de trouver un vaccin ou un médicament en moins de quatre mois contre un virus dont nous ne savions à peu près rien il y a six mois !
Nous connaissons bien la famille des coronavirus : ce sont des virus très ubiquitaires, responsables notamment du coryza. La majorité d'entre nous en avons été infectés, et cela s'est très bien passé dans la plupart des cas. Nous avions connu des signaux d'alerte, mais qui ont sans doute été sous-estimés car ces épidémies n'ont pas atteint l'Europe : celui du SARS (syndrome respiratoire aigu sévère), puis celui du MERS (Middle East respiratory syndrome, syndrome respiratoire du Moyen-Orient), qui a sévi en Arabie saoudite et dans les pays voisins. Ces coronavirus avaient une létalité forte. Mais, pour des raisons que nous connaissons encore mal, après une ou deux poussées, ces épidémies se sont arrêtées, sans d'ailleurs qu'il y ait eu une immunité populationnelle très forte.
Arrive alors ce nouveau coronavirus. Il est particulièrement toxique, en raison notamment de son caractère très contagieux. Il nous faut faire montre d'une grande humilité, car on découvre ce virus progressivement.
Le conseil scientifique Covid-19 est un objet nouveau. Était-il nécessaire ? À mes yeux, il n'a d'intérêt que s'il apporte quelque chose aux structures existantes, sans entrer en contradiction avec elles ; c'est la raison pour laquelle j'ai souhaité que Santé publique France et le Haut Conseil de la santé publique y soient représentés. Cette structure souple, formalisée par la loi du 23 mars 2020, pourra peut-être plus facilement que d'autres institutions faire entendre un message. En aucun cas notre rôle n'est décisionnel : c'est bien le politique qui décide, et nous ne sommes là que pour l'éclairer sur ces décisions très lourdes et très complexes.
Sa durée de vie sera, je pense, limitée. Il s'agit d'apporter une réponse à une crise précise. Mais notre grande démocratie dispose d'outils, de structures, d'agences qui continuent d'agir et qui, une fois le choc passé, devront reprendre la main.
Notre sixième avis portera sur la stratégie de déconfinement ; le septième, et sans doute le dernier, proposera une perspective à moyen terme : y aura-t-il une deuxième vague ? Y aura-t-il un médicament ?
Ce comité est multidisciplinaire : au-delà du médical, j'ai tenu à ce que les sciences humaines et sociales, qui sont des sciences, soient présentes. J'ai tenu également à ce que la société civile y soit représentée, et c'est le cas, grâce à la vice-présidente d'ATD-Quart monde. Il comprend évidemment un épidémiologiste et un modélisateur, qui travaillent étroitement avec Santé publique France.
Le confinement avait deux objectifs.
Il s'agissait d'abord de permettre que ceux atteints de formes graves du Covid-19, et qui ont besoin de lits de réanimation puissent en disposer : notre système de soins ne devait pas être submergé. Je crois que nous pouvons, très prudemment, considérer que ce premier objectif est en passe d'être atteint. Les nouvelles admissions en réanimation diminuent, doucement, mais elles partent de très haut ; les lits de réanimation se sont aussi multipliés. Notre modèle de soin semble avoir tenu le choc. Je souligne cependant qu'il existe une grande hétérogénéité entre les régions, pour des raisons que nous ne comprenons pas encore totalement.
Le second objectif était de ralentir la circulation du virus, afin que le nombre de nouvelles infections théoriques à la fin du confinement permette de mener une politique volontariste en matière de tests, de suivi et d'isolement des patients.
Je voudrais maintenant appeler votre attention sur quelques points.
Tout d'abord, le grand public et même les politiques pensent, à tort, que le déconfinement sera une étape différente. En passant du confinement au déconfinement, on ne va pas passer du noir au blanc mais du noir au gris foncé. Cette date du 11 mai a été donnée comme repère pour le citoyen, mais elle s'inscrit dans un continuum : il n'y aura pas un avant et un après. Si nous ne faisons pas très attention à cela, le virus et le cycle de multiplication virale peuvent repartir.
Pour parler techniquement, le R0, c'est-à-dire le nombre de personnes auxquelles un malade risque de transmettre la maladie, devrait se situer aux alentours de 0,6 ou 0,7, selon les données dont nous disposons, ce qui signifie que 10 000 à 15 000 personnes continueront à être infectées chaque jour en France. Si nous sommes dans cet ordre de grandeur, nous serons vraisemblablement capables de tracer les personnes concernées. Nous allons passer ce cap de manière très progressive et avec grande prudence, sachant qu'il risque de se produire quelques petites bouffées épidémiques auxquelles nous devrons faire très attention.
Ensuite, le grand public et les politiques ont l'impression que l'innovation technologique va nous sauver, que nous allons avoir les tests qui ont fait défaut au début –presque 100 000 tests de type RT-PCR (réaction de polymérisation en chaîne – transcription inverse) par jour pour effectuer le diagnostic – et un moyen de traçage numérique. Ces deux outils sont intéressants mais nous devons garder en tête le nombre de personnes à risque médical, susceptibles de développer une forme grave de la maladie si elles sont infectées. Le Covid-19 est une maladie bénigne dans l'immense majorité des cas, même si les gens qui l'ont eue disent avoir été un peu « cognés », mais elle peut entraîner un passage vers des formes sévères voire graves, celles qui posent problème puisqu'elles entraînent la mortalité. Contrairement à d'autres pays, la France a fait le choix d'essayer d'éviter au maximum la survenue de cette mortalité due aux formes graves.
Qui risque de développer une forme grave de la maladie ? Les personnes de plus de soixante-cinq ou soixante-dix ans, celles qui souffrent de polypathologies, d'une insuffisance cardiaque ou respiratoire, d'un cancer, celles qui ont une affection de longue durée, et aussi des sujets jeunes, diabétiques ou obèses. En l'absence d'un traitement préventif, ces 17 à 18 millions de personnes devront rester confinées de manière relativement stricte.
Enfin, je voudrais vous alerter sur l'utilisation des tests sérologiques dont on ne connaît pas encore la signification. Alors que nous n'en avions aucun début mars, nous en avons maintenant 3 à 4 000. Avec l'arrivée de tests sérologiques commerciaux automatisés de type Élisa, il sera possible d'installer de grands plateaux et de faire 100 000, 200 000 ou 300 000 sérologies par jour, c'est-à-dire de passer à une échelle quasiment semi-industrielle. Rappelons cependant que ces tests détectent le fait d'avoir été en contact avec le virus mais pas le virus lui-même, comme un sérodiagnostic de rubéole ou d'hépatite.
Quel pourcentage de personnes ayant été en contact avec le virus va-t-on trouver dans la population générale ? Les premières données montrent une immunité populationnelle beaucoup plus faible que celle que l'on aurait pu imaginer. Or séparer les séropositifs des séronégatifs au Covid-19 ne présente qu'un intérêt limité quand seulement quelque 10 % de la population a été touchée. En outre, on ne sait pas ce que signifie réellement une séropositivité au Covid-19. Il y a une quinzaine de jours, je pensais encore que l'on était protégé quand on avait été en contact avec le virus. C'est plus compliqué que cela : il y a des anticorps facilitants et donc peut-être un réservoir du Covid-19. Faisons attention ! À une époque, on a cru que les personnes séropositives au VIH étaient protégées, ce qui a été à l'origine d'une lourde histoire. Sans allez plus loin sur le sujet, je tiens à vous alerter : ne nous précipitons pas en croyant que l'innovation technologique va nous tirer d'affaire ; avançons pas à pas et avec une grande prudence.
De votre réponse à cette question qui me paraissait fondamentale, je retiens qu'avoir été malade ne prémunit de rien puisque l'on ne connaît pas la nature des anticorps développés. Dans ces conditions, un vaccin pourra-t-il un jour venir à bout de cette maladie ? Comme vous l'avez rappelé, les séropositifs du SIDA n'ont jamais pu bénéficier d'un vaccin. En l'état actuel de la science, il y a donc lieu de douter de l'utilité de la sérologie et de la possibilité d'un vaccin, même si l'on peut toujours espérer. Vous ai-je bien compris ?
En ce qui concerne la sérologie, j'ai voulu donner un signal d'alerte en voyant les Allemands évoquer, dans la perspective d'une sortie de confinement, la création d'un passeport pour les personnes séropositives ou séronégatives au Covid-19. Pour ma part, je pense qu'il faut attendre un peu avant de se lancer dans la création d'un tel passeport en France pour les raisons que je viens de vous indiquer. Vous avez donc parfaitement compris.
S'agissant du vaccin, je serais peut-être plus optimiste. Avant le Covid-19, d'immenses plateformes de fabrication de vaccins, employant des technologies internationales, ont été mises au point. On peut imaginer un vaccin offrant une protection incomplète – ce qui le rendra un peu difficile à gérer – au début de 2021. À cet égard, la France a un rôle à jouer puisque l'un des vaccins possibles pourrait être celui contre la rougeole et le Covid-19 sur lequel travaille l'Institut Pasteur. Ne croyez pas ceux qui vous disent qu'ils auront un vaccin dans les trois mois, mais on ne peut pas exclure l'arrivée d'un vaccin incomplet à l'horizon d'un an.
La clarté de votre propos rappelle que la complexité de la science invite à l'humilité et à la patience.
Je suis heureuse d'être devant vous ce soir, dans des conditions permettant le respect de la distanciation sociale qui est actuellement de mise. Je ne peux que partager l'analyse de Jean-François Delfraissy sur la complexité de la période difficile que nous traversons et sur les lacunes de notre savoir concernant cette maladie. Cette situation implique de la transparence, de la confiance dans l'expertise et dans la science. Il est donc important de venir vous éclairer.
Prévue par la loi de modernisation du système de santé, l'agence Santé publique France est née en mai 2016 de la fusion de trois établissements et du groupement d'intérêt public ADALIS (Addictions drogues alcool info service) qui fait de la prévention par de l'écoute à distance. J'ai pris mes fonctions le 4 novembre 2019, après avoir été auditionnée par les commissions compétentes de l'Assemblée nationale et du Sénat. Le travail de fusion et de création de Santé publique France avait été réalisé par mon prédécesseur, le docteur François Bourdillon.
L'agence assure trois types de missions. La première, auparavant dévolue à l'InVS consiste à faire de l'observation, de la veille et de l'alerte. C'est son coeur de métier qui allie beaucoup d'expertises et d'interventions auprès des populations, en particulier lors des épidémies. Sa deuxième mission, auparavant confiée à l'INPS, est celle de la prévention et de la promotion de la santé. Sa troisième mission, qui relevait de l'EPRUS, la conduit à répondre aux situations de crise. En décidant cette fusion, le législateur a regroupé des expertises pour créer une structure équivalente aux agences de santé publique des pays comparables.
Santé publique France est un centre de référence en santé publique, une agence d'expertise scientifique fondée sur l'idée d'un continuum allant de la connaissance à l'intervention. Elle agit dans une logique de compréhension des problèmes de santé à l'échelon des populations et elle est en cela complémentaire de l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (ANSES) qui est axée sur les produits de santé et les professionnels de santé. Agissant au plus près des terrains, Santé publique France dispose d'un réseau de cellules régionales qui interviennent en appui des Agences régionales de santé (ARS).
Deux pans de l'activité de l'Agence répondent à une logique un peu différente de l'expertise scientifique pour la gestion de crise. Il s'agit d'une fonction d'exception qui se prépare en continu : la constitution et la formation de la réserve sanitaire ; la gestion des stocks stratégiques de l'État.
La réserve sanitaire, qui intervient sur le territoire à la suite d'une alerte, a réalisé des opérations de grande ampleur et tout à fait réussies au cours de la période 2016-2019 : vaccination contre la coqueluche à Mayotte ou contre la rougeole dans certaines régions françaises ; déploiements dans les zones touchées par l'ouragan Irma ; mobilisation aux côtés de la sécurité civile et de la Croix-Rouge lors du rapatriement de nos compatriotes de Wuhan, en janvier dernier.
La gestion des stocks stratégiques de l'État est aussi une activité particulière car, comme en ce qui concerne la réserve sanitaire, l'établissement agit uniquement sur instruction ministérielle et à la demande de l'État. Nous avons une capacité d'auto-saisine dans l'ensemble des champs de nos missions sauf pour ce qui relève du 5° de l'article L. 1413-1 du code de la santé publique : « La préparation et la réponse aux menaces, alertes et crises sanitaires ». Dans ce cadre, nous agissons sur ordre.
J'aimerais insister sur trois aspects de cette situation épidémiologique majeure et totalement inédite.
Pour nous, agence sanitaire, cette histoire commence le 31 décembre 2019 : le réseau international des agences sanitaires, alerté par l'Organisation mondiale de la santé (OMS), reçoit la notification de l'existence d'un cluster de vingt-sept cas de pneumonie inexpliquée à Wuhan. Le 9 janvier, nous apprenons que le virus est découvert et identifié, ce qui montre que nous avons fait de grands progrès par rapport au SIDA. Ayant un passé scientifique dans le domaine du VIH-SIDA, je me souviens que les premiers cas ont été décrits en 1981 et que le virus a été découvert en 1983 grâce à une équipe française de l'Institut Pasteur dont faisait partie la virologue Françoise Barré-Sinoussi, nommée récemment à la présidence du Comité analyse recherche et expertise (CARE).
Pour nous, l'alerte a commencé le 10 janvier dernier, avec l'instauration d'une surveillance individuelle des potentiels cas importés de Wuhan, qui pourraient constituer la première phase d'une épidémie. Nous avons alors publié la première définition des cas. Les trois premiers cas importés ont été signalés le 24 janvier. Le premier cluster de cas a été détecté ensuite à la station de ski de Contamines-Montjoie, en Haute-Savoie, et il a nécessité une très forte intervention avec une mobilisation de la direction générale de la santé (DGS). Nous avons mené une investigation importante autour de ces cas pour identifier les contacts et limiter la diffusion, ce qui s'est révélé très efficace.
Au cours de cette période, nous avons réfléchi aux différents scénarios possibles. À partir de la première alerte du 10 janvier, pendant les premières phases d'endiguement et de freinage, chaque jour a apporté son lot de nouvelles connaissances. Ce n'est qu'à la mi-février que nous avons disposé de suffisamment d'éléments pour comprendre vraiment la gravité des cas.
Deuxième aspect, qui rejoint totalement le constat de Jean-François Delfraissy : la situation en France semble s'être stabilisée mais elle reste grave. Hier, le nombre total de décès en lien avec le Covid-19 était de plus de 15 000 : environ 10 000 dans les établissements hospitaliers ; plus de 5 000 dans les EHPAD et les établissements médico-sociaux. On observe un excès de mortalité, toutes causes confondues, sur le territoire français partagé par une sorte de ligne Est-Ouest, ce qui traduit l'effet de cette épidémie de Covid-19 mais qui doit aussi conduire à s'intéresser aux patients qui ont besoin d'être pris en charge pour d'autres pathologies. La situation est d'une gravité particulière pour les personnes ayant dépassé un certain âge et celles qui présentent des comorbidités.
La situation s'est stabilisée sur un haut plateau : plus de 100 000 cas confirmés depuis le début de l'épidémie ; plus de 70 000 personnes hospitalisées. Dans cette phase de diffusion dite communautaire du virus, le point clef est de faire baisser la pression sur le système de soins et de santé. Il faut limiter les contaminations car celles-ci vont se traduire par des hospitalisations dans une proportion qui peut paraître assez faible – environ 5 % – mais qui représente un nombre élevé de patients pour le système de santé.
Compte tenu de nos missions, notre intervention s'exerce d'abord dans le domaine de la surveillance épidémiologique. Il s'agit de collecter toutes les informations nécessaires pour caractériser cette épidémie dans tous les secteurs – nombre de cas confirmés, de cas hospitalisés, etc. –, de mettre en place l'identification des cas et des contacts pour prendre les mesures appropriées, ainsi que de fournir au directeur général de la santé les éléments nécessaires à son point quotidien. Cela mobilise un grand nombre de réseaux et d'acteurs, que je remercie chaleureusement pour ce travail qui nous permet de suivre les tendances.
Nous agissons également en matière de prévention et de promotion de la santé, notamment dans la préparation des messages.
Nous étions, mes collègues et moi, déjà informés sur Santé publique France. Nous attendons des réponses à la question simple que j'ai posée : quelles mesures de protection et de prévention entendez-vous prendre pour assurer la réussite du déconfinement progressif annoncé par le Président de la République ?
En ce qui concerne la gestion des stocks pour le compte de l'État et sur instruction ministérielle, je vous indique que sept commandes et dix-huit marchés ont été passés sur le fondement de l'urgence impérieuse depuis la première saisine ministérielle du 30 janvier 2020. Ce travail important est conduit en continu avec le ministère. Nous en sommes aujourd'hui à dix-sept lettres de saisine et plus de 2,2 milliards de masques commandés.
S'agissant du déconfinement, l'enjeu est de limiter la reprise de l'épidémie. Nous avons quelques semaines pour préparer cette phase opérationnelle. Les grandes questions vont bien sûr être coordonnées par le directeur de crise, à savoir le directeur général de la santé, qui en a identifié un certain nombre. Quelle doctrine pour les tests ? Quel seuil nous permettrait de considérer que le 11 mai, nous avons atteint un stade où l'épidémie est suffisamment maîtrisée pour que l'impact du déconfinement progressif sur une reprise potentielle de celle-ci soit le plus faible possible ? Comment mettre en place, grâce aux outils numériques mais pas seulement, un véritable service de santé publique, en mesure de prendre sur le terrain les mesures nécessaires pour identifier les contacts ? Comment collecter l'ensemble des données qui permettront quotidiennement, à l'échelle géographique la plus fine possible et à partir des laboratoires qui effectuent les tests, de fournir rapidement aux décideurs les résultats leur permettant d'adapter les mesures de gestion du déconfinement ?
Je retiendrai que vous avez posé les bonnes questions, même si je n'ai pas toutes les réponses à ce stade.
Vous êtes les premières personnalités n'ayant pas rang de ministres à être entendues par notre mission d'information. C'est dire le rôle éminent qui est le vôtre dans la situation actuelle. Les décisions des responsables politiques ne peuvent se fonder valablement que sur une expertise : la vôtre, celle des scientifiques qui nous entourent.
Je souhaite d'abord vous interroger sur une dimension souvent oubliée, même si la commission des affaires sociales de notre assemblée s'en est saisie : celle de la santé mentale. Est-elle prise en compte dans les conséquences du confinement ? Le système de soins est-il en mesure de l'intégrer de façon satisfaisante ?
Ensuite, la question des masques demeurera posée lorsque nous en viendrons au déconfinement. Comme la priorité devra continuer à être donnée à ceux qui en ont besoin à titre professionnel ou en raison d'une santé fragile, comment le Conseil scientifique évalue-t-il la pertinence des masques dits alternatifs pour une fraction plus large de nos concitoyens ?
Enfin, la commission des affaires sociales concentrera ses travaux des deux prochaines semaines sur la question des établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes – EHPAD –, dont le caractère prioritaire a été souligné sur tous les bancs – malheureusement sur tous les tons. Je tiens à saluer les personnels qui contribuent à prendre soin de nos aînés, en établissement comme à domicile. Quel regard portez-vous sur la situation des EHPAD, eu égard aux recommandations formulées par le Conseil scientifique dans son avis du 30 mars ?
Le Président de la République a souhaité que les hôpitaux et maisons de retraite puissent autoriser les visites aux malades en fin de vie. Dans quelles conditions et avec quelle protection vous paraît-il envisageable de répondre à cette attente légitime des familles ?
Santé publique France a-t-elle procédé à un état statistique détaillé des décès dans les EHPAD ? Les chiffres globaux sont peu significatifs. Êtes-vous en mesure de réaliser cette étude et d'en communiquer les résultats à la représentation nationale ?
La santé mentale fait partie des sujets en relation avec la comorbidité liée au confinement. Nous en sommes tous d'accord, le confinement n'est pas quelque chose de naturel, a fortiori lorsqu'il dure et qu'il est prolongé. Il entraîne un certain nombre de comorbidités, sur lesquelles nous ne nous sommes pas encore assez penchés. Lorsque nous dresserons le bilan global de cette crise sanitaire, il faudra certainement ajouter aux décès liés au Covid-19 les surmortalités liées à ses conséquences indirectes. Nous l'avons signalé à plusieurs reprises dans nos avis, mais nous le constaterons à mesure que le confinement se poursuit. Même dans l'hypothèse d'un déconfinement, on peut ainsi anticiper une hausse du nombre des fractures du col du fémur chez les personnes âgées, qui auront été peu mobilisées durant toute cette période. Ne demeurons pas obnubilés par le Covid-19 – je vous l'accorde, ce n'est pas facile – et pensons à la santé globale des Français.
S'agissant de la santé mentale, vous avez tout à fait raison. Le confinement peut entraîner des conséquences psychiques, par exemple dans le cadre intrafamilial, avec le risque de sévices sur les enfants, en particulier dans les familles défavorisées confinées dans des espaces réduits. Nous devons tous être conscients que cette crise va accentuer les inégalités sanitaires dans notre pays ; l'un des objectifs de notre modèle est précisément de les amortir.
Il faut également s'intéresser à ce qui se passe dans les hôpitaux psychiatriques. Existe-t-il une réelle prise en charge dans ces lieux de confinement ? Un numéro vert a été créé pour permettre à différents professionnels d'apporter un appui et des réponses globales.
Depuis le début de la crise, nous insistons sur ces situations particulières, ces signaux d'alerte et la situation des populations les plus précaires, d'abord pour elles-mêmes, il y va de notre dignité, mais aussi pour nous-mêmes : si nous laissons s'installer des comorbidités ou des affections particulièrement agressives chez des populations précaires, c'est l'ensemble de la population qui en subira les conséquences. Cette problématique doit donc constituer une priorité.
J'en viens aux EHPAD et aux malades en fin de vie. Les EHPAD sont à l'évidence un sujet complexe, sur lequel nous avons rendu un avis. Au risque de décevoir certains, je rappelle que le rôle du Conseil scientifique ne consiste pas à entrer dans le détail des mesures à prendre. Il n'en a pas la capacité. Nous sommes douze scientifiques ; une jeune stagiaire de Sciences Po et deux secrétaires et deux assistantes du Comité consultatif national d'éthique nous accompagnent dans cette aventure. Nous ne demandons pas davantage de moyens : c'est avant tout la réflexion collective d'intellectuels qui est nécessaire. Comprenez donc que nous ne pouvons pas entrer dans le détail – c'est la raison pour laquelle une structure opérationnelle se met aujourd'hui en place. Notre rôle est de donner les grandes directions et d'appeler l'attention sur un certain nombre de signaux d'alerte.
C'est ce que nous avons fait à propos des EHPAD, en insistant sur plusieurs points. Tout d'abord, il faut prendre conscience des enjeux. Vous le savez mieux que nous, 95 % des EHPAD n'ont pas d'oxygène ; dans l'immense majorité d'entre eux, il n'est pas possible de perfuser par voie intraveineuse, mais seulement par voie sous-cutanée. Bref, les soins les plus courants sont déjà difficiles à apporter hors temps de crise. Que dire alors de l'infection au Covid-19, qui prend d'ailleurs souvent des formes atypiques chez les personnes âgées ?
Nous avons recommandé de séparer les résidents infectés de ceux qui ne le sont pas, par exemple en les hébergeant à des étages différents lorsque cela est possible ; de trouver pour les premiers des unités qui ne soient ni en EHPAD, ni à l'hôpital – par exemple dans les soins de suite et de réadaptation (SSR). Nous en avons de très bons exemples dans certaines régions. Il faut également profiter de cette période où les tests de diagnostic arrivent pour tester en priorité les résidents et le personnel des EHPAD, et cela pour une double raison : il s'agit d'une population cible, qui vit en confinement ; cela constitue en même temps un exercice d'utilisation de tests en grande quantité dans la perspective du déconfinement. Cela se fait aujourd'hui dans un certain nombre d'EHPAD, dans des modalités qui peuvent différer selon les régions. Même si je pense que la réponse devra être apportée à l'échelle des régions, départements et communes, il faudra – sans vouloir être trop régalien – une vision d'ensemble de la réponse qui peut être apportée. De ce point de vue, les EHPAD me semblent offrir un bon modèle.
S'agissant des décès dans les EHPAD, la remontée des informations a en effet été tardive. Le système habituellement utilisé, notamment en période de grippe, qui permet de rapporter aux ARS ce que l'on appelle les cas groupés d'insuffisance respiratoire, qui ont pu être en lien avec le Covid-19 cette année, n'a pas fait la preuve de son efficacité assez tôt. Il faut reconnaître que dans un premier temps, nous n'avons pas disposé de suffisamment d'informations documentées pour pouvoir prendre des mesures de gestion telles que les tests sur les personnels et les résidents.
Le système a été revu dans la deuxième quinzaine de mars. Il est aujourd'hui fonctionnel pour faire remonter les décès, mais doit être amélioré de façon à mieux les décrire. En revanche, il permet d'alerter dès le premier cas identifié, donc d'adopter des mesures de gestion à même de prendre en charge l'ensemble des résidents.
Nous sommes désormais en mesure de consolider les chiffres d'évolution de l'épidémie, en prenant en compte à la fois les décès survenus à l'hôpital et ceux survenus en EHPAD.
Il est certain que le système a un temps souffert de failles en termes d'exhaustivité, mais celles-ci sont a priori comblées et nous permettent de poursuivre les efforts en matière de gestion comme de mise en place des tests.
Pour rebondir sur la question des EHPAD, ne pensez-vous pas qu'un dépistage systématique permettrait mieux de casser la chaîne de contamination et de séparer les résidents infectés de ceux qui ne le sont pas ? N'est-ce pas trop tard lorsqu'un cas est déjà confirmé dans l'établissement ?
J'aimerais également entendre M. le président du Conseil scientifique sur la réouverture annoncée des écoles. Nous la souhaitons tous, mais elle pose néanmoins question. Si les écoles ont été fermées les premières, c'est, nous a-t-on dit, parce que les enfants étaient de potentiels vecteurs de propagation du virus. Disposons-nous aujourd'hui de nouvelles données ou études pour démontrer l'inverse et justifier une réouverture progressive à compter du 11 mai ? Comment l'envisager ? Par classes d'âge ? Quid des écoles maternelles, où la gestion des gestes barrières est malaisée ? Recommandez-vous le port obligatoire du masque pour les enseignants, voire un certain nombre d'élèves ? Préconisez-vous une réouverture par régions ou par bassins géographiques ?
Vous l'avez dit, nous n'allons pas passer du noir au blanc, mais du noir au gris foncé. Redoutez-vous une deuxième vague ? Avez-vous des informations sur son ampleur ? Comment l'endiguer ?
La crise met en première ligne tous nos soignants et met à rude épreuve notre système de soins. Elle nous amène à nous interroger non seulement sur les outils et les moyens dont nous disposons, mais aussi sur notre modèle de santé publique. La plupart des pays européens ont installé des instances scientifiques consultatives chargées d'élaborer des recommandations sur la gestion de la pandémie. Nous le savons, la gestion de la crise et la préparation de l'après ne pourront se faire sans coordination entre pays européens.
Monsieur Delfraissy, avez-vous des échanges avec vos homologues européens sur ces questions ? Comment mieux se coordonner, harmoniser nos meilleures pratiques, faire converger nos méthodologies en matière de collecte de données, gérer ensemble – même si leur rythme peut être différent – les périodes « gris foncé » de déconfinement ? Comment faire émerger, à moyen terme, une véritable autonomie européenne en matière de santé ?
Dans cette crise globale qui touche l'humanité tout entière, la coopération sanitaire et scientifique internationale doit elle aussi avoir toute sa place. Quel est votre regard sur les différentes formes de coopération existantes ? Quels sont leurs atouts respectifs ? Lorsque la crise sera derrière nous, que faudra-t-il améliorer dans la gouvernance sanitaire et scientifique mondiale ?
Lors de son intervention ce lundi, le Président de la République a annoncé que le confinement allait se poursuivre jusqu'au 11 mai. Dans son avis du 2 avril dernier, le conseil scientifique a estimé que trois éléments étaient nécessaires pour la sortie du confinement, en particulier la disponibilité de protections matérielles, voire de traitements. Or c'est loin d'être le cas, d'autres intervenants l'ont dit. Monsieur Delfraissy, quel est l'avis du conseil scientifique – qui n'a pas été cité nommément lundi – sur la date choisie ? Sur quels éléments peut-on se fonder pour juger pertinents le choix de cette date et les dispositions prises, par exemple la réouverture des écoles ?
Les Français vivent une période mêlant chagrin à cause d'un deuil, incertitude quant à l'avenir et angoisse pour un proche en réanimation ou résidant en EHPAD. Il n'existe pas de confinement heureux. Nous assistons notamment à une recrudescence des violences intrafamiliales et à une augmentation de la consommation d'alcool. Madame Chêne, votre organisme tient une veille sur les risques sanitaires. Que disent vos indicateurs de l'état de santé général à l'aube du déconfinement ?
Vous avez évoqué la démocratie sanitaire, monsieur Delfraissy. Ne conviendrait-il pas de la développer, en pérennisant la structure que vous présidez et en y étendant la représentation du corps social, en particulier celle des invisibles, qui subissent, en première ligne, les angoisses et les effets de l'épidémie ? Nous pourrions prendre exemple sur les jurys citoyens ou sur la convention citoyenne pour le climat. Créer les conditions d'une réelle participation de la société civile aux décisions relève-t-il de l'utopie ?
Je souhaite vous interroger l'un et l'autre sur l'avancement des recherches scientifiques relatives aux vaccins contre le Covid-19 et sur la coopération internationale en la matière, notamment avec la Chine.
La Chine a annoncé avoir lancé, le 20 mars dernier, un premier essai clinique à Wuhan, qui consiste à tester un vaccin sur 108 volontaires. Hier, mardi 14 avril, elle a approuvé des essais cliniques sur l'homme pour deux vaccins supplémentaires, qui utiliseraient des agents pathogènes inactivés. Tous ces essais ont reçu le feu vert de l'agence chinoise du médicament. La Chine conduit donc de front plusieurs essais cliniques. La vaccination de sujets dans le cadre de la phase 1 de ces essais est en cours, et le recrutement de volontaires pour la phase 2 a commencé le 9 avril.
À ce stade, est-il possible d'analyser certains résultats de cette expérience ? De quelle manière la France collabore-t-elle avec la Chine ? Les recherches scientifiques sont-elles menées de manière conjointe ?
D'autres équipes chinoises développent des projets de vaccins utilisant des virus de grippe atténués ou des acides nucléiques. Ces produits sont en cours d'évaluation ou testés sur des animaux. Disposons-nous d'informations supplémentaires à ce sujet ?
Enfin, concernant non pas les vaccins mais les tests, les territoires ultramarins ne pourraient-ils pas faire office de territoires pilotes ou d'expérimentation en matière de dépistage massif, compte tenu de leur caractère insulaire et de leur faible nombre d'habitants ? Un grand nombre d'entre eux sont demandeurs.
Le conseil scientifique a, bien sûr, des relations avec les autres pays. Selon moi, cela fait partie intégrante de sa mission. Le conseil est composé, je vous l'ai dit, de plusieurs scientifiques, qui ont chacun leur propre réseau dans leur discipline. Les modélisateurs, par exemple, forment une sorte de famille, qui joue un rôle important. Nous sommes en relation avec la London School of Hygiene and Tropical Medicine et des équipes américaines des National Institutes of Health (NIH).
Vous avez tout à fait raison de nous interpeller, madame de Sarnez, au sujet de la science au niveau européen. Nous sommes en relation avec différentes équipes européennes, mais je pense que l'on peut faire mieux. L'un d'entre nous participe à une réunion, deux fois par semaine, avec les équivalents du conseil scientifique français. Différents modèles ont été retenus, mais il existe, dans chaque pays, un groupe de scientifiques qui intervient en appui d'une agence existante ou de manière autonome, comme le nôtre – qui est probablement le plus autonome, dans sa mission initiale.
Cette réunion bihebdomadaire donne lieu à un échange d'idées. Nous avons des discussions, par exemple, sur l'immunité populationnelle. Nous essayons de savoir quelle proportion de la population française aura été en contact avec le virus à l'issue de la première vague de l'épidémie, afin d'avoir une idée de ce qui se passerait en cas de deuxième vague. D'après la première série de données dont nous disposons, ce pourcentage serait de l'ordre de 10 % – je le dis avec une grande prudence. Nous avons évidemment communiqué ces données à nos partenaires, alors même qu'elles ne sont pas encore publiées, et avons obtenu en retour des données italiennes ou chinoises.
Nous avons également eu plusieurs longs échanges téléphoniques avec les scientifiques coréens et chinois, notamment avec l'ancien ministre chinois de la santé, désormais président de la Croix-Rouge chinoise, mais aussi avec Anthony Fauci et Clifford Lane, respectivement directeur et directeur adjoint du National Institute of Allergy and Infectious Deseases, l'un des NIH.
Il y a donc toute une série de collaborations internationales. La science est internationale, y compris dans cette période d'épidémie.
Vous avez posé une excellente question, madame de Sarnez. Il va de soi que la réflexion sur la sortie du confinement ne doit pas être menée uniquement « à la française » ; ce serait aberrant. Si nous émettons une série de recommandations et décidons de processus opérationnels « à la française », que se passera-t-il, par exemple, de l'autre côté de la frontière avec l'Allemagne et le Luxembourg ? Nous devons avoir, bien sûr, une vision européenne. Or l'Europe n'est pas encore suffisamment au rendez-vous dans cette approche rationnelle et constructive des éléments à mettre en place pour la période post-confinement.
Il y a néanmoins quelques points positifs.
Premièrement, l'essai thérapeutique lancé par la France, en liaison avec l'OMS, pour évaluer un certain nombre de médicaments sera désormais mené conjointement avec les Allemands, afin d'aller plus vite. Je rappelle que nous ne disposons pas de molécule dont l'efficacité contre le virus soit prouvée, du moins selon les schémas classiques.
Deuxièmement, l'outil numérique qui pourrait être utilisé pour tracer les contacts entre personnes au cours de la période post-confinement – vous aurez l'occasion de vous pencher sur cette question ultérieurement – serait partagé avec l'Allemagne, la Suisse et, peut-être, certains pays du Benelux.
Ces tentatives restent insuffisantes à mes yeux, mais les contacts sont établis.
J'en viens à l'avancement des recherches scientifiques sur les vaccins. La Chine a effectivement lancé les essais cliniques que vous avez cités, madame Auconie, fondés sur l'utilisation de virus inactivé. Il s'agit d'essais de phase 1B ou 2A : ils portent non pas sur l'efficacité, mais sur la tolérance et l'immunogénicité. Autrement dit, on teste si cela induit une réponse immune ; il restera à montrer, dans un deuxième temps, que cette immunité est protectrice. Nous sommes au courant de ces essais. Leurs résultats ne seront pas connus avant plusieurs semaines, voire plusieurs mois.
D'après un point que j'ai fait ce matin, il y a, dans le monde, trente-huit projets vaccinaux qui ont démarré ou vont démarrer dans les semaines qui viennent. Ils sont menés par les grandes plateformes que j'ai évoquées, lesquelles sont financées par des organisations telles que l'International AIDS Vaccine Initiative, la Global Alliance for Vaccines and Immunization ou la Fondation Bill-et-Melinda-Gates ; il s'agit de gros investissements.
Deux pistes intéressantes sont explorées en France.
Le premier projet, mené par l'Institut Pasteur, consiste à coller sur le vaccin contre la rougeole – qui existe depuis très longtemps – des peptides prélevés sur le virus, en particulier des protéines S, qui jouent un rôle dans son accrochage aux récepteurs. On observe ensuite si cela induit une réponse immune. Le projet en est à un stade très préliminaire, à savoir la construction du vaccin.
Le deuxième projet, lui aussi en phase de démarrage, fait appel à une biothèque et à des produits issus de l'ingénierie génétique.
J'ai indiqué tout à l'heure, pour vous donner un ordre d'idée, que nous pourrions disposer d'un premier vaccin offrant une protection incomplète au début de l'année 2021. J'ai eu tort de m'avancer ainsi, car ce n'est pas gagné d'avance. En tout cas, ce laps de temps me paraît indispensable même si je souhaite évidemment me tromper.
La démocratie sanitaire est un sujet qui me tient très à coeur, en tant que président du Comité consultatif national d'éthique, et parce que j'ai un long passé de travail commun avec les associations. Il faut avoir à l'esprit ce fameux triangle : la décision est prise par le politique, mais doit s'appuyer sur le scientifique et sur une vision citoyenne – je pense que nous en convenons tous. Ce n'est pas simplement une belle construction théorique : dans le processus de décision, il y a la décision elle-même, son acceptabilité par le citoyen et ce qui se passe dans la réalité. Ou, pour le dire autrement, il y a le médecin qui prescrit un médicament, le patient qui l'accepte, puis l'observance thérapeutique ou compliance, sachant que nous avons beaucoup de problèmes en la matière.
Pour ces raisons, nous avons fait entrer dans le conseil scientifique une représentante de la société civile, la vice-présidente d'ATD Quart-monde. Mais il faut aller beaucoup plus loin. J'ai adressé hier, plutôt à titre personnel qu'en ma qualité de président du conseil scientifique, une note à l'Élysée et à Matignon pour demander la création d'un comité de liaison citoyenne. Il s'agirait d'une structure très légère – nous n'avons pas le temps de créer une usine à gaz ! – qui rassemblerait dans une certaine mesure trois grands organismes, le Conseil économique, social et environnemental, le Conseil supérieur de l'audiovisuel et la Commission nationale consultative des droits de l'homme, et pourrait s'appuyer sur des personnalités extérieures. Cela nous permettrait d'avoir une vision citoyenne pour les décisions qui vont être prises.
Jusqu'à présent, le Gouvernement – non pas le conseil scientifique, j'y insiste – a pris des décisions « d'en haut », parce qu'il était urgent d'agir. En revanche, concernant les modalités du déconfinement et du post-confinement, un dialogue avec le citoyen me semble nécessaire, pour savoir ce qu'il pense et ce qu'il réclame, et pour lui fournir une explication.
La question de la réouverture des écoles est un sujet difficile, sur lequel j'aurai une certaine réserve.
D'abord, nous avons très peu de données sur ce qui se passe chez les enfants – j'en suis moi-même étonné. La contagiosité chez les enfants n'est probablement pas aussi importante que cela. D'après la littérature scientifique et les données dont nous disposons, la quantité de virus est vraisemblablement moins élevée chez l'enfant que chez l'adulte. Toutefois, il est évidemment beaucoup plus difficile de faire respecter les mesures de distanciation sociale par les enfants.
Nous manquons cruellement de données sur la proportion d'enfants qui auront été touchés par le virus à l'issue de la première vague. Nous aurions besoin d'études systématiques du nombre d'élèves contaminés au cours d'une période donnée dans un établissement donné, notamment dans les zones très touchées. Une seule étude de cette nature, réalisée dans un collège-lycée de l'Oise, vient d'être publiée.
Nous manquons aussi de données sur la transmissibilité du virus, d'une part entre les enfants, d'autre part entre les enfants et les parents, point important sur lequel nous nous interrogeons tous. Si la famille se limite aux parents et aux frères et soeurs, le risque demeure réduit. Mais quid des personnes âgées, dont je fais partie ? Lorsque l'on ne sait pas, il faut toujours se demander ce que l'on ferait soi-même… Pour être clair, je continuerai à ne pas voir mes petits-enfants pendant la période de déconfinement.
Cela dit, s'agissant des enfants, il y a d'autres questions à se poser, d'ordre non pas strictement sanitaire, mais sociétal. Pour les enfants issus d'un milieu social défavorisé ou vivant dans des conditions familiales peu propices, l'école républicaine représente un point d'ancrage fort. Qui plus est, si le confinement est difficile pour les adultes, il l'est tout particulièrement pour les enfants.
D'un point de vue strictement épidémiologique et sanitaire, la prudence devrait être de mise : est-il vraiment raisonnable de rouvrir les écoles alors que le confinement est encore en vigueur et que les mesures de distanciation sociale sont difficiles à faire respecter ? Cependant, si l'on adopte une approche plus globale et si l'on prend en compte la dimension sociétale du problème, la réponse doit être nuancée car on peut craindre de perdre de vue un certain nombre d'enfants, par exemple ceux qui souffrent de troubles psychiques. Si l'on tient compte de ces aspects sociétaux, évoqués au plus haut niveau de l'État, alors il faudra fixer des conditions extrêmement strictes de déconfinement. Nous ne pourrons entrer dans la période post-confinement qu'en ayant rempli un certain nombre de prérequis et apporté des réponses extrêmement précises à des questions concrètes – je pense, entre autres, à l'utilisation des masques et au nombre de tests disponibles. En l'absence de réponse à ces questions majeures, le confinement devra se poursuivre au-delà du 11 mai.
Il est absolument crucial de maîtriser et de casser la chaîne de transmission du Covid-19 dans les EHPAD. Il est très important de tester non seulement les résidents, mais aussi les professionnels qui interviennent auprès d'eux et par lesquels le virus peut entrer dans les établissements. S'ils sont testés positifs, il est indispensable de les éloigner des EHPAD.
Le confinement constitue une situation de distanciation sociale extrême. Le déconfinement devra donc être progressif et s'inscrire dans la continuité de la situation présente. Ce processus posera un certain nombre de difficultés, notamment sanitaires.
On a souligné que le confinement permettait de réduire la capacité de transmission du virus, avec l'objectif de faire passer le taux de reproduction de base de la maladie de 2 ou 3 à un taux largement inférieur à 1 afin de maîtriser l'épidémie. Cette situation présente toutefois un certain nombre d'inconvénients, notamment en termes de santé mentale, que plusieurs enquêtes permettent aujourd'hui de mesurer. Ainsi, dans le dernier baromètre publié par Santé publique France, nous avons posé la question de l'anxiété : alors qu'un peu plus de 13 % des personnes interrogées manifestaient un état anxieux en 2017, ce taux a grimpé à 25 % lors des premières semaines de confinement et il est sans doute encore sous-estimé. Il nous revient donc de proposer un certain nombre de mesures visant à diminuer ce niveau d'anxiété.
En tant qu'épidémiologiste, je considère que cette anxiété présente un intérêt, dans la mesure où elle est un moteur qui pousse les Français à adhérer pendant une période aussi longue aux règles assez strictes auxquelles ils sont soumis. Toutefois, elle pose aussi des difficultés en termes de santé mentale. Elle rend nécessaire un certain soutien social et impose aux médecins traitants, par exemple, de rester aux côtés de leurs patients. En cela, la batterie de mesures adoptées visant à faciliter l'accès aux soins – je pense notamment au développement de la télémédecine et des téléconsultations – est extrêmement importante.
Permettez-moi d'ajouter un élément au débat sur la réouverture des écoles. Il est très peu fréquent que les enfants présentent une forme grave de la maladie, si ce n'est dans un contexte médical très particulier. Aussi, le fait de laisser les enfants en contact les uns avec les autres pourrait permettre de développer une immunité collective vis-à-vis du coronavirus – certains pays ont d'ailleurs fait ce choix. Dans la période post-confinement, cet élément de stratégie ne sera peut-être pas négligeable : il pourra permettre d'augmenter la proportion d'individus immunisés contre la maladie au sein de la population. Toutefois, les enfants seront aussi en contact avec leurs parents, leurs grands-parents et d'autres personnes fragiles, ce qui pose la question du respect des gestes barrières et du port du masque, par exemple. Très peu d'études scientifiques ont été menées sur le port du masque par les enfants, et il semble assez difficile de leur imposer cette pratique systématique ; ils peuvent cependant apprendre l'ensemble des gestes barrières tels que le lavage des mains et les autres règles d'hygiène. Mais la situation particulière des enfants et des jeunes adultes, qui ne développent pas de formes graves de la maladie, ne résout évidemment pas tous les problèmes et ne permet pas de conclure que toutes les conditions seront remplies pour assurer la réouverture des écoles dans des conditions de sécurité maximale.
Dans son avis du 2 avril 2020, le conseil scientifique appelle notre attention sur la vie en confinement pour les populations à risque. Il souligne « l'intérêt de disposer d'indicateurs sociaux du confinement », dont la production « pourrait être confiée à un observatoire indépendant », afin de « produire des éléments de connaissance et d'appréciation transparents sur le confinement ». Avez-vous été entendus par le Gouvernement ? Une telle démarche a-t-elle été engagée ?
Dans ce même avis, le conseil scientifique propose de modifier la doctrine actuelle d'utilisation des tests, invitant à une « appropriation de la gestion diagnostique intégrée combinant PCR et sérologie ». Or, lundi soir, le Président de la République n'a évoqué que certains de ces tests. Pourquoi le Gouvernement est-il aussi prudent en la matière ? Cela signifie-t-il que nous n'avons pas la possibilité de pratiquer ces tests de façon intensive ?
Enfin, comment la réserve sanitaire est-elle organisée ? On nous dit qu'elle est sous-utilisée. De nombreux professionnels souhaiteraient y participer.
J'ai senti que M. Delfraissy était assez réservé quant à la réouverture des écoles à partir du 11 mai. Récemment, il déclarait au Monde que le déconfinement serait conditionné par notre capacité à tester la population à la même échelle que la Corée du Sud. Les annonces faites lundi par le chef de l'État, qui, d'ailleurs, n'a pas cité le conseil scientifique cette fois-ci, ne l'ont-elles pas étonné ? Le Président de la République n'a évoqué que des tests destinés aux personnes atteintes de symptômes. Ce n'est pas ce que fait la Corée du Sud – c'est même, en théorie, ce que la France fait déjà aujourd'hui. La démarche décrite par le chef de l'État permet-elle de remplir les conditions d'un déconfinement sans nouvelle vague épidémique ?
J'ai aussi entendu les réserves de M. Delfraissy sur la question de la réouverture des écoles, mais il a précisé qu'il était tenu par une certaine réserve. J'attends qu'il n'en ait pas lorsqu'il s'exprime devant l'Assemblée nationale ! Quels sont donc les prérequis dont il parlait pour procéder à ces réouvertures ?
J'ai l'impression que l'on rouvrira les écoles à partir du 11 mai pour permettre à la population de reprendre massivement le travail. Si les tests sont réservés aux personnes présentant des symptômes, et compte tenu du nombre de masques disponibles, est-il raisonnable de renvoyer la plupart des Français au travail eu égard aux risques de contamination ?
Enfin, on a dit que les personnes fragiles seraient appelées à rester confinées, dans la mesure où elles sont plus sensibles que d'autres au virus. Cette restriction concerne non seulement les personnes âgées de plus de 65 ans, mais également les personnes atteintes de maladies de longue durée, qui ne retourneront donc pas travailler. Ne doivent-elles pas craindre la réaction de leur employeur ?
Le déconfinement nécessite la définition d'une stratégie : à cet égard, vous exercez une mission décisive.
Quelles sont, selon vous, les conditions pour procéder au déconfinement, notamment pour rouvrir les écoles, à partir du 11 mai ? Ces conditions pourront-elles être remplies à cette date ? J'ai été quelque peu intrigué par les propos sur l'immunité collective.
Je m'interroge également sur l'utilisation des tests. Vous avez dit qu'il faudrait en avoir un nombre suffisant. Combien en aurons-nous dans un mois ? Ne faut-il pas dépister massivement, bien au-delà des personnes symptomatiques, pour identifier, suivre médicalement et isoler les individus atteints par la maladie ? Ne peut-on pas imaginer de cibler prioritairement les personnes les plus exposées – les soignants, les salariés devant se rendre au travail, les personnes vivant dans des résidences collectives, les personnes dont la santé est déjà fragile –, puis d'élargir le dépistage par cercles concentriques lorsque certains individus sont testés positifs ?
Ne vous semblerait-il pas nécessaire que vos avis soient rendus publics en temps utile, c'est-à-dire en temps réel, pour mieux éclairer les choix de l'opinion citoyenne et répondre véritablement aux besoins de la démocratie sanitaire ?
Encore à l'automne, le Centre national de la recherche scientifique (CNRS) nous avait alertés sur la menace potentielle de nouvelles pandémies virales, liées en particulier à l'émergence ou à la résurgence de virus respiratoires, ainsi que sur la nécessité de renforcer la recherche. Pour quelle raison ces alertes, déjà lancées par le CNRS en 2014 dans son rapport de conjoncture – il y était écrit que les projections de la mortalité pour les décennies à venir apparaissaient terrifiantes en matière de pandémies – n'ont-elles pas été mieux prises en compte, tant pour les stocks de matériels que pour la veille et la recherche, dont Santé publique France a la responsabilité ? Considérez-vous que les moyens ordinaires de l'agence sont suffisants pour assurer l'ensemble des missions qui lui sont confiées ? J'ai rencontré des personnels inquiets de voir certaines missions abandonnées.
Question subsidiaire : quel sera l'impact de la situation actuelle sur la prévention et la prise en charge des autres risques ?
Le Président de la République a annoncé lundi soir que le déconfinement débuterait le 11 mai si certaines conditions étaient remplies à cette date.
Depuis le début de la crise sanitaire, le Gouvernement a largement suivi les recommandations du conseil scientifique. Vous avez déjà amplement répondu aux questions relatives à la stratégie de déconfinement que vous souhaiteriez. Cependant, devons-nous tester massivement la population ? Sera-t-il possible d'atteindre l'immunité collective d'ici au 11 mai ?
Il nous a paru important de souligner la nécessité de disposer d'indicateurs sociaux du confinement. En effet, celui-ci n'a rien de naturel et peut avoir des effets délétères. Certains de ces indicateurs sont mesurés dans le cadre d'enquêtes coordonnées par Santé publique France que Geneviève Chêne a évoquées tout à l'heure. Mais il nous semblait aussi important que d'autres enquêtes soient menées de façon totalement indépendante par des équipes de chercheurs. Plusieurs groupes de chercheurs issus du CNRS, de l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS) et d'autres institutions se sont intéressés à ces questions qui dépassent le cadre de la recherche et portent sur l'évaluation des conséquences du confinement, qui est une décision de politique publique prise en raison de la crise sanitaire. Une telle démarche n'a rien d'habituel en France : si elle est courante dans le monde anglo-saxon, cette évaluation indépendante de la stratégie des politiques publiques est quelque chose de nouveau chez nous. Sept ou huit études de ce genre, cofinancées par l'Agence nationale de la recherche et d'autres instituts de recherche, sont en cours de réalisation.
S'agissant des tests sérologiques, il existe deux types de test.
Les premiers, les PCR, permettent d'établir un diagnostic de biologie moléculaire reposant non pas sur une culture du virus mais sur le repérage du matériel génétique de celui-ci. Comme pour tous les tests biologiques, leur sensibilité et leur spécificité posent question. Pour ce type de tests, la difficulté tient non pas à la spécificité, mais à la sensibilité, en partie liée aux conditions dans lesquelles le prélèvement a été réalisé. Et le problème se pose différemment selon que l'on pratique quelques tests ou que l'on choisit de les multiplier. Ce type de tests permet, par l'identification du matériel génétique du virus dans les sécrétions bronchiques, salivaires ou nasales, de poser le diagnostic d'une infection du patient au moment où il est testé ; il ne permet pas de savoir si celui-ci a été ou non en contact avec le virus auparavant.
La France était en retard pour l'utilisation de ces tests – mieux vaut dire les choses comme elles sont. De 3 000 tests disponibles par jour au début du mois de mars, nous sommes passés à quelque 30 000 par jour. Nous devrions – il faut que nous y parvenions, c'est l'une des conditions pour sortir du confinement – atteindre un minimum de 100 000 tests par jour à la mi-mai.
Cela signifie être en mesure non seulement de pratiquer les tests mais aussi d'effectuer les prélèvements, de les acheminer jusqu'aux laboratoires puis d'assurer la jonction avec les outils numériques afin d'être mesure d'apporter une réponse individuelle mais aussi collective. Santé publique France doit disposer d'une vision globale des tests effectués. Cela exige donc une programmation d'ensemble qui va bien au-delà de la question de leur nombre.
J'entends souvent dire que nous étions en retard par rapport à l'Allemagne. C'était vrai, nous étions très en retard, mais cela ne l'est plus tout à fait maintenant. L'Allemagne est en mesure de réaliser entre 70 000 et 80 000 tests pas jour : l'écart est réel sans être pour autant d'un à dix. Si nous atteignons le seuil des 100 000 tests début mai ou mi-mai, nous serons très proches de ce que fait l'Allemagne.
Le second type de tests, ce sont les tests sérologiques, qui consistent à rechercher les anticorps, à l'instar des sérodiagnostics de rubéole ou d'hépatite, pour savoir si vous avez été en contact avec le virus, mais pas à détecter celui-ci. Ils sont plus simples à réaliser : il suffit d'une prise de sang – peut-être même un jour d'un prélèvement salivaire.
Néanmoins, je l'ai dit précédemment, ce type de tests pose d'importants problèmes de spécificité : si vous avez déjà été infecté par un coronavirus – nombre d'entre nous l'ont déjà été lors des années précédentes –, les réactions croisées entre les anciennes immunités et la nouvelle sont nombreuses.
De plus, les anticorps après une infection par un coronavirus – c'est un virus diabolique – apparaissent après un certain délai : non pas en J+14 comme c'est le cas généralement mais en J+28 chez les patients peu symptomatiques. Les résultats seront donc différents selon le moment où le test est pratiqué. Nous sommes en train de nous en apercevoir. Certains diront que nous aurions pu le savoir, mais non, nous ne le pouvions pas : nous faisons des découvertes sur différents points au fur et à mesure.
Le nombre de tests sérologiques est passé de zéro début mars à environ 4 000 aujourd'hui – ils sont réalisés à Paris par l'Institut Pasteur et à Marseille, chez Xavier de Lamballerie, directeur de l'unité des virus émergents de l'Institut de recherche pour le développement. Des tests commerciaux – entre 100 000 et 300 000 – seront bientôt disponibles, et on passera dès début mai à une phase semi-industrielle, grâce à la chaîne Élisa.
Néanmoins, je fais mon mea culpa, ces tests présentent peut-être moins d'intérêt qu'on ne le pensait. L'interrogation ne porte pas sur l'accès aux tests – nous les aurons, le modèle commercial est en cours d'élaboration –, mais pour quoi faire ? Ils doivent servir à quelque chose.
Or, il s'avère que l'immunité populationnelle – le pourcentage de personnes ayant une sérologie positive – se situe autour de 10 % après la première vague, à quelques points près. Nous n'avons donc pas atteint le niveau d'immunité souhaité pour éviter une deuxième vague, ce qui constitue un réel problème auquel nous n'avons pas encore de solution.
Ensuite, avec une immunité à 10 %, la séparation des Covid + et des Covid - qu'on avait imaginée n'est pas tellement faisable puisque la majorité des personnes sera toujours Covid -. En outre, le fait d'être Covid +, d'avoir des anticorps, ne garantit pas totalement d'être protégé. Il faut prendre cette information avec des nuances mais je souhaite appeler l'attention de tous sur ce point, dont la presse ne s'est pas encore emparée, mais qui mérite de faire l'objet de travaux de recherche.
Ce que vous venez de dire est crucial. Dans la première phase d'émotion nationale qu'a suscitée la pandémie, nous avons connu la guerre des masques. Alors que la guerre des tests menace, il se pourrait, selon vous, que la multiplication des tests sérologiques ne serve à rien : en l'état des connaissances scientifiques, on n'est pas sûr que ces tests pourraient complètement révéler l'immunité des individus, par la présence d'anticorps, ni même la protection contre la récidive. Sur ce point crucial pour l'avenir, nous sommes en pleine incertitude. À défaut de savoir comment se débarrasser du virus, nous n'aurions donc pas d'autre choix que de nous préparer à vivre avec durablement. Vous ai-je mal compris ?
Vous ne m'avez pas mal compris mais je suis tout de même plus optimiste. Les tests sérologiques sont très importants pour donner, notamment à Santé publique France, une vision de l'immunité populationnelle, évaluée à 10 % de la population actuellement. Il est fondamental de connaître l'évolution de celle-ci après le déconfinement : le virus continuera-t-il à circuler ? Peut-on acquérir progressivement une forme d'immunité populationnelle ? Ces tests sont essentiels non pas au niveau individuel mais parce qu'ils constituent un outil d'enquête sur l'épidémie dans le pays, notamment concernant certains types de population – les résidents des EHPAD ou les enfants. Des choix stratégiques doivent être faits dans ce domaine.
J'émets seulement un signal de prudence. Je n'ai pas dit que les anticorps n'apportent pas de protection, mais qu'ils forment un mélange : certains d'entre eux sont protecteurs et neutralisants ; d'autres ne le sont pas et peuvent même, par certains côtés, être facilitants. Nous ne connaissons pas encore totalement la signification de la présence d'anticorps.
Mon opinion, c'est que les tests de loin les plus importants sont les tests PCR, qui permettent de diagnostiquer l'infection.
J'ai entendu que la Corée du Sud teste la population de manière globale. C'est faux ! La Corée du Sud a élargi fortement l'utilisation des tests PCR : au moindre soupçon, la personne qui le souhaite peut être soumise à un test. Mais il n'est pas question de tester l'ensemble de la population. Cela reviendrait, en France, à tester 68 millions de personnes, et pas une fois mais tous les quinze jours ou toutes les trois semaines, compte tenu de ce que nous savons de l'évolution du virus après la primo-infection.
La stratégie, face à un nombre limité de cas à la sortie du confinement, consiste à essayer de les capter au maximum : au moindre signe – une personne a un doute, elle pense avoir été en contact avec quelqu'un de malade –, un test doit être pratiqué. Mais il est impossible de tester l'ensemble de la population, non pas faute d'accès aux tests mais parce cela ne servirait à rien. En revanche, l'utilisation des tests doit être très large, très facile, très fluide : si vous avez des états d'âme après avoir serré la main de quelqu'un, vous devez pouvoir être testé. Puis, dès qu'un cas a été identifié, il faut recourir très largement aux tests auprès de son entourage, ce qui rejoint la question du suivi numérique.
Vous avez souligné un point absolument crucial : la crise va durer et il faut s'y préparer sur le temps long en tenant compte d'informations évoluant au fil du temps. Il convient donc de continuer à essayer de répondre à la crise de la manière la plus humble, en nous appuyant sur ce que nous savons.
S'agissant des conditions de sortie du confinement, il est crucial de s'assurer que le système de soins ne soit pas soumis à une pression trop importante, ni même à une pression quelconque, pour qu'il conserve sa capacité à accomplir ses missions. C'est pourquoi nous surveillons de très près le nombre de cas hospitalisés dans les services de réanimation. Nous souhaitons évidemment que, le 11 mai, ce nombre soit le plus faible possible, parce que, nous le savons, même si le déconfinement est progressif, il se traduira immanquablement par une reprise de l'activité du virus. Pour continuer à casser les chaînes de transmission du virus, nous devrons alors utiliser les tests, mais aussi les outils numériques, qui apporteront des réponses précieuses. Cela nécessitera des moyens humains, sur les territoires, dans les agences régionales de santé, pour identifier les contacts racines et prendre des mesures d'isolement à l'égard des cas avérés comme de leur entourage. Je précise que l'immunité collective ne peut pas augmenter pendant la période de confinement ; elle reste forcément stable.
Le cadre d'emploi de la réserve sanitaire est particulier puisqu'il s'agit principalement de missions dans la durée, pas de missions d'intérim bref. Tous les professionnels de santé sont très intensément mobilisés – en tant que professionnelle de santé, je ressens une solidarité toute particulière à l'égard de l'ensemble de mes collègues présents auprès des malades et de leur entourage.
La réserve sanitaire a pour objet de compléter des équipes dans un cadre d'emploi durable ; pour des missions de courte durée, y compris dans la période actuelle, il existe des agences d'intérim. L'intervention de la réserve sanitaire a commencé le 26 janvier par l'encadrement sanitaire des rapatriés de Wuhan. Elle mobilise à ce jour environ 1 000 professionnels de santé, pour une activité totale d'environ 7 000 jours, ce qui signifie qu'un réserviste est mobilisé en moyenne sept jours. Quel est notre vivier ? Nous avons reçu un nombre d'inscriptions très important : bravo et merci à l'ensemble des professionnels qui se mobilisent ! Mais nous avons constaté que le vivier ne comptait pas de médecins anesthésistes réanimateurs ni d'infirmiers réanimateurs, pourtant la principale demande des établissements. On ne peut pas mobiliser les réservistes déjà actifs ; il n'est pas question de déshabiller Pierre pour habiller Paul. En revanche, des demandes émergent de la part des EHPAD. La réserve sanitaire est pleinement mobilisée pour répondre à certaines d'entre elles ainsi qu'à des sollicitations pour des missions outre-mer. Les professionnels sont très motivés et leur mobilisation est tout à fait formidable : il faut leur rendre hommage.
Les moyens de l'agence, je dois le souligner, ont été considérablement renforcés pour faire face à la crise : 4 milliards d'euros lui ont été alloués pour permettre la mobilisation exceptionnelle dans tous les domaines, en particulier pour assurer l'approvisionnement du stock stratégique. Cela montre l'importance de l'enjeu, et cela nous oblige : il convient de remercier le Président de la République et le Gouvernement d'avoir doté l'agence de moyens aussi exceptionnels, qui sont intégralement dédiés à la réponse à la crise.
J'ai plaidé pour la très large utilisation des tests diagnostiques en cas de symptômes. On peut même imaginer, mais celle-ci est à construire, une utilisation plus systématique pour certaines catégories de population ou de personnel. La pensée n'est pas encore élaborée sur ce point, mais on peut envisager le recours à des tests en l'absence de symptômes. Autant il ne faut pas tester la France entière, autant il ne faut pas en rester au dogme du symptôme.
Pour ce qui est de l'outre-mer, l'épidémie y étant au stade 2 dans la plupart des départements, oui, c'est le moment d'utiliser particulièrement les tests. Il faut se donner les moyens de le faire. Notre avis sur l'outre-mer de la semaine dernière comporte une série de propositions à ce sujet.
Enfin, ayant été interpellé par un député de la France insoumise sur la question des écoles, je n'ai aucun problème à préciser mes propos. Dès lors qu'une décision d'ouverture prudente des écoles est prise, il faut travailler à ses modalités et imaginer des prérequis fondamentaux. D'où ma réserve de tout à l'heure, car on n'y a pas encore réfléchi. Faut-il faire un peu d'expérimental ? Alterner les classes par jours pairs et impairs ? Jusqu'à quel point utiliser les tests dans les classes ? Notre pensée n'est pas encore aboutie mais nous sommes en plein travail ; il nous reste quinze jours pour apporter des réponses claires avant le 11 mai.
Tout cela sera utile pour l'élaboration du plan de déconfinement annoncé par le Premier ministre, qu'il devrait rendre public d'ici à une quinzaine de jours.
Un dépistage PCR massif est essentiel pour préparer le déconfinement dans les meilleures conditions sanitaires et éviter au maximum une deuxième vague épidémique. Les pays fortement touchés au départ et ayant réalisé un dépistage massif, comme la Corée du Sud, ont réussi à réduire de manière très rapide l'épidémie sans mesure de confinement drastique. Malheureusement, en France, nous n'avons ni pu ni voulu faire ce choix en début de crise. Nous avons même limité le nombre de tests dans les EHPAD, au coeur de la crise, alors même que le virus y circulait.
Le dépistage massif étant incontournable dans le cadre du déconfinement, j'espère qu'on ne fera pas comme pour les masques : qu'étant dans l'incapacité de tester massivement, on ne nous dira pas que c'est inutile… Les Français ne l'accepteraient pas une seconde fois.
Le ministre des solidarités et de la santé semble indiquer que seuls les cas symptomatiques seront dépistés. Quid alors de tous les cas asymptomatiques, qui, selon la littérature, je crois, sont de l'ordre de 30 % ? N'encourent-ils pas un risque de nouvelle contamination ? Les symptômes du Covid sont très différents d'un individu à l'autre, tant dans la forme que dans l'intensité : pas de toux mais un peu de fièvre, pas de fièvre mais un léger essoufflement, des diarrhées. Quels symptômes retenir pour le dépistage, comment informer les Français, à partir de quel ressenti ?
Enfin, vous avez évoqué 100 000 tests. S'agit-il de ce qui est nécessaire d'un point de vue sanitaire ou de ce que nous sommes matériellement en capacité de faire ?
On mesure la complexité de la situation et des réponses à apporter. Le Conseil scientifique a-t-il émis un avis sur la date de début du déconfinement ? Si oui, à quoi correspond le 11 mai, sur le plan scientifique et médical ? Cette date est-elle motivée par l'évolution prévisible de la pandémie ou par la disponibilité des gels, des masques et des tests qui ont fait défaut au début de la crise, ce qui permettrait, en quelque sorte, de revenir mieux armé ?
Comment s'articulent le confinement, le port du masque, la massification des tests, le traçage et l'immunité collective ?
Un néophyte comme moi croit comprendre qu'à défaut de traitement ou de vaccin, c'est l'immunité collective qui peut enrayer la propagation du virus. Il faudrait une immunité de l'ordre de 60 % de la population, ce dont nous sommes loin, et trop de confinement empêcherait de bâtir cette immunité collective. D'où ma question : y a-t-il une stratégie de construction de l'immunité collective consistant à déconfiner les plus jeunes – les enfants étant à faible risque de complications – et leurs parents en bonne santé, dans le but d'accroître la contagion à symptômes de faible intensité, tout en isolant, grâce aux tests, les personnes symptomatiques, en hospitalisant ceux qui doivent l'être et en laissant confinées les personnes les plus fragiles et les personnes âgées.
Par ailleurs, faudra-t-il demander aux enfants de porter des masques et d'effectuer des gestes barrières ? À quoi serviront les masques disponibles au-delà des publics prioritaires, qui sont déjà fournis ? S'agit-il d'un instrument de régulation pour contenir la progression de la contamination ?
Enfin, quelle sera la nature des tests, leur sensibilité, leur valeur prédictive négative ? À quoi servirait une application Stop Covid ?
Selon le Président de la République, l'État, en lien avec les collectivités locales, va donner des masques aux Français. En quelles quantités ces commandes ont-elles été passées ? Quand ces masques destinés aux Français vont-ils arriver ? Avant ou après le 11 mai ? Y aura-t-il des masques pédiatriques ?
Même si les vaccins ne sont pas pour demain, qu'est-ce qu'un vaccin à couverture incomplète ?
Des traitements sont testés dans l'ensemble de l'Union européenne. Dans quel délai pourrait-on disposer, si jamais cela arrive, de traitements pour soigner les gens en ville plutôt qu'à l'hôpital, ou en tout cas pour éviter les formes graves, et accélérer le déconfinement ?
Pour effectuer au mieux les gestes barrières, il faut comprendre. Sait-on combien de temps le virus reste actif, au point d'être transmis, sur une surface non vivante ? Sait-on combien de temps avant l'apparition des symptômes une personne est contagieuse, et combien de temps elle le reste après avoir été guérie ? On entend de tout, et sans doute beaucoup de choses fausses. Vous semblez penser qu'un patient guéri peut à nouveau contracter le virus : redevient-il alors contagieux ? Les individus asymptomatiques sont-ils contagieux en permanence, auquel cas je ne vois pas comment on arrêtera l'épidémie, ou portent-ils le virus sans être contagieux ? Enfin, le virus est-il susceptible de muter un jour ? Mute-t-il facilement, d'après l'état des connaissances ?
On ne peut pas confiner ou déconfiner nos concitoyens sans leur adhésion car leur mobilisation est essentielle pour endiguer la crise. Nous avons cependant commis beaucoup de maladresses et fait preuve d'un manque criant de transparence. Ne sommes-nous pas en train de payer cher les retards et les ratés ? Comment rétablir la confiance alors que nos concitoyens croient de moins en moins à la parole des politiques et que la parole des scientifiques est parfois contradictoire ?
Le Conseil scientifique a été installé tardivement. Il lui a fallu une période de rodage, notamment dans sa communication. Il semble n'avoir pas été, à l'origine, favorable au confinement total. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi ?
La communication très maladroite et imprécise concernant le nombre de vaccins et de masques commandés a rendu impossibles des planifications comprises par tous, y compris ceux qui se rendent au travail. La désinformation envahit donc les réseaux sociaux.
Avant-hier, le président Macron a annoncé une série de décisions sans même évoquer le Conseil scientifique, ce qui me semble être une erreur. D'ailleurs, à peine avait-il annoncé la rentrée pour le 11 mai que les ministres commençaient le rétropédalage… Des décisions politiques aussi difficiles doivent se prendre sur la base des avis scientifiques, d'autant que la prise en compte de la société civile est incontournable. Or on a l'impression que tout est décidé par une seule personne. Comment faire accepter des efforts à tous sans rétablir la confiance ? N'y a-t-il pas un problème de méthode dans la gestion de la crise sanitaire ? Pourquoi ne pas laisser les scientifiques détailler les mesures à prendre et argumenter, puis seulement après prendre les décisions qui s'imposent ?
Enfin, vous venez de dire qu'il faut des prérequis à la sortie de la crise. Lesquels ?
Je vais m'en tenir aux points qui n'ont pas encore été abordés.
Le Conseil scientifique lui-même n'est pas directement impliqué dans les aspects thérapeutiques ; c'est plutôt le CARE qui est en liaison avec la recherche. Toutefois, la recherche étant mon métier initial, je peux donner une réponse à titre personnel.
Énormément de stratégies thérapeutiques sont en train d'être testées, en France, en Europe, aux États-Unis. Mais on tire assez peu de leçons, en la matière, de ce qui a été fait en Chine. Ils ont eu beaucoup de patients à Wuhan et y ont mené pas moins de quatre-vingt-douze essais thérapeutiques, mais les chercheurs ont fait comme ils ont pu, pris par la crise, et il est délicat d'en tirer une conclusion. La recherche, en temps de crise sanitaire, doit rester solide, et une recherche solide s'appuie sur une méthodologie solide.
Teste-t-on de nouvelles molécules ? Oui. L'une d'entre elles, développée par les laboratoires Gilead, pourrait avoir une certaine forme d'activité, mais je ne me prononce pas : pour l'instant, je considère qu'aucun médicament n'a fait la preuve de son efficacité. D'autres molécules, de type antiviral, issues du VIH, sont explorées. L'hydroxychloroquine, bien sûr, est en cours d'évaluation, ni plus ni moins que les autres médicaments, de même que l'association entre l'hydroxychloroquine et l'azithromycine. Et il existe encore d'autres molécules, d'autres pistes. De très nombreux essais thérapeutiques sont en train de débuter.
Mais encore faut-il savoir quelle forme d'efficacité on recherche. Je m'arrêterai sur plusieurs points.
Premièrement, comment teste-t-on l'effet thérapeutique d'une molécule sur le Covid ? Autrement dit, comment teste-t-on un bénéfice dans une maladie dont on guérit spontanément dans plus de 88 % des cas ? Si l'on teste le médicament sur des personnes qui, de toute façon, guériront spontanément, cela ne veut rien dire. L'enjeu est donc de savoir quelles sont les personnes qui vont développer une forme grave. Or on n'a pas trouvé de marqueurs individuels : parmi vous tous, on ne sait pas qui va développer une forme grave ou pas. On sait simplement qu'il y a des marqueurs populationnels, que ce sont les personnes plus âgées ou vulnérables qui risquent le plus de développer une forme grave et surtout d'en décéder.
Deuxièmement, devant une forme sévère, dispose-t-on d'un médicament qui empêche de passer à une forme grave ? Prenons un patient hospitalisé, dont le scanner thoracique montre déjà des atteintes importantes : existe-t-il une molécule qui l'empêche de basculer vers le passage en réanimation ? Voilà la bonne question, et, pour l'instant, nous n'avons pas de réponse.
Troisièmement, quand on analyse les cas un peu sévères – c'est de la physiopathogénie – on a l'impression que le virus n'a plus grand-chose à faire mais qu'il a entraîné une réaction inflammatoire massive, une sorte d'orage inflammatoire : on mesure des CRP (protéine C-réactive) à 500 – habituellement, un biologiste ne voit jamais cela –, avec de nombreuses petites molécules inflammatoires dans le sang et le poumon. Plusieurs initiatives sont donc lancées en France avec des médicaments qui pourraient bloquer cette réaction inflammatoire. L'objectif, en l'occurrence, n'est pas de lutter contre le Covid, mais d'éviter la mortalité liée à ses formes graves.
Vous voyez donc que différentes stratégies de recherche coexistent. Et il y en a une quatrième, à laquelle personnellement je crois plus, si je dois me mouiller ce soir : celle d'un médicament à l'activité réelle mais pas massive, qui serait donné dans une optique de prévention. On sait, en infectiologie, qu'un médicament qui a une efficacité modérée sur la maladie, s'il est donné à titre préventif, peut suffire pour éviter de contracter cette maladie. Vous imaginez que, si nous avions un tel médicament, avec une action de prévention totale ou même partielle, nous pourrions protéger les 17 millions de Français les plus à risque dont je parlais tout à l'heure.
Voilà les grands enjeux stratégiques. Quand aurons-nous les premiers résultats ? Sur les médicaments traitant l'inflammation des formes graves, les traitements immunomodulateurs, nous aurons sans doute des résultats partiels très vite, dès le courant de la semaine prochaine, car plusieurs centaines de patients en France ont été traités par ce type d'approche. En revanche, sur les médicaments qui traitent le Covid lui-même c'est-à-dire les antiviraux, les essais internationaux qui sortent ne sont pas bouleversants pour l'instant. Dans les comparaisons entre les molécules dont je vous parlais, l'essai franco-européen avec l'OMS (Organisation mondiale de la santé) pourra donner ses premiers résultats dans la première quinzaine de mai.
S'agissant des masques, vingt-cinq contrats ont été signés, et 2,25 milliards de masques commandés. Au 31 mai, nous devrions être livrés de 1,5 milliard de masques.
J'appelle votre attention sur plusieurs points.
D'abord, un effort considérable est réalisé, pas seulement par Santé publique France mais par toutes les agences et les services impliqués, pour s'assurer de la conformité des masques, qui sont contrôlés a priori sur la base de leurs notices, puis lorsqu'ils arrivent sur le sol français.
Ensuite, le contexte est extrêmement évolutif, en particulier en Chine, et nous faisons tout notre possible pour que ces masques soient effectivement livrés. Santé publique France bien sûr, mais aussi tout l'appareil d'État, l'ensemble des services, sont mobilisés pour faire en sorte que ces commandes arrivent sur le sol français comme prévu, dans la situation de tension que l'on connaît. C'est une mobilisation inédite exemplaire, et j'en profite pour remercier l'ensemble des structures avec lesquelles nous travaillons.
J'ai été heureuse d'entendre dire qu'il fallait tester à la fois massivement et de manière très fluide, pour atteindre jusqu'à 100 000 tests par jour, sans oublier les masques et les prérequis en vue du déconfinement.
La France a effectivement été en retard pour prendre certaines décisions. Je note que, le 15 mars, soixante-quinze laboratoires publics départementaux d'analyse vétérinaire alertaient Jérôme Salomon sur la nécessité de réaliser entre 150 000 et 300 000 tests par semaine ; or le Gouvernement ne les y a autorisés que le 5 avril. Y a-t-il une raison scientifique qui justifie ce délai entre la proposition des laboratoires et l'autorisation, ou est-ce dû à un retard à l'allumage ?
Mediapart a rendu publique, en mai 2019, un rapport commandé par Santé publique France en 2016 sur les moyens pour un pays de faire face à une pandémie, et il y était notamment indiqué le fait que la constitution d'un stock de masques ne devrait pas être considérée comme une dépense indue. L'agence estime-t-elle ne pas avoir été entendue ? Que convient-il de faire pour ne pas recommencer les mêmes erreurs ?
Mes questions ont déjà été posées, mais il me semble qu'il n'y a pas été répondu.
La transparence, dans un pays comme le nôtre, est une des conditions à l'adhésion des citoyens à toutes les préconisations pour faire face à une pandémie. Il nous semble que la publicité des avis du Conseil scientifique fait partie intégrante de la transparence. Comment la date du 11 mai a-t-elle été choisie ? Est-elle issue d'une recommandation de votre part ou, à tout le moins, avez-vous été consulté ? Tout le monde s'interroge sur ce qui a étayé ce choix.
Enfin, y a-t-il une stratégie concernant l'immunité collective ? Beaucoup de Français se le demandent forcément en constatant qu'il y a eu plus de 15 000 morts dans un contexte d'immunité encore numériquement très faible. Peut-on s'orienter, en protégeant les plus exposés et les plus fragiles, vers une immunité collective qui ne fasse pas payer à notre pays un lourd tribut dû à une hausse exponentielle des morts liés au Covid ?
La situation des régions face à l'impact du virus est très hétérogène, et on a pu aussi s'interroger sur la situation comparée de la France et de l'Allemagne. La presse s'est fait l'écho de la remise toute récente au Conseil scientifique d'une modélisation statistique et sanitaire selon laquelle la France serait dans une situation proche de celle de l'Allemagne sans le rassemblement religieux ayant eu lieu près de Mulhouse, à savoir quatre fois moins de décès. Comment accueillez-vous cette étude et que peut-elle permettre d'envisager pour le futur ?
Il semble que le Covid-19 utilise les mêmes voies d'attaque des cellules épithéliales que son prédécesseur du début des années 2000. Dès lors, et j'associe Philippe Berta à cette seconde question, comment expliquer que les recherches entreprises à l'époque n'aient pas été menées à leur terme, qu'elles n'aient pas abouti à un traitement ?
Je souhaiterais des explications pour lever des contradictions. Il existe trois voies pour l'immunité. M. Delfraissy nous dit, probablement à juste titre, qu'il existe des risques de non-immunité après l'infection – des infectiologues coréens l'ont confirmé en m'indiquant des cas de gens peu symptomatiques qui seraient peut-être moins immunisés. M. Salomon déclare, quant à lui, que l'immunité développée face au coronavirus semble pérenne selon les premières études. Et Mme Chêne nous parle d'« immunité collective ».
Quant aux tests, on nous vend une politique qui est celle de la Corée, fondée largement sur une base volontaire – c'est la technique du professeur Raoult –, alors qu'on sait qu'il y a des ruptures chez Thermo Fisher, Qiagen et tous les autres producteurs de PCR. Le Président de la République, lui, dit qu'il ne faut tester qu'en fonction des symptomatologies.
S'agissant du traitement, vous dites qu'il faut être prudent sur l'utilisation de l'hydroxychloroquine, qui ne vaudrait pas mieux que le reste. Mais les marchés ont l'air de penser le contraire puisque les ventes de Kaletra ont baissé autant que l'action d'AbbVie et que le cours de Gilead chancelle depuis que le New England Journal of Medicine a révélé un taux de 60 % d'effets secondaires par rapport à une cohorte non traitée.
Et puis, s'agissant des EHPAD, je suis furieux. Si j'entends les excuses concernant les logiciels qui ne fonctionnent pas, 1 % des résidents sont tout de même décédés. Il faudra donc plus que de simples excuses.
Enfin, on parle de 2,25 milliards de masques, mais j'ai pris connaissance des prix vraiment honteux pratiqués par certains fournisseurs de Santé publique France. J'espère que vous ne les avez pas achetés à ces prix. Les industriels, qui commandent des masques par centaines de millions, arrivent à en obtenir à 30 centimes, 50 centimes maximum – soit tout de même cinq fois plus cher qu'habituellement. Nous exigeons des réponses sur les prix cars cela représente au moins plusieurs centaines de millions d'euros.
Contrairement à ce que l'on dit, le virus est l'objet de petites mutations quasi permanentes, c'est un fait bien analysé par les nombreux laboratoires. En revanche, il n'y a pas de mutations majeures : le virus isolé en Chine dès début janvier ne diffère guère de celui qui s'est répandu en France et en Italie. Et aucun lien entre une forme particulière du virus et des pathologies particulièrement graves n'a été confirmé à ce stade. Le fait que les mutations soient minimes est plutôt positif – il faut bien se raccrocher à quelque chose – dans la perspective de la mise au point d'un vaccin et d'un médicament, éventuellement d'une thérapeutique utilisant des anticorps monoclinaux ; ce serait évidemment beaucoup plus difficile si le virus mutait vraiment.
Les 3 000 tests PCR, c'était début mars, mais on est bien d'accord qu'il en faut au moins 100 000 en tout, et on devrait y parvenir début mai. Ce nombre ne découle pas de nos capacités de production, mais plutôt d'un calcul effectué à partir de l'anticipation de nouvelles contaminations et du fait que l'extension des tests aboutira à de nombreux résultats négatifs. On le voit déjà en région parisienne : parmi les gens qui viennent se faire tester aux urgences, le niveau de séropositivité diminue drastiquement par rapport au taux d'il y a quinze jours. Et je rappelle que l'épidémie se poursuivra après le déconfinement, que le virus continuera alors à circuler. Le tout est d'arriver à limiter sa vitesse de diffusion, ce qui permettra de conserver une politique très active de dépistage et de tracking. Et puis, s'il faut encore plus de tests, on le fera. C'est un prérequis fondamental pour sortir du confinement. Tous les prérequis seront précisés en temps voulu dans l'avis du Conseil scientifique. Le nombre de tests nécessaires, la capacité de les produire et la capacité d'obtenir des résultats constituent des prérequis.
En France, on en est resté à une vision assez classique des tests diagnostiques : ils doivent être menés par un laboratoire certifié et validés par la signature du directeur du laboratoire, un pharmacien ou un médecin ; cela représente l'assurance qualité de tout le process, et les députés sont les premiers à le demander. Néanmoins, dans une situation exceptionnelle où l'on a besoin d'un très grand nombre de tests PCR, pas si difficiles à réaliser – surtout pour des équipes habituées à le pratiquer –, le recours à certains laboratoires de recherche est envisageable ? Pourquoi pas. C'est d'ailleurs ce qui est en train de se produire : une vingtaine de très gros appareils, capables chacune de faire de l'ordre de 2 500 tests par jour, ont été commandées. Un tel appareil réclame plusieurs mètres carrés et une équipe d'environ dix personnes pour en assurer la maintenance en permanence, sachant qu'elles fonctionnent vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept. Ainsi, des techniciens de recherche du CNRS et de l'INSERM sont en train d'être formés pour être placés dans ces équipes. C'est la même logique pour les laboratoires vétérinaires : plusieurs se sont portés candidats et commencent déjà à participer au dépistage dans certaines régions. Mais il faut tout de même de la coordination pour savoir qui fait quoi, et c'est le rôle des ARS.
Oui, il faut de la transparence sur l'avis – c'est d'ailleurs inscrit dans la loi. De par mon éthique personnelle, je suis pour la plus grande transparence vis-à-vis de nos concitoyens : il s'agit de leur dire ce que l'on sait comme ce que l'on ne sait pas et qu'ils puissent accéder à ce que le Conseil scientifique écrit. Je rappelle que celui-ci a vocation à éclairer le politique, qu'il n'est pas une agence sanitaire ; il vient de nulle part, avec à la fois une grande liberté et une grande autonomie. C'est d'ailleurs à ce titre qu'il peut s'autosaisir d'un certain nombre de questions. Il est donc essentiel que nous fassions preuve d'une transparence intégrale, et elle l'est : tous les avis ont été rendus publics sur le site du ministère de la santé, même si, pour être tout à fait précis, c'est parfois avec un certain décalage. Mais vous avez vu que, sur tous nos avis, figurent deux dates : celle de leur remise aux autorités gouvernementales et celle de leur publicité. On peut donc constater qu'il y a parfois trois ou quatre jours de décalage, ce que je considère pour ma part comme tout à fait normal. Ces avis pouvant tout de même emporter une série de conséquences, il est en effet logique que le pouvoir politique, quel qu'il soit, prenne le temps de réfléchir et d'en discuter. Mais vous avez raison d'insister sur l'importance de la transparence. Quand, au bout de trois ou quatre jours, je ne vois pas l'avis publié sur le site du ministère, je passe des appels téléphoniques pour demander qu'il le soit : plus nous sommes en crise, plus la transparence vis-à-vis de nos concitoyens doit être complète.
Quant à la date du 11 mai, si nous n'avons pas contribué à la fixer, elle correspond à peu près à la somme des délais de plusieurs semaines indiqués dans nos avis successifs. Nous étions au courant que cette date précise pouvait être choisie.
Du point de vue purement sanitaire, nous devrions tous rester confinés ; mais jusqu'à quand ? Jusqu'à la fin des temps : c'est impossible ! Il faut donc, à un moment donné, et sous réserve que soient réunies les conditions fondamentales qui figureront dans notre avis sur le déconfinement – nombre de tests, marqueurs de suivi tels que le nombre de cas et de formes graves, de manière à se donner les moyens de ses ambitions, mais aussi communication écrite d'une stratégie claire pour nos concitoyens –, prendre raisonnablement le risque de commencer à sortir du confinement.
Ne soyez pas obnubilés par l'immunité collective. Mme Chêne et moi-même vous livrons tout ce que nous savons au sujet de l'immunité populationnelle, c'est-à-dire du pourcentage de Français dotés d'anticorps à la suite de la première vague. Nous vous l'avons dit, il s'agit de premiers résultats, présentant des différences régionales que nous ne comprenons pas entièrement : tout cela n'est pas parfaitement clair. Quoi qu'il en soit, ce pourcentage est d'environ 10 %. Faut-il vraiment attendre qu'il ait été porté à 50 % pour considérer que l'immunité populationnelle est atteinte ? Je ne le sais pas. Toutes les équipes de recherche disponibles y travaillent et j'observe leurs résultats. La Chine, qui a une immunité populationnelle du même ordre, de 7 % – ce que tendent à montrer les résultats des tests, tant PCR que d'anticorps, pratiqués avant leur retour sur les Chinois de Hong Kong qui se trouvaient à Wuhan au début des événements –, ne connaît pas, pour l'instant, de deuxième vague massive ; mais il est encore trop tôt pour juger. À l'inverse, Singapour, souvent cité en exemple pour avoir pratiqué de nombreux tests et utilisé le tracking, subit, après avoir relâché la pression, une nouvelle bouffée épidémique qui a conduit à serrer les boulons. On va probablement, pendant un long moment, devoir alterner ainsi périodes de libération et de restriction, en attendant de disposer de médicaments. Par ailleurs, il n'est pas impossible que le virus soit sensible au climat estival mais que l'épidémie reprenne en septembre. Bref, il existe encore de nombreuses inconnues ; notre stratégie doit donc être définie étape par étape et avec une grande humilité scientifique.
Le rapport de Santé publique France de mai 2019 mentionné par Mediapart est public, comme tous nos rapports. Parmi les travaux portant sur la différence entre l'épidémie actuelle et les épidémies grippales habituelles, l'une de nos premières projections, sur la base des informations connues concernant Wuhan et le Hubei début février, concluait, selon le scénario le plus favorable – si j'ose dire –, que le nombre de cas graves et de décès serait comparable à celui observé lors d'une épidémie de grippe un peu grave, alors que d'autres scénarios aboutissaient à une situation bien pire. Et les premières données dont nous disposions à l'époque faisaient apparaître un nombre de cas certainement très sous-estimé, ce qui nous invite une fois de plus à la plus grande humilité.
Autrement dit, quand une crise aussi exceptionnelle survient, on ne saurait comparer la situation avec celle d'une pandémie grippale, préparée de façon tout à fait normale. D'autant que l'épidémie a affecté, au niveau international, la production de certains matériels, en particulier de masques, dont une grande partie venait précisément de Wuhan. Quoi qu'il en soit, des commandes massives sont maintenant en cours.
Le prix des masques est un sujet sensible. Les négociations d'acquisition se poursuivent, sur instruction gouvernementale, et tout l'appareil d'État veille à l'utilisation rigoureuse de l'argent public. Néanmoins, du fait des tensions actuelles, les prix sont en effet de l'ordre de 0,40 à 0,50 euro l'unité ; il faut bien comprendre que le bon déroulement des négociations doit être garanti.
J'étais rapporteur de la loi de 2007 qui a créé l'EPRUS, véritable bouclier sanitaire à l'époque des virus H5N1 puis H1N1. L'audition en 2010, devant une commission d'enquête parlementaire, de M. Thierry Coudert, alors directeur général de l'établissement, confirme ce qu'on a lu récemment dans la presse : il disposait d'un stock de 1,7 milliard de masques, plus 6 000 respirateurs et 94 millions de doses de vaccin contre le virus H1N1 – on se rappelle ce qu'il est advenu de ces dernières. En 2015, un rapport sénatorial sonnait l'alarme : les stocks avaient diminué de 50 % depuis 2010, du fait d'un changement de stratégie que nous ignorions alors. En mai 2019, dans le rapport précité, le groupe d'experts présidé par le professeur Stahl préconisait de reconstituer les stocks de masques pour les porter à 1 milliard d'unités. Mais, début mars 2020, lors d'une séance de questions au Gouvernement, le ministre des solidarités et de la santé a indiqué qu'il n'en restait que 140 millions environ. Où sont passés les masques entre 2010 et 2020 ? À quelle date précise les commandes de 2 milliards de masques ont-elles été passées ?
L'humilité face à un virus que nous ne connaissons pas ne doit pas empêcher l'efficacité et la détermination pour protéger nos concitoyens.
Vous dites qu'il ne sera pas nécessaire de tester tous les Français, mais beaucoup d'entre eux considéreront qu'il s'agit d'un préalable nécessaire à un retour au travail en toute sécurité. Combien de machines, de tests de différents types, d'écouvillons et de réactifs ont été commandés pour équiper nos 4500 laboratoires privés ainsi que les quelques laboratoires publics, qui pourraient facilement pratiquer un demi-million de tests par jour à raison d'une centaine chacun ?
Quant aux masques, combien seront à la disposition des Français le 11 mai, quand il faudra prendre le chemin du travail, et comment leur seront-ils livrés ? Les moyens doivent s'adapter à la stratégie, et non l'inverse.
J'interviens au nom de la commission du développement durable et de l'aménagement du territoire, et j'associe particulièrement à ma question Élisabeth Toutut-Picard.
Les liens entre la santé humaine et l'environnement dans lequel nous évoluons sont connus depuis longtemps : tout est interconnecté. On sait que le Covid est d'origine animale, et des études nombreuses montrent que la destruction des forêts, des écosystèmes et de la biodiversité favorisent l'essor des zoonoses. Personnellement, je pense que le facteur environnemental au sens large – les atteintes à la biodiversité mais aussi la pollution de l'air ou l'exposition aux substances chimiques et aux rayonnements – a jusqu'à présent été sous-estimé dans l'appréciation du risque pandémique et, plus généralement, dans notre politique de santé publique. Comment organiser la recherche pour approfondir notre connaissance des relations entre propagation des épidémies et paramètres environnementaux ?
Si l'épidémie et le confinement devaient perdurer jusqu'à d'éventuels épisodes caniculaires durant l'été, quelles mesures faudrait-il prendre vis-à-vis des populations vulnérables pour éviter la saturation des hôpitaux ?
Pour l'acquisition de 1,1 million de masques qui nous a été demandée le 30 janvier, nous avons fait appel au grossiste répartiteur avec lequel nous sommes liés par un contrat cadre pour ce type de marchés. Par la suite, avec l'augmentation de la demande, comme la réquisition des masques ne suffisait pas, nous avons passé toutes les commandes à l'international, avec une grande réactivité, et nous continuons de le faire.
Une partie des masques issus des stocks de l'EPRUS ont été utilisés. D'autres, en assez grand nombre, ont été considérés en 2018 non conforme à un usage sanitaire – celui qui a été jugé prioritaire au début de la présente crise. Le reste a récemment été considéré comme périmé mais susceptible d'être réutilisé.
Dans une phase ultérieure de nos travaux, il nous faudra surtout comprendre pourquoi ces stocks n'ont pas été renouvelés.
Il est exact que si, dans l'Oise, la situation est restée relativement maîtrisée, c'est à Mulhouse que le basculement a vraiment eu lieu, après le rassemblement évangélique ; une publication récente le démontre. Sans cet événement, serions-nous pour autant dans la même situation que l'Allemagne ? Rappelons que ce pays utilise aussi les tests PCR beaucoup plus largement que nous, ce dont nous devons tirer les leçons. Cela dit, on y pratique environ 70 000 à 80 000 par jour, dans un cadre différent, avec une population supérieure et une partie orientale du pays moins urbanisée que ne l'est la France. Ce nombre est proche des 100 000 évoqués pour notre pays, mais qui n'est pas un dogme : s'il en faut plus, nous en aurons plus ; mais nous n'en aurons assurément pas 62 millions le 15 mai.
Quant à la question de savoir si les marchés parient sur telle ou telle molécule, je serai cinglant : ayant consacré ma vie à la recherche thérapeutique et n'entretenant aucun lien avec l'industrie pharmaceutique depuis que j'ai dirigé l'ANRS, l'Agence nationale de recherche sur le sida et les hépatites virales, puis présidé le Comité consultatif national d'éthique, j'estime que la recherche ne se fait pas sur les marchés – heureusement, car ils se sont trompés à propos de plusieurs médicaments –, mais se fonde sur les résultats d'essais cliniques rigoureux. La France a monté un réseau de recherche clinique de qualité ; la crise ne doit pas modifier cette organisation de nature scientifique.
C'est une très bonne question que celle relative au lien entre épidémie et environnement. J'ai été frappé par le fait qu'en Guinée, les zones les plus déforestées ont aussi été les plus touchées par Ebola, à cause de l'évolution des interactions entre l'homme et les animaux. Mais le Covid-19 est surtout une maladie des grandes zones urbaines – dans le Cantal, on ne déplore que cinquante cas et un seul décès. L'explication la plus simple, c'est qu'il y a plus de monde dans les grandes villes, comme New York ou Londres, et que les contacts y sont donc plus concentrés. Néanmoins les choses sont peut-être plus complexes : la transmission aérienne du virus, notamment, soulève encore des interrogations. De plus, il existe des zones urbaines épargnées par la transmission, comme au Cambodge, qui ne connaît pas l'explosion attendue, alors que le système de santé publique y est relativement faible, ou dans les grandes métropoles du Vietnam, Saigon et Hanoi, assez peu touchées, peut-être aussi du fait du recours au tracking. L'humidité ou la température jouent-ils ? En tout cas, le Conseil scientifique s'intéresse à ces questions et aimerait s'adjoindre rapidement l'expertise de spécialistes de l'environnement et de géographes, j'en parlais ce matin avec le directeur général du CNRS. Le virus est trop complexe, en effet, pour être abordé sous le seul angle sanitaire.
Vous avez éclairé nos esprits tout en assombrissant notre humeur : nous avons pris la mesure de notre adversaire sournois, encore méconnu, protéiforme, dont nous percevons chaque jour un peu plus la nocivité. Nous avons bien compris qu'il n'existe ni précaution, ni recette, ni traitement miracle et qu'une prise de risque collective est nécessaire : nous devons continuer à vivre avec le virus. Merci de votre esprit de nuance et de votre humilité, qui devraient nous inciter à proscrire les appréciations à l'emporte-pièce. Je retiens que le pire n'est jamais sûr et que la vie est un risque à courir.
L'audition s'achève à vingt heures trente.