Je savais en venant devant cette commission que je rencontrerai des collègues bons connaisseurs du sujet et, pour nombre d'entre eux, engagés d'assez longue date pour avoir des convictions bien construites et appuyées sur une connaissance fine du sujet.
Je n'ai, pour ma part, jamais été un spécialiste du domaine. J'en ai plutôt été un praticien. Élu local d'une banlieue parisienne en explosion d'habitat – j'ai été conseiller général et maire adjoint de la commune de Massy –, je suis arrivé quasiment dans la foulée de la marche des Pieds-noirs, qui y avaient débarqué et, à l'époque, l'État ne comptait sur rien d'autre que lui-même pour régler le problème que représentait la survenue d'un million de nos compatriotes, dont votre serviteur. Le préfet Delouvrier, sans s'encombrer de trop de détails, avait réquisitionné tout un espace rural et, en août 1962, les bulldozers ont renversé la moisson et, à cheval sur deux territoires communaux, Massy et Antony, un immense ensemble a été construit. Les gens qui allaient dans les HLM à l'époque, je ne parle pas spécialement des Pieds-noirs mais aussi de tous les autres, parce qu'il y avait eu l'exode rural avant, étaient absolument enchantés de s'y trouver. Cela paraît étrange à dire, mais les habitants étaient contents parce qu'autrefois, l'habitat indigne, c'était à la campagne qu'il était et, dans ces villes qui étaient en train de croître, il y avait les chambres séparées, le chauffage central, l'eau courante partout, les toilettes séparées. Enfin, c'était le bonheur !
Il faut le dire comme c'est : l'habitat social a été vécu comme un enchantement et une amélioration de la condition du salariat pendant dix ou vingt ans, durant cette période que l'on appelle les Trente Glorieuses. Je ne sais pas pour qui elles étaient glorieuses, mais, en tout cas, dans ce domaine, les gens étaient assez contents.
D'un côté, l'accumulation capitaliste se faisait, de l'autre, les gens se débrouillaient entre eux. Alors, comme je le disais dans ma présentation, on a fait porter sur les paysans le poids principal de l'amélioration de la condition ouvrière, en baissant spectaculairement le prix de l'alimentation. Celui-ci, qui représentait de 20 à 25 % des budgets familiaux, s'est écroulé à 8 ou 9 %. Cela s'est fait en augmentant les rendements, en baissant le prix de l'alimentation… vous connaissez tout cela.
Puis, à certains endroits, tout ce qui avait été construit à la va-vite et, pour mieux dire, à la n'importe comment, a commencé à se dégrader à vitesse grand V. Ceux qui dirigeaient le pays, quels qu'ils aient été, n'en avaient peut-être pas une conscience assez claire parce que, socialement, ils n'étaient pas vraiment concernés. Si bien que, lorsque des élus alertaient, ils se heurtaient à un certain scepticisme, parfois même, à l'idée que, ma foi, en améliorant l'environnement social et culturel, tout finirait par se résorber.
Ce n'est pas du tout ce qui s'est passé, bien évidemment, car le croisement de la raréfaction de la construction de l'habitat dont les statistiques font état, combinée à la dégradation de la condition sociale des personnes au cours des trente dernières années, a conduit au résultat que vous avez pu observer, celui d'un séparatisme social qui ne résulte pas toujours d'une intention délibérée, d'un complot ou d'un plan mais, la vie étant insupportable à certains endroits, ceux qui en ont les moyens s'en échappent à toute vitesse pour aller vers d'autres lieux où ils se retrouvent entre eux et se protègent. C'est ce que nous avons sous les yeux.
Je n'ai eu qu'une ou deux questions extrêmement précises de votre part mais, pour le reste, je dirai que nous avons confronté des visions de la question de l'habitat. C'est une bonne chose, car cette question nous renvoie, en effet, à notre vision de la façon de faire avancer une société.
Comment a-t-on pensé y répondre ? On s'est dit que, puisque l'État n'a plus de sous, que l'État est indigne, qu'il est un parasite et qu'il n'est bon à rien, il fallait compter sur l'investissement privé et la fortune privée pour créer du logement. Dès lors, très logiquement, cette forme d'investissement a été favorisée et, comme toujours, les petits servent de protection aux gros : on invoque la personne qui a acheté un logement ou qui a réalisé un placement dans un logement et on veille à la bichonner, ce qui est bien normal, parce que, souvent, il ne s'agit pas d'un multimillionnaire. Cela peut être un favorisé de circonstances heureuses, ce qui a été mon cas en arrivant à Paris au bon moment. Vous savez, même si la valeur de votre bien progresse de 350 % en dix ans, je peux vous garantir que sa valeur d'usage n'a changé en rien. J'entends par là que c'est la même rue, le même feu rouge, le même arbre qui sont en face de moi depuis vingt ans. Il n'y a pas plus de théâtre ni plus de transport, mais la valeur d'échange a fait un bond de 350 % !
Comment s'expliquer ce mystère ? Il réside dans le fait que la finance s'est emparée du logement et y trouve des rendements absolument inouïs ; inouïs et paradoxaux parce que, pour un très grand groupe investisseur, parfois, mieux vaut avoir des logements vides que des logements pleins. Les logements vides étant considérés comme un bien plus liquide, qui s'échangera plus facilement au moment de réaliser des emprunts hypothéqués sur ces biens, leur valeur est bien plus élevée. Ainsi voit-on des exemples absolument incroyables : on m'a parlé d'une rue à Stockholm totalement dépeuplée ; le fonds qui a placé son argent là trouve cela très bien parce qu'il se crée là-dessus des possibilités financières qu'il ne trouverait pas ailleurs !
Nous autres à Marseille, nous avons la rue de la République qui se trouve dans ce cas : un grand fonds a tout acheté, il a expulsé les habitants, et nous nous retrouvons avec une rue superbe mais vide, située juste à côté du quartier le plus pauvre d'Europe. Je le dis donc clairement : pour nous, l'idée est de briser la rente financière sur le placement financier dans le domaine immobilier.
Vous autres de la majorité, vous devriez être d'accord avec moi sur ce point. Je vais vous expliquer pourquoi. Quand vous avez supprimé l'impôt sur la fortune, vous avez choisi de supprimer la partie capital financier, considérant – et ceux d'entre vous qui ont osé franchir le pas l'ont dit, me semble-t-il – qu'ainsi, vous encourageriez le placement et la circulation de l'argent. Vous étiez à votre façon des keynésiens qui vouliez couper la gorge du rentier ! (Le président Roland Lescure proteste.) C'est seulement pour cette phrase, Monsieur Lescure !