Nous sommes aujourd'hui partagés entre satisfaction et colère. Satisfaction d'être ici pour légiférer et démontrer aux Français qui nous observent que, nonobstant la crise, malgré les gestes barrières et les protections indispensables, nous sommes là pour accomplir la mission qui est la nôtre, celle qui nous est confiée par la Constitution : voter la loi. Mais en colère, très en colère, car tenus de le faire dans des conditions déplorables, mais aussi et surtout parce que, une fois votée, la loi nous privera de la possibilité de légiférer dans plus de trente domaines pour une durée variant de six à douze mois, en modifiant parfois de manière irrémédiable des dispositions votées par le passé.
L'urgence ne peut pas tout expliquer, ni tout excuser. En droit civil, elle est synonyme d'évidence. Ici, c'est le contraire, elle rime avec l'effet de surprise, la confusion et le bénéfice que vous pourrez en tirer.
Oui, il faut des mesures urgentes pour lutter contre la crise, mais pas n'importe lesquelles, pas n'importe comment et surtout pas à n'importe quel prix. Le paradoxe tient à ce que vous nous demandez de vous autoriser à légiférer par ordonnance pour échapper aux lourdeurs du Parlement alors qu'en trois jours ouvrés, nous sommes ici prêts à voter la loi. Cette lourdeur n'est qu'hypothétique ; elle n'a pas empêché la commission d'examiner le texte et le débat de se tenir ici aujourd'hui.
L'urgence et la nécessité de prendre des décisions rapidement ne sont donc absolument pas incompatibles avec le respect des institutions et un bon fonctionnement démocratique, ne vous en déplaise.
Dans cette confusion, avec un texte plus dense et plus fourni que le plus extraordinaire des bazars – mais sans doute est-ce volontaire – , vous voulez en réalité non pas nous faire faire notre travail de législateur, mais être habilités à le faire à notre place pour d'obscures et incompréhensibles raisons qui ne résistent pas à l'examen et dont vous avez été incapables de nous convaincre en commission.
Vous viendrez ensuite faire votre marché dans ce texte fourre-tout afin de légiférer comme bon vous semblera dans une période allant bien au-delà de l'état d'urgence, prétendue cause des demandes d'habilitation.
Ce faisant, vous dévoyez les institutions et l'article 38 de la Constitution. Ce dernier prévoit la possibilité pour le Gouvernement de solliciter du Parlement l'autorisation de prendre des mesures qui sont normalement du domaine de la loi pour l'exécution de son programme, et non pour la prise de mesures urgentes. Or, de programme, vous n'en avez pas car, si vous en aviez eu, vous n'auriez pas eu besoin, hier soir à quelques minutes de l'expiration du délai de dépôt des amendements, de déposer plus de dix-huit amendements.
L'immense fatras que constitue l'article 1er, allant de la prorogation des mandats – lesquels, nous l'ignorons – , à la gestion des fédérations de chasseurs en passant par la justice, les contrats de travail, la protection des consommateurs ou enfin les tickets restaurant, illustre à lui seul l'absence de colonne vertébrale et de vision programmatique du traitement de la sortie de crise : des pansements pour arrêter une hémorragie !
Je ne parle pas de l'article 3 qui, sans précision aucune, vient demander le dépôt sur le compte du Trésor des disponibilités de personnes dont la liste n'est ni établie, ni possible à dresser, comme nous l'avons vu en commission.
Le Conseil d'État et le Conseil constitutionnel imposent de préciser la finalité de l'habilitation et le domaine d'intervention des mesures qu'elle vise à prendre – nous en sommes loin, très loin.
Pas de programme, du flou à tous les étages, et encore moins d'évaluation de la portée des mesures envisagées ; alors évidemment, non, nous ne pouvons accepter de vous habiliter à légiférer par ordonnance dans un délai de six à douze mois, de manière rétroactive, y compris en matière pénale et ce, en violation de l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Nous ne pouvons vous laisser faire fi des longs débats tenus lors du vote de la loi de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice, oublier les procédures de consultation qui ressortent de la loi ou du règlement, faire main basse sur la trésorerie d'organismes publics ou privés que vous avez été incapables de définir ni prendre, toujours dans la même urgence, des mesures afférentes au Brexit, sans rapport aucun avec la crise sanitaire que nous traversons.
Non, définitivement, ce texte d'opportunité vient, à un moment où la France a besoin d'unité, prendre en traître la représentation nationale en tentant de lui extorquer dans la précipitation des habilitations aussi diverses que confuses. Nous ne pouvons cautionner un tel désarmement du Parlement. La loi du Gouvernement, émanant de la majorité, n'est pas la loi des Français que nous représentons dans la plénitude du débat parlementaire.