Intervention de Philippe Latombe

Séance en hémicycle du mercredi 27 mai 2020 à 15h00
Déclaration du gouvernement relative aux innovations numériques dans la lutte contre l'épidémie de covid-19 suivie d'un débat et d'un vote

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaPhilippe Latombe :

… dont il a fait à tort l'objet, découragent un trop grand nombre de nos concitoyens de l'expérimenter. Comment objectivement évaluer un dispositif qui n'aurait pas pu véritablement se déployer ?

Ceux qui s'effarouchent de StopCovid pour la sécurité de leurs données personnelles sont les mêmes qui n'hésitent pas, pourtant, à les mettre en péril sur des plates-formes de visioconférence comme Zoom, dont la fiabilité laisse à désirer. Consacrons-nous donc, s'il vous plaît, à de justes combats.

Les difficultés rencontrées par StopCovid sont d'ailleurs les révélateurs sans concession de nos défaillances en matière numérique. Son application représente un terrain d'expérimentation qui se situe bien au-delà de sa raison d'être. Les obstacles n'en sont pas moins préoccupants.

Le premier ne nous était pas inconnu : je pense à la fracture numérique. Mais il se rappelle à nous avec d'autant plus d'acuité que l'efficacité d'un tel dispositif réside en grande partie dans sa capacité à être utilisé par le plus grand nombre. Cette difficulté fait d'ailleurs écho à celle rencontrée, pendant le confinement, par certaines catégories de la population pour accéder au télé-enseignement. La crise actuelle souligne de nouveau l'urgence d'y remédier.

Cette fracture est triple : elle est d'abord géographique, tributaire de la persistance de déserts numériques encore trop nombreux, révélatrice d'une discrimination territoriale préoccupante quant à l'accès de certains de nos concitoyens aux nouvelles technologies et par-là même aux perspectives d'emplois, notamment, qu'elle propose.

Elle est ensuite culturelle, en raison de la plus ou moins grande maîtrise de l'outil numérique par certains de nos concitoyens, notamment les plus âgés. Ces deux causes peuvent bien évidemment se cumuler : celui qui vit dans un désert numérique a moins d'occasions de s'approprier l'outil numérique, cela va de soi.

Elle est enfin économique : l'application ne pourrait être installée que sur les téléphones portables de type smartphone, ce qui exclut de facto du programme ceux qui n'en possèdent pas, souvent parce qu'ils n'en ont pas les moyens. Un boîtier est en cours de réalisation pour remédier à ce problème.

Les réponses à la fracture numérique, notamment le développement à venir de la 5G, sont bien connues, mais je ne m'y étendrai pas. En revanche, s'il est une défaillance cruellement révélée à la faveur du projet StopCovid, c'est bien celle de notre souveraineté numérique. C'est un sujet d'inquiétude essentiel, sur lequel travaille d'ailleurs notre collègue Philippe Michel-Kleisbauer, spécialiste des questions de cybersécurité au sein de la commission de la défense.

L'épisode StopCovid apporte encore la preuve, s'il en était besoin, de notre dépendance coupable à Google et à Apple. Nous utilisons leurs systèmes d'exploitation, les OS ; nos données sont hébergées dans le cloud américain ; nous sommes soumis à leur bon vouloir, comme l'a montré le bras de fer qui a eu lieu en raison du refus d'Apple et de Google de nous fournir leurs codes pour installer notre logiciel, sachant que ces mêmes GAFA souhaitent imposer leur propre architecture logicielle.

Reconnaissons-le : nous sommes captifs.

L'application StopCovid s'inscrit dans un cadre européen, pour garantir l'interopérabilité entre les applications nationales éventuellement déployées. Les échanges se sont pour partie déroulés au sein d'une initiative encore informelle – Pan-European privacy-preserving proximity tracing – qui vise à établir un cadre d'interopérabilité entre les solutions nationales, dans le strict respect du cadre européen, de la vie privée et de la protection des données.

Le véritable enjeu de l'application StopCovid n'est donc pas celui qui concentre l'attention de ses adversaires – le risque éventuel d'une atteinte à nos libertés par ceux qui nous gouvernent. Il s'agit plutôt de l'abandon d'une partie de notre souveraineté nationale – c'est l'histoire éternelle de l'arbre, inoffensif en l'espèce, qui cache la forêt. Or dans la forêt, puisqu'il est question de santé, se trouve par exemple le Health data hub de Microsoft, où seront hébergées les données de santé de nos compatriotes. Il en va de même de l'utilisation dans l'application du service reCAPTCHA de Google. Voilà de réels sujets d'inquiétude, monsieur le secrétaire d'État !

Les enjeux stratégiques sont ailleurs. Nous sommes tels David face à Goliath et si nous ne réagissons pas, nous ne vaincrons pas les géants du Net. Nous devons échapper à cette soumission trop longtemps consentie et occultée ; il y va de notre souveraineté, et donc de notre sécurité nationale. L'application StopCovid est l'occasion de poser une première brique, même modeste, à la construction de notre indépendance numérique. La France doit être un moteur de la construction d'une Europe numérique qui trouvera sa place entre les géants américains et le dragon chinois. C'est pourquoi, au-delà de la problématique sanitaire, il était pertinent que StopCovid participât au PEPP-PT.

C'est aussi pourquoi il est profondément regrettable que les États européens avancent en rangs dispersés et que la France soit isolée dans sa volonté de se libérer de l'emprise des GAFA. Ce symbole va bien au-delà du seul enjeu sanitaire de l'application. Nous sommes en retard, très en retard s'agissant de la souveraineté numérique. Il nous faut donc mettre les bouchées doubles. Cela passe par la création d'un véritable ministère du numérique doté de compétences transversales, par une vision prospective, par un soutien sans faille à l'innovation et à l'expérimentation, et par l'instauration d'une véritable coopération européenne dans ce domaine.

De cet épisode, le groupe MODEM retient la nécessité pour la France d'acquérir sa souveraineté numérique et prendra avec conviction sa part dans cet incontournable chantier.

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