La proposition a en effet été formulée par le gouvernement socialiste espagnol et suscite l'intérêt parmi les tenants de positions économiques pourtant différentes.
Elle soulève plusieurs questions, ne serait-ce que parce que, pour placer une dette, il faut des acheteurs. Il existe sur les marchés financiers actuels des acheteurs qui achètent de la dette à une échéance de cinquante ans ; certains pourraient être intéressants. Rappelons que seuls 13 % des placements de dette française courent au-delà de dix ans.
Encore une fois, la question est légitime et doit faire l'objet de débats. Cela étant, plus la durée de remboursement est longue, plus les taux d'intérêts sont élevés ; actuellement, les taux d'intérêts à dix ans sont nuls. Je suis plus sceptique quant à l'idée de l'annulation des dettes. En tout état de cause, cela ne se décide pas d'un claquement de doigts : il faut des débats économiques plus approfondis et, de surcroît, cette proposition ne fait pas l'objet d'un consensus européen. Le débat intellectuel avec vous mérite néanmoins d'avoir lieu, même si je ne crois pas qu'il suffise de décréter que la dette perpétuelle est la solution. La dernière fois que la France a choisi cette voie, c'était sous François Ier et, à chaque fois, elle s'en est sortie en faisant défaut – c'est une perspective qu'il faut avoir à l'esprit. Le débat économique peut certes avoir lieu, mais il n'est pas certain que cette solution soit la meilleure.
Vous proposez grosso modo l'annulation de la dette des États détenue par la BCE ou la monétisation des dettes, c'est-à-dire l'émission de dette par la BCE pour le compte des dépenses budgétaires des États. Cela me semble poser des problèmes d'ordre économique et d'ordre politique.
Remarquons d'emblée qu'aucune grande banque centrale ne pratique, à proprement parler, la monétisation de la dette. En outre, vous écartez d'un revers de main le risque inflationniste : c'est un sujet de débat. L'idée selon laquelle la monétisation de la dette – soit l'équivalent d'une dévaluation – n'aurait pas d'effets sur l'inflation fait débat entre économistes, en particulier compte tenu de la surface de l'euro, de sa crédibilité et de son importance dans les moyens de paiement internationaux. Quoi qu'il en soit, ce risque ne peut pas être ignoré, surtout si l'on considère que la BCE doit perdre son indépendance et monétiser la dette des États, d'où des répercussions sur la crédibilité de la monnaie, car il faut bien des actifs face au passif.
Il en va de même de l'annulation de la dette : vous proposez que la BCE, qui détient des dettes des États, annule ses créances, car les États eux-mêmes ne peuvent pas faire défaut, auquel cas ils le feraient vis-à-vis de tous leurs créanciers. En clair, on annulerait un passif sans actif pour le compenser, mais l'actif en question, c'est la monnaie. Dès lors, les incidences sur la crédibilité de l'euro et sur les prix pourraient être majeurs. Encore une fois, on ne saurait écarter d'un revers de main le risque inflationniste en prenant exemple sur les États-Unis – la place du dollar étant différente – et sur la Chine – dont la structure économique lui permet d'agir ainsi. L'annulation des 2 400 milliards d'euros de dette de l'eurosystème pourrait produire des effets considérables.
De façon générale, je rappelle que notre capacité à placer la dette française dépend de la crédibilité non seulement de la BCE, mais aussi de celle de la monnaie. Lors du dernier placement de dette française à vingt ans, il y a quelques jours, plus de 40 % des acquéreurs se trouvaient hors de l'Union européenne. Un tel mouvement pourrait donc produire des effets systémiques massifs, y compris sur la vie économique des pays concernés.
Notre désaccord est aussi d'ordre politique. Sophie Auconie l'a dit : la décision de monétiser la dette, c'est-à-dire de la mutualiser en partant du principe, toutes choses étant égales par ailleurs, que l'Europe émettra la dette pour le compte des États, aura pour conséquence de mutualiser les politiques économiques et budgétaires, donc les dépenses budgétaires. On ne saurait laisser la France ou l'Italie décider de leurs propres politiques publiques alors que l'Europe émet la dette. Non : l'émission de dette au niveau européen suppose de fédéraliser les dépenses budgétaires – ce qui peut constituer un projet politique.