En moins de deux mois, vous avez publié de nombreuses ordonnances visant à faire face à l'épidémie et à permettre à l'institution judiciaire de continuer son activité indispensable de règlement des litiges, comme nous le souhaitions tous.
Pour atteindre cet objectif, il aurait toutefois fallu le concours de plusieurs éléments cumulatifs tels que des moyens suffisants, un climat judiciaire apaisé ou des outils permettant à chacun d'assurer la continuité du service. Or, comme cela a été dit avant moi, nous avons déploré des connexions numériques défaillantes et un nombre insuffisant d'ordinateurs portables : les conditions de travail ont été déplorables pendant cette période.
Madame la garde des sceaux, l'institution n'a pas été à la hauteur. Vous avez accepté de confiner la justice : cela, personne ne peut le cautionner. Depuis trois ans, nonobstant vos lois et vos déclarations, la tension monte chez les professionnels de la justice, tant le dialogue est totalement rompu, jusqu'à ce blocage historique de l'institution judiciaire il y a quelques semaines lors de la réforme des retraites. Cette fuite en avant de la justice n'était alors plus supportable, et la covid-19 est venue donner un coup de grâce à l'équilibre plus qu'instable du service public de la justice, qui a été mis quasiment à l'arrêt.
En matière civile, par exemple, presque toutes les audiences ont été reportées, ce qui a bloqué et bloque encore bon nombre de dossiers. Les mises en l'état, qui devaient fonctionner sans difficulté, ont été également paralysées. Derrière cela, vous le savez, madame la garde des sceaux, il y a des femmes et des hommes qui attendent une décision de justice pour un litige souvent important pour leur quotidien, qu'il soit d'ordre familial, prud'homal ou commercial. Ce sont également des femmes et des hommes qui, durant des semaines, n'ont pas pu contacter les greffes tant ils étaient injoignables.
En matière pénale, le constat n'est pas meilleur. Comment peut-on tolérer, par exemple, que l'on maintienne en détention une personne sans que celle-ci ait été présentée à un juge ? Comment peut-on expliquer que, sous prétexte d'un virus, vous libériez plus de 12 000 détenus à la mi-mai ? Jusqu'où cette crise sanitaire peut-elle conduire ?
À titre d'exemple complémentaire illustrant le fonctionnement de notre institution, je déplore fortement votre projet de loi portant diverses dispositions urgentes pour faire face aux conséquences de l'épidémie de covid-19, tant l'expérimentation des cours criminelles dans un certain nombre de départements, que vous avez souhaitée, vous permet d'expédier les affaires en retard pour les sessions d'assises, de tenter de répondre aux manquements du Gouvernement en matière de justice, de remettre en cause la tradition démocratique du jury populaire et de pratiquer, une énième fois, la différenciation territoriale.
Outre ce projet de loi, le ministère de la justice a donné l'instruction à chaque juridiction de faire comme elle pouvait, laissant fatalement la place à une différence d'appréciation et de traitement des dossiers selon les territoires. Cela n'est pas acceptable.
Sur la forme, enfin, il n'est pas tolérable que le télétravail soit possible dans presque tous les secteurs professionnels en France mais que la justice, faute de moyens suffisants, ne puisse pas fournir aux services des greffes des outils numériques leur permettant de traiter les dossiers à distance et de répondre aux sollicitations légitimes des justiciables.
Les acteurs de la justice, les magistrats, les personnels de greffe, les auxiliaires de justice et les avocats ont été en panne totale au cours de cette période. Que répondre à ces professionnels et aux justiciables qui attendent, depuis plusieurs semaines, une décision ou simplement une information ? Que répondre à celles et ceux qui s'inquiètent de l'état de délabrement de notre institution judiciaire, qui s'interrogent sur l'acceptation fataliste d'une justice prédictive où l'algorithme remplacerait les magistrats ?
La gestion hasardeuse de la crise sanitaire s'agissant de l'autorité judiciaire a provoqué de l'insécurité juridique : voilà une conséquence majeure et dramatique des derniers événements pour tous les professionnels du droit comme pour les justiciables, qui ont aujourd'hui besoin d'une garde des sceaux à la hauteur des attentes de l'institution judiciaire !