La crise sanitaire que nous venons de vivre est inédite à l'ère contemporaine. Par bien des aspects, elle ébranle nos certitudes et réclame davantage d'humilité face à la responsabilité de chacun d'entre nous.
Le 16 mars, le Président de la République a opté pour un discours offensif, guerrier. Toute guerre demande des soldats et des équipements. Les soldats, nous les avions : ils se sont distingués durant cette période déroutante, anxiogène, violente, meurtrière ; ce sont les professionnels de santé. Envoyés sans munitions en première ligne, ils ne demandent aujourd'hui ni tambours ni trompettes, mais de quoi sortir de l'abattement où les a plongés cette crise traversée à bout de souffle, à bout de bras, à bout de nerfs. Combien ont été victimes de la covid-19, combien ont contaminé leurs proches, leurs patients, faute de protections, c'est-à-dire faute de capacités d'anticipation et de réaction suffisantes de l'État ?
Cette crise n'aura rien révélé de nouveau concernant l'état de la fonction publique hospitalière, le quotidien des soignants et des personnels hospitaliers. Elle n'a fait que mettre en évidence ce que les professionnels dénonçaient depuis des années. À l'appui de mes propos, je vais vous lire le témoignage d'Estelle, infirmière puéricultrice et membre du collectif Inter-Urgences :
« Dépitée : adjectif qualifiant l'état d'esprit dans lequel je suis aujourd'hui concernant l'évolution de ma profession au sein de l'hôpital public. Après plus d'un an de mouvements de grève aux quatre coins de France pour alerter un cruel manque de moyens humains et matériels ainsi qu'une perte de sens dans l'exercice de nos professions, je suis désappointée. Cette crise sanitaire sans précédent n'a pourtant fait que le confirmer. Malheureusement, ils n'ont rien compris… et tentent de nous embarquer dans leurs élucubrations.
« Je n'ai jamais demandé ni prime, ni médaille ou d'être mise à l'honneur ; et encore moins que la population me fasse don de ses jours de repos pour partir en vacances. Cela relève de l'indécence la plus totale ! Ces propositions gouvernementales, comme les actions d'appels aux dons émanant de nos directions ou agences régionales de santé durant la crise, m'ont fait mourir de honte. Ce n'est pas ce que je représente, je ne veux pas être associée à cela et encore moins que la population si soutenante me prenne pour une petite fille capricieuse par la suite.
« Comme vous tous, j'ai de la famille, des amis, des connaissances qui ont souffert et qui souffrent encore de cette crise. Je ne les ai jamais oubliés, il en est de même pour tous ceux qui ont continué de nourrir, servir, … la population. Alors oui, aujourd'hui, je suis désabusée de la tournure que cela prend, mais je tiens à dire que je ne lâcherai rien. Je continuerai à crier pour pouvoir exercer correctement, pour vous prendre en charge et vous accompagner dignement, vous, vos familles, vos amis, …
« C'est pourquoi, humblement… je demande une revalorisation salariale de tous les paramédicaux pour rendre les métiers plus attractifs et que nous puissions exercer en nombre suffisant dans les services de soins à vos côtés. Je demande l'arrêt de la fermeture des lits des structures ainsi qu'une réouverture des lits nécessaires dans votre intérêt. Car il m'est intolérable de vous voir "végéter" ou dormir sur des brancards. Je demande la stagiairisation de tous les contrats précaires permettant également la stabilité des effectifs leur donnant accès aux formations et à un meilleur encadrement. Constatez donc que je ne suis ni une héroïne, ni une capricieuse mais bien une personne comme vous, attachée à sa profession, soucieuse de vouloir l'exercer décemment dans votre intérêt. »
Madame la secrétaire d'État, je ne sais pas si vous aviez lu cette lettre ; à présent, je suis du moins certaine que vous l'aurez entendue. Si l'on s'en tient uniquement à la dernière décennie, l'hôpital public est devenu un laboratoire pour technocrates, un terrain de jeu pour les apprentis sorciers de l'austérité. Les agences régionales de santé, les ARS, comme le COPERMO, le Comité interministériel de performance et de la modernisation de l'offre de soins, n'ont été que des outils de transcription du service public hospitalier en écriture comptable, de négation de sa vocation. J'en veux pour preuve le CHRU – centre hospitalier régional et universitaire – de Nancy, sous le coup d'un plan visant à supprimer 600 postes et à fermer 200 lits. Si l'exécution de ce plan est suspendue, c'est en raison de la communication inconsciente du directeur de l'ARS ; mais l'avenir du CHRU est toujours incertain.
Il faut des engagements concrets : cela devrait être la finalité du Ségur de la santé, dont les débuts ne rassurent personne. Le ministre a viré ceux qui en disaient trop au sujet de vos plans, mais ce que les Français vous demandent, c'est de tirer un trait sur l'austérité généralisée. La dénonciation de la situation dans les EHPAD vaut aussi pour l'hôpital public, vidé de son sens, réduit à faire la course avec les structures privées qui, elles, peuvent choisir leurs patients. La France qui soigne tout le monde est une France du public. Mesurez l'urgence : les unités de réanimation manquent pour faire face à l'aggravation d'une situation donnée, épidémie de covid-19 ou autre. Comprenez le besoin d'information, d'échéances, des patients et de leurs proches. Pour basculer dans une société du soin, il ne faudra pas des promesses, mais des moyens ; il faudra aussi que vous redonniez votre confiance aux professionnels de santé.
Durant l'été 2017, je suis montée à cette même tribune pour vous énoncer les quatorze besoins fondamentaux de Virginia Henderson. Vous ricaniez, à l'époque. Aujourd'hui, le soin apparaît comme un débouché politique prioritaire ; dans ce cadre, la réalisation des besoins est essentielle. L'hôpital public doit être au coeur de l'architecture de la santé de demain, et si nous voulons dessiner celle-ci, il est urgent de changer de méthode. Le plan « ma santé 2022 » a été une catastrophique coquille vide, revenant à maintenir les solutions du passé ; même Emmanuel Macron en a reconnu l'échec.
Chaque année, l'hôpital voit ses charges augmenter d'environ 4 % et son budget croître de 2 % : le compte n'y est pas. En 2018, les hôpitaux devaient réaliser 960 millions d'euros d'économies, malgré des ressources en hausse ; en 2019, 650 millions. Lors de l'examen du projet de loi de finances initiale pour 2020, en dépit de l'annonce en grande pompe d'un vaste plan pour l'hôpital, 800 millions d'économies étaient demandés aux établissements hospitaliers, 4,2 milliards à l'assurance maladie. Depuis l'arrivée au pouvoir d'Emmanuel Macron, on totalise ainsi 12 milliards d'économies sur les dépenses de santé ! Les chiffres font froid dans le dos, la réalité davantage encore. Combien de morts auraient pu être évitées si les moyens avaient été à la hauteur des enjeux, si vous n'aviez pas supprimé des lits à tour de bras, année après année ? Si l'épidémie avait dépassé les niveaux qu'elle a atteints dans le Grand Est et en Île-de-France, le cataclysme devenait inévitable.
Vous bénéficiez d'un système qui, malgré vos détricotages, se ressent encore de l'ambition de nos aînés. Nous avons la chance d'avoir des soignants qui ont tout fait pour que les services tiennent le coup. Mais vous avez fait de notre protection sociale une risible caricature des solidarités. Des soignants portant des sacs poubelles à défaut de blouses, des médecins et des praticiens à domicile sans matériel, des consignes contradictoires : voilà votre gestion de la crise. À l'annonce du confinement, vous aviez toute la confiance et la bienveillance de la nation ; vous avez menti aux Français et privé les hôpitaux de moyens. J'oubliais : vous avez tout de même su vous flatter de l'augmentation du nombre de places en réanimation. Vous aviez triplé la capacité d'accueil dans les services de réanimation ! Pas trop mal au dos ? Les lits n'étaient pas trop durs à pousser, les réanimateurs à déplacer ? Cet exploit, ce sont les services hospitaliers, les services techniques, les personnels soignants, jusqu'aux personnels administratifs encadrants et aux directions, qui l'ont accompli.
Vous avez fait quelque chose, néanmoins : vous avez ouvert les vannes du financement. C'est cela qui a permis aux hôpitaux de tenir vaille que vaille, mais de tenir. Combien de fois vous ai-je dit de leur donner plus de moyens financiers ? Mme Buzyn répondait que nos organisations n'étaient plus adaptées, les personnels pas assez formés ; qu'elle mettait un point d'honneur à ne pas vivre sur le dos de ses enfants, à ne pas leur laisser de dettes. Pendant la crise, le mot d'ordre est devenu : « Quoi qu'il en coûte ». Quel gâchis ! Au sein de la fonction publique hospitalière, on propose des salaires indécents. Dans ma circonscription, comme dans beaucoup de régions frontalières, les soignants sont souvent contraints d'aller travailler à l'étranger pour obtenir une meilleure rémunération, et les directeurs des hôpitaux se désolent de ne pas réussir à pourvoir leurs postes.
Il est temps de refermer cette honteuse parenthèse. Même Martin Hirsch, qui préfère d'habitude l'économie à la santé, a tiré la sonnette d'alarme. Mes chers collègues, renouons avec notre identité. L'identité de la France, c'est le service public ; l'identité de la France, c'est la possibilité pour chacun de ne pas s'inquiéter du lendemain. L'hôpital public est au coeur des jours heureux. Entre 1945 et 1960, en créant les CHRU, nous avons fait sortir de terre un réseau hospitalier dont le maillage s'est étendu sur tout le territoire à mesure que croissaient les besoins de la population. L'augmentation de l'espérance de vie, et surtout de l'espérance de vie en bonne santé, dépend de cette offre hospitalière. Sous le régime de l'austérité, cette espérance de vie en bonne santé diminue, particulièrement chez les plus faibles d'entre nous.
L'épidémie de covid-19 est un test à prendre au sérieux : plus rien ne doit être comme avant. Ce changement de paradigme ne se fera pas naturellement ; il faut provoquer le monde de demain. Les centaines de médecins démissionnant de leurs fonctions administratives, les grèves des blouses blanches, le désarroi des urgences, le délaissement de la psychiatrie, la marchandisation et la privatisation des EHPAD, sont les maux de notre époque, et fermer le livre de l'austérité doit constituer notre objectif minimal. Les « jours heureux » ne sont pas un slogan, mais un programme politique ; l'union nationale ne peut se réaliser que sur les conquêtes sociales.