Nous sortons d'une période dramatique. Les Français ont vécu dans l'angoisse durant des mois, à cause de ce virus inconnu. Le Gouvernement nous annonce qu'étant donné l'état sanitaire, l'état d'urgence ne sera pas prolongé au-delà du 10 juillet 2020. Bien évidemment, nous nous réjouissons ; mais, en fait, quand on examine le texte en détail, on s'aperçoit que le Gouvernement invente une curieuse troisième voie : il y avait le droit commun et l'état d'exception, il y a maintenant un nouveau régime dérogatoire, appelé « transitoire » – une transition qui dure quand même jusqu'au mois d'octobre. Contrairement à ce qu'il prétend, le texte ne vise pas à organiser la fin de l'état d'urgence ; il vise à prolonger ce dernier, sous une autre forme.
La loi du 11 mai 2020 prorogeait le régime d'exception jusqu'au 10 juillet. Il fallait évidemment prévoir la suite. Or on constate que la plupart des dispositions exceptionnelles sont prolongées jusqu'au 30 octobre. Comme vous l'avez déjà compris à travers les propos de mon collègue Saulignac, le groupe Socialistes et apparentés s'étonne de cette procédure un peu oblique, qui invite en réalité le pouvoir législatif à continuer à déléguer ses compétences élémentaires au pouvoir exécutif, donc à ne plus exercer son rôle de protection des libertés individuelles. Jusqu'au 30 octobre, c'est donc le Premier ministre qui pourra réglementer ou interdire la circulation des personnes et des véhicules, réglementer l'accès aux moyens de transport et les conditions de leur usage, ordonner la fermeture provisoire et réglementer l'ouverture, y compris les conditions d'accès et de présence, d'une ou plusieurs catégories d'établissements recevant du public : on voit que des libertés fondamentales sont ainsi confiées à l'exécutif.
En revanche, la commission des lois a réécrit les dispositions qui permettaient au Premier ministre de limiter ou d'interdire les rassemblements sur la voie publique, ainsi que les réunions de toute nature. Il faut dire que le Conseil d'État a récemment réaffirmé que la liberté de manifester, qui avait été restreinte pour des motifs sanitaires, était un aspect fondamental de notre démocratie. La rédaction de la commission des lois propose un cadre intermédiaire, de compromis : les rassemblements spontanés ne pourront pas être interdits – ce qui est d'ailleurs difficile dès lors qu'ils sont spontanés… – , mais ils pourront faire l'objet d'un encadrement du nombre de participants et d'une réglementation afin d'assurer le respect des gestes barrières ; quant aux manifestations sur la voie publique, elles pourront faire l'objet d'un régime d'autorisation adapté.
On comprend qu'il faille réduire le nombre des manifestations importantes ; il n'en est pas moins problématique de vous voir confisquer un droit fondamental en créant ce cadre transitoire. Nos concitoyens, qui se sont montrés extrêmement disciplinés en acceptant sans rechigner une privation de liberté sans précédent, aspirent à se retrouver libres. Or vous leur demandez d'attendre encore un peu.
Une autre mesure, qui figure à l'article 2, me semble problématique : le Gouvernement pourra prolonger par décret la durée de conservation de certaines données médicales. Quand nous avons voté l'autorisation de conserver ces données, vous avez présenté la mesure comme exceptionnelle et précisé que son application serait brève. Mais, comme d'habitude, vous voulez recourir au décret pour allonger et élargir le traçage.
Vos raisons sont sans doute légitimes. Reste que nous n'entrons pas sans crainte dans une société où des données personnelles sensibles seront conservées plus longtemps et utilisées plus largement. Nous devons apporter à nos concitoyens toutes les garanties en matière de protection des données et de secret médical.
Certes, nous reconnaissons que vous avez fait face dans des conditions difficiles à une crise grave et inédite. C'est pourquoi, au cours de cette période, nous avons voté un certain nombre de textes que vous avez présentés. Ce ne sera pas le cas pour ce projet de loi. Le groupe Socialistes et apparentés souhaite le rétablissement plein et entier du droit commun et du respect des libertés ; c'est pourquoi nous ne pourrons pas vous suivre.