La crise sanitaire et les choix qui l'ont accompagnée nous ont imposé une épreuve, un traumatisme social. Ce moment de tension a passé notre société au révélateur, il est venu interroger nos priorités, questionner le sens. Dans la gestion même de la crise sont apparus ces enjeux éthiques qui nous renvoient à l'idée que nous nous faisons des êtres humains, sociétaires du même genre humain.
Dans une tribune publiée fin avril, le philosophe italien Giorgio Agamben s'interrogeait : « Et qu'est qu'une société qui ne croit plus qu'à la survie ? » Il dénonçait ainsi une société dans laquelle, au nom de l'impératif sanitaire, nous sacrifions nos libertés, mais aussi nos conditions de vie normales, nos amitiés et jusqu'au respect de nos morts. Ce sont des interrogations que nous ne devons pas laisser de côté. Nous avons entendu des personnes se demander si c'était bien ainsi qu'elles voulaient vivre la dernière période de leur vie. Nous avons ressenti combien c'est le lien humain qui nous tient pleinement vivants, au-delà de la biologie. Au coeur de la crise se sont posées des questions éthiques dont on n'est pas certain qu'elles ont toujours été instruites par notre démocratie sous cloche, engourdie, qui s'en remet à une République dirigiste et reste suspendue aux annonces de son « télé-président ».
C'est donc plus largement qu'il convient de s'interroger sur la façon dont nous avons collectivement traversé cette épreuve. Le philosophe Lucien Sève, auquel je veux à nouveau ici rendre hommage avec émotion parce qu'il nous a quittés durant cette crise, fut un membre éminent du Comité consultatif national d'éthique pendant de nombreuses années à compter de sa création. Il définissait ainsi le rôle fondamental de cette institution : « [… ] à travers les avis qu'il aura à émettre, former le jugement public qui le rendra superflu ». Le CCNE ne se pose donc pas comme une autorité morale disant de façon absolue le bien et le mal, mais comme une instance de réflexion collective qui aide la société à élever son niveau de conscience des enjeux. Si c'est bien dans ce rôle que notre assemblée fait appel à lui, alors cela est bienvenu. Et la parole de cette instance n'aurait pas été superflue à l'heure où nous avions à prendre des décisions difficiles, de nature à interroger notre rapport collectif à la fragilité, à la mort, à l'égale dignité des personnes. Mais aurait-elle été suffisante sans la possibilité d'un véritable débat public et d'une démocratie déployée ?
Le Conseil scientifique installé par le Président de la République, fût-il présidé par le président du Comité consultatif national d'éthique pour des raisons tenant aussi au moins autant à son métier et à son expérience, répondait tout de même très mal à ces enjeux ; on était davantage dans le registre du conseil du prince. Nous avons besoin d'institutions qui tiennent debout dans la crise, mais on a eu plutôt le sentiment qu'elles étaient contournées pour assurer une meilleure justification des décisions prises. Notre république ne peut s'en accommoder. À ce titre, s'il faut renforcer leur place en l'inscrivant dans la loi, nous n'y sommes pas opposés, mais avec une prévention : à l'évidence, nous devons tirer les enseignements politiques, éthiques et historiques de la période que nous venons de vivre. Cela demandera du temps et les avis du CCNE, aussi éclairés soient-ils, n'y suffiront pas. S'il semble pertinent de l'interroger en temps de crise, le CCNE n'a pas vocation – ce n'est d'ailleurs pas ce que prévoit la proposition de loi – à prendre le pas sur la nécessaire délibération démocratique, laquelle a été largement confisquée durant la période.
Les questions éthiques soulevées par certaines décisions prises pendant la crise sanitaire, par exemple celles concernant l'organisation des funérailles, sont révélatrices des insuffisances d'un mode de gouvernement fondé sur l'expertise lorsque celui-ci néglige le rôle arbitral du politique et du débat contradictoire. Face à de tels enjeux anthropologiques, et alors que nos réponses nous engagent bien au-delà de la crise du moment et façonnent l'humanité, nous devons nous garder de tout régime des experts, que leur pouvoir soit réel ou apparent ; nous devons nous garder de toute gestion scientiste et technocratique, et donc d'une démarche éthique « de type monarchique » pour reprendre encore les mots de Lucien Sève. Il faut que chacun soit à sa place dans le grand corps de la République et, surtout, il faut que les citoyennes et les citoyens toujours en prise.
À la peur que le discours officiel a lui-même suscitée pour assurer son emprise s'est ajouté un vertige, celui de voir le paradigme de l'humanité réduit à l'enjeu sanitaire, si décisif soit-il, ou plutôt à un enjeu hygiénique excluant les autres dimensions de l'être humain, plaçant en apesanteur cette exigence du respect de tout humain et de tout l'humain. Cette tentation hygiéniste, positiviste, scientiste, répond à des conceptions autoritaires dont il faut se garder farouchement. On mesure à quel point, en regardant en arrière, la démocratie demeure bien, sous des dehors d'évidence, de nature subversive.
Le groupe de la gauche démocrate et républicaine votera donc votre proposition de loi, monsieur le rapporteur.