Madame la présidente, monsieur le ministre, monsieur le président de la commission des finances, monsieur le rapporteur général, mes chers collègues, 10 milliards d'euros d'argent public à débourser au profit des grands groupes, voilà, en une phrase, ce qui nous réunit ce lundi. Dans l'urgence, pour ne pas dire la panique, le législateur est sommé d'adopter, en un laps de temps record, un projet de budget qui mêle fiasco politico-fiscal, zones d'ombre multiples et injustice sociale caractérisée.
Voir la puissance publique devoir s'acquitter de 10 milliards d'euros quand l'affaire des Paradise Papers vient d'illustrer, si c'était nécessaire, les pratiques fiscales de ces grands groupes français, c'est non pas croquignolesque mais indécent. Nous parlons bien de ces multinationales parfois peu animées par la fibre patriotique à laquelle vous faites pourtant appel, monsieur le ministre. Au regard des orientations budgétaires que vous avez retenues, il est tout aussi affligeant de mettre à contribution nos concitoyens à hauteur de 5 milliards d'euros en 2018.
Rappelons que la contribution additionnelle de 3 % sur les dividendes avait une visée double. D'une part, elle a permis de trouver des fonds pour financer un précédent contentieux fiscal : elle rapportait 2 milliards d'euros par an. D'autre part, elle répondait à une logique économique et sociale que nous partagions : face à l'explosion illégitime des dividendes, il apparaissait essentiel d'adapter notre système fiscal en mettant sur pied un mécanisme privilégiant l'autofinancement sur l'augmentation toujours plus marquée des revenus des actionnaires. Certes, cette contribution de 3 % sur les dividendes n'était pas la panacée, elle était loin de faire la révolution, mais elle avait au moins le mérite d'aller dans le bon sens.
Incontestablement, notre pays souffre aujourd'hui d'une captation toujours plus grande des richesses créées par l'entreprise au profit des détenteurs de capitaux et au détriment de l'emploi, de l'investissement et du développement durable sur nos territoires – ce que nous sommes en principe chargés de défendre ici ! Chômage, précarité et pauvreté affectent un nombre toujours plus important de nos concitoyens, tandis que près de 300 milliards d'euros de dividendes ont été distribués par les entreprises au cours des cinq dernières années. C'est vertigineux ! Quand les entreprises distribuaient en dividendes 30 % des richesses qu'elles créaient dans les années 1980, elles en distribuent aujourd'hui 60 % – et les masses ne sont plus les mêmes ! Cette captation est nuisible pour notre économie : elle contribue au sous-investissement chronique dans l'appareil productif et alimente la financiarisation de l'ensemble du tissu économique. En accroissant les inégalités et le sentiment – et pas seulement le sentiment – d'injustice, cette captation est également nuisible pour le pacte social, et particulièrement toxique pour nos vies !
Une simple contribution de 3 % sur les dividendes, c'en était déjà trop pour les grands groupes du CAC 40 : ils ont rapidement multiplié les recours juridiques pour la faire tomber, ce qu'ils ont obtenu en mai dernier devant la Cour de justice de l'Union européenne, arguant de l'incompatibilité de cette taxe avec le régime mère-fille. J'en profite pour rappeler que, face aux effets de cette directive mère-fille, il apparaît désormais incontournable de disposer d'une information publique sur l'activité transnationale des grands groupes. Nous devons aussi faire la lumière sur les chiffres d'affaires réalisés, la localisation des bénéfices, les flux financiers intra-groupe. Le reporting pays par pays est plus que jamais d'actualité dans la lutte contre les pratiques fiscales agressives. L'Europe et la France doivent avancer sur ce point.
Finalement, les grands groupes vont donc récupérer leur mise : 9 milliards qu'ils avaient, selon le droit, indûment versés à l'État quand, dans le même temps, ils distribuaient 300 milliards d'euros de dividendes. Et, à ces 9 milliards, il faut ajouter pas moins de 1 milliard d'euros d'intérêts – j'y reviendrai.
Pour régler ces 10 milliards d'euros, chiffre édifiant pour nos finances publiques, vous nous proposez le schéma suivant : 5 milliards financés par une surtaxe temporaire à l'impôt sur les sociétés pour les entreprises dont le chiffre d'affaires est supérieur à 1 milliard d'euros ; 5 milliards financés par du déficit en 2018, comme vous nous l'avez indiqué. Autant nous pouvons partager la première option retenue, qui nous semble pertinente, autant il nous paraît profondément injuste de faire contribuer nos concitoyens à hauteur de 5 milliards au remboursement de ce fiasco fiscal. Tous les budgets depuis 2008, y compris le projet de loi de finances initiale que nous examinons actuellement, leur font payer une crise dont ils ne sont pas responsables, et on en rajoute ici une couche !
Monsieur le ministre, l'examen de ce projet de loi n'est pas encore terminé. Pourquoi ne pas pérenniser la contribution que vous nous proposez, même à un taux moindre, dès 2018 ? Cette solution, que nous avions proposée, permettrait de couvrir le coût du contentieux, apporterait une réponse concrète aux éventuelles pratiques d'optimisation fiscale des grands groupes et viendrait compenser la perte, pour le budget de l'État, de la suppression de cette taxe de 3 % sur les dividendes. Vous pourriez également élargir le champ de cette taxe en l'appliquant aux entreprises dès 500 millions d'euros de chiffre d'affaires. Il s'agit là, je crois, d'entreprises de taille importante, en mesure d'absorber le coût du dispositif.
Une autre option budgétaire était possible : le report d'un an de la suppression de l'ISF et de la mise en oeuvre du prélèvement forfaitaire unique – PFU. Coïncidence : cumulés, le coût de ces deux dispositifs est chiffré à 5 milliards d'euros. Vous auriez là un bon moyen de solder cette déconfiture fiscale dans la justice sociale.
J'en viens à la question des intérêts à régler au titre de ce contentieux. Personne ne parle de « scandale d'État », mais permettez-moi de juger que cela en a tous les atours : 1 milliard d'euros d'intérêts sur un contentieux chiffré à 9 milliards, mes chers collègues ! Un milliard, c'est un peu plus que le budget de la mission « Sport, jeunesse et vie associative ». Spectaculaire ! C'est une belle affaire pour les grands groupes, qui ont réalisé là un placement financier intéressant, au détriment de nos finances publiques et de notre capacité à agir et à mener des politiques de transformation sociale.
Vous avez indiqué vouloir diviser le taux d'intérêt moratoire légal par deux dans un avenir proche, reprenant là une proposition minimum que nous avions formulée dans l'hémicycle lundi dernier. C'est un premier pas positif pour l'avenir, mais cela ne règle pas le problème du contentieux actuel. En réalité, au vu du coût du contentieux et de la santé financière des grands groupes, un moratoire s'impose, d'autant plus au regard des orientations budgétaires pour 2018, qui sont profondément injustes : vous avez fait le choix très clair de mettre en place un « budget des riches », ceux-là mêmes qui vont récupérer la mise dans le règlement de ce contentieux.
D'un côté, il y a la suppression de l'ISF, la mise en place du prélèvement forfaitaire unique sur les revenus du capital, la dislocation de la taxe sur les transactions financières, le cumul du CICE et de la suppression pérenne des cotisations sociales patronales en 2019, la baisse de l'impôt sur les sociétés, les allégements fiscaux sur les actions gratuites, la suppression de la contribution de 3 % sur les dividendes et le remboursement du présent contentieux de 10 milliards d'euros. La liste est longue, mais elle mérite d'être énoncée. D'un autre côté, il y a la suppression des contrats aidés, la baisse des APL, les contraintes financières accrues pour les collectivités territoriales, la hausse de la CSG, en particulier pour les retraités, une aide publique au développement en berne, des hôpitaux sous pression et un déficit accru de 5 milliards pour 2018. Cette liste est longue elle aussi ; elle mérite d'être énoncée, mais pas d'être vécue par nos concitoyens.
En définitive, monsieur le ministre, nous ne nous faisons guère d'illusions sur un hypothétique changement de braquet de votre part, en particulier au regard du timing imposé à la représentation nationale et des éléments que vous apportez au débat. Dès lors, de même qu'en première lecture, les députés du groupe de la Gauche démocrate et républicaine ne voteront pas ce projet de loi de finances rectificative, qui fait de nos concitoyens les grands perdants d'un fiasco fiscal auquel non seulement ils n'ont pas pris part mais qu'ils vont éprouver de manière particulièrement dure.