Nous voici devant un paradoxe tout à fait macroniste : nous discutons d'un projet de loi qui organise, en théorie, la fin de l'état d'urgence sanitaire, mais qui en même temps le prolonge dans les faits. Pire, ce projet de loi normalise l'état d'urgence.
Après tout, ce n'est pas votre coup d'essai. En 2017, avec votre loi renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme, vous aviez déjà incorporé dans la loi commune des dispositifs censés être exceptionnels. L'urgence, chez vous, devient la norme. L'urgence, pour nous, c'est le retour à la normalité démocratique et non le prolongement dans la loi commune d'une situation d'exception.
Au fond, sous votre mandat, plus rien n'est normal. Et ce qui est terrible, c'est que vous y prenez goût et que vous voulez nous habituer à cette anormalité. Non, plus rien n'est normal, et on finirait presque par s'habituer à voir sanctionner plus férocement des jeunes qui, comme ce week-end aux Invalides, ont certes eu le tort de vouloir improviser un rassemblement, mais dont l'objet était uniquement festif, que des fonctionnaires de police en armes qui organisent sans aucune conséquence une manifestation sauvage devant l'Assemblée nationale, la Préfecture de police ou la Maison de la radio.
Vous souhaitez donc désormais vous servir éhontément du prétexte sanitaire – je vous ai en effet entendu présenter votre prolongation de la loi comme s'il ne s'agissait que de cela – pour continuer à faire obstruction à nos libertés publiques. C'est gravissime et inacceptable.
Nous l'avons dit et nous le répétons : votre projet de loi ne répond pas à un objectif d'ordre sanitaire et n'apporte rien d'utile à ce niveau-là. Dans notre droit commun, le code de la santé publique permettait déjà d'offrir des pouvoirs très larges au ministre de la santé dans ce type de circonstances exceptionnelles. Votre projet de loi ne répond donc aucunement à une question pratique liée à l'incertitude épidémique : même en levant l'état d'urgence dès le 10 juillet, comme prévu, il vous aurait suffi d'un décret pour le réactiver en cas de deuxième vague de l'épidémie.
La seule certitude que nous avons, c'est que ce sont nos libertés fondamentales qui vont être confinées – Mme la rapporteure a du reste évoqué tout à l'heure le droit de manifester. Vous pourrez ainsi, par simple décret, interdire les manifestations comme bon vous semble. Après tout, c'est la suite logique de votre doctrine policière. Pour la seule année 2018, selon l'IGPN, l'Inspection générale de la police nationale, l'utilisation des lanceurs de balles de défense – les tristement célèbres LBD – , a augmenté de 200 %. En 2018 toujours, l'utilisation des grenades de désencerclement a augmenté de 296 %. C'est cela, votre bilan concret : celui d'une longue répression du peuple que vous faites perdurer. L'association Action des chrétiens pour l'abolition de la torture a ainsi recensé au moins quarante-huit personnes éborgnées ou ayant perdu l'usage au moins partiel d'un oeil à cause d'un tir de LBD dans les dix dernières années. Je vous le dis, et vous le confirmez : vous avez complètement perdu la boussole en termes de libertés publiques.
Le droit de se réunir pacifiquement est une liberté fondamentale, garantie par la Convention européenne des droits de l'homme et par le Pacte international relatif aux droits civils et politiques. L'ONU nous dit d'ailleurs que vous avez l'obligation positive de faciliter et de protéger cette liberté de réunion en créant un environnement qui lui soit favorable. Pourtant, aujourd'hui même, à midi, je vous ai vu à nouveau cadenasser la manifestation des soignants pacifiques, censés être nos héros, avec un dispositif policier totalement disproportionné. Votre gestion scandaleuse de la manifestation organisée par le collectif Vérité et justice pour Adama Traoré en est une démonstration supplémentaire. Cette interdiction, comme je l'ai dit, n'est évidemment pas appliquée lorsqu'il s'agit de manifestations sauvages de policiers qui, curieusement, ont carte blanche pour aller sur les Champs-Élysées ou même devant l'Élysée.
De nombreux responsables syndicaux, représentants des travailleurs qui ont sacrifié leur santé, parfois leur vie, pour que la France continue de tourner durant l'épidémie, sont, quant à eux, toujours menacés de licenciement à la RATP et à la SNCF. Et je n'évoque même pas la situation des inspecteurs du travail. Par contre, notre Président est plus délicat envers les plus riches : pas plus tard qu'hier, il refusait ainsi d'appliquer une taxe sur les dividendes pour financer la transition écologique.
Alors, laissez-moi vous le dire honnêtement : comme beaucoup de Français, je n'ai pas confiance en vous, et j'en suis désolé. Comment croire des gens qui ont fait déserter la ministre de la santé, alors que l'épidémie arrivait, pour une campagne municipale ? Comment croire un gouvernement averti fin janvier par cette ministre, comme Mme Buzyn est en train de le confirmer en ce moment même devant la commission d'enquête, de l'ampleur de l'épidémie et du danger qu'il y avait à maintenir le premier tour des élections municipales ? Comment avoir confiance en un gouvernement qui a laissé, comme les autres, filer nos industries et s'envoler notre souveraineté sanitaire, au point que la sixième puissance économique mondiale s'est révélée incapable de fabriquer suffisamment de masques et de tests pour protéger sa propre population ? C'est en cela que vos différentes lois d'état d'urgence auraient dû agir depuis le début du confinement. Comment faire confiance à un gouvernement qui n'est pas capable de prendre au sérieux la gravité des violences policières et d'un racisme qui s'insinue trop fortement dans cette institution ?
Lorsque j'interpellais ici Laurent Nunez sur les propos racistes de fonctionnaires de police à l'Île-Saint-Denis, il niait tout problème de fond au sein de la police. Pourtant, le Défenseur des droits, Jacques Toubon, a récemment réaffirmé le caractère systémique des discriminations en France, y compris donc au sein de la police nationale. Ce qui est grave, c'est qu'il faut, à chaque fois, attendre des vidéos amateurs pour prendre la mesure du problème. Votre gouvernement, et notamment le ministre de l'intérieur, est incapable, sur une notion aussi élémentaire que l'antiracisme, de défendre notre République en tenant tête à des syndicats policiers qui ressemblent davantage à des groupuscules d'extrême-droite qu'à des syndicats représentant les intérêts de la corporation.
Le ministre de l'intérieur est incapable de défendre la seule mesure qu'il ait annoncée pour lutter contre les violences disproportionnées et le danger mortel que fait peser la méthode de la clé d'étranglement utilisée par la police, de telle sorte que, désormais, seront utilisés à la fois la clé d'étranglement et le Taser qui était censé la remplacer. Un préfet de police, M. Lallement, était au bord du parjure, la semaine dernière, en affirmant devant la représentation nationale qu'il ne connaissait pas les organisateurs des manifestations sauvages de policiers qui se déroulent tous les soirs dans Paris. Dans quel État sommes-nous, pour que le chef de la sécurité intérieure ne sache pas lesquels de ses hommes organisent ses manifestations ? Toutes les voitures de police n'ont-elles pas une plaque d'immatriculation ? Ce qui est en train de se passer certains soirs dans Paris n'inquiète-t-il donc personne dans cette majorité ?
C'est dans ce contexte que vous voulez déséquilibrer encore plus l'État de droit en prolongeant l'état d'urgence sans en dire le nom, et bousculer ainsi l'équilibre des pouvoirs au profit de la police et de l'exécutif.
Voilà encore une semaine, Christophe Castaner en personne voulait faire censurer à Stains, contre la volonté du maire de la ville, une fresque, une création artistique, qui rendait hommage à George Floyd et Adama Traoré, au prétexte qu'y étaient inscrits les mots de « violences policières » et que cela déplaisait à quelques policiers. Aujourd'hui encore, en réponse à la question que posait tout à l'heure mon collègue Michel Larive, il persiste et signe, estimant qu'il serait normal, dans notre démocratie, d'attenter au droit de liberté de création, imprescriptible dès lors qu'il ne se traduit pas par des infractions pénales, liées notamment au racisme. Rendez-vous compte, chers collègues, que vous trouvez insupportable cette notion, en quelque sorte constitutionnellement fondamentale, qu'est la liberté de création !
Quand je constate tout cela, quand je vois ce qui est fait du pouvoir qui vous a été donné, j'ai la certitude que je ne veux en aucun cas confier à un gouvernement de ce genre ne serait-ce qu'une once de plus de mes droits et de mes libertés, ni des libertés de la population et des citoyens. Cela est d'autant plus vrai que, depuis la fin du confinement, j'observe que si, fort heureusement, la vie de tous les jours a repris en France, dans nos rues, dans nos transports, dans nos cafés, la démocratie, quant à elle, reste léthargique.
Au vu de tous ces éléments, je vous accuse d'utiliser cette loi pour maintenir nos libertés en quarantaine. Oui, je vous accuse d'être parfaitement conscients de la crise sociale qui s'avance et d'utiliser fort commodément cette prolongation de l'état d'urgence pour préparer un bâillon à l'expression du peuple. Vous nous vendiez un « monde d'après » merveilleux, mais nous voici revenus à l'Ancien régime, avec des élections redevenues quasiment censitaires, tant l'abstention est forte dans les catégories populaires, et des responsables politiques qui font fi des libertés publiques, comme si la situation était normale.
Chers collègues, ne faites pas l'erreur de voter cette loi antidémocratique. Il y a d'autres manières d'agir, sans attenter à nos libertés fondamentales. C'est pourquoi je vous invite à rejeter ce texte.