Merci de cette occasion d'essayer de vous expliquer où nous en sommes sur la question syrienne.
Cela fera bientôt quatre ans que l'on m'a confié mon mandat actuel. Comme vous le savez, j'ai succédé à Lakhdar Brahimi, pour qui j'ai beaucoup d'admiration, lui-même précédé par Kofi Annan, ancien secrétaire général des Nations Unies, que je respecte aussi beaucoup. Si vous le permettez, j'aimerais commencer par revenir sur le contexte, la situation actuelle ayant un certain nombre d'origines.
Cela fait quarante-sept ans que je travaille pour les Nations Unies et c'est mon vingtième conflit – j'ai notamment été en poste en Afghanistan, trois fois, en Irak, deux fois, et dans les Balkans. Or le conflit syrien est le plus compliqué que j'ai vu : au moins douze pays y sont mêlés, d'une manière ou d'une autre, et l'on compte quatre-vingt-dix-huit factions militaires, même si une sorte de simplification est en cours. La complexité de ce conflit, l'implication des pays régionaux et l'incidence sur le continent européen sont uniques.
On m'a confié ce dossier à un moment de grand désarroi, où l'on avait l'impression que rien ne pouvait être fait. Deux conférences de paix avaient été organisées à Genève, d'abord par Kofi Annan, puis par Lakhdar Brahimi, et l'on avait espéré aboutir à une solution politique. À l'époque de Kofi Annan, il y a même eu la possibilité d'envoyer des observateurs militaires sur le terrain pendant un certain temps. Mais tout cela est tombé à l'eau, les parties au conflit étant convaincues de pouvoir l'emporter militairement. Cette idée a longtemps prévalu – et c'est peut-être encore le cas dans les arrière-pensées.
Dans une première phase de ma mission, je me suis appuyé sur deux idées fondamentales : d'abord, un envoyé spécial de l'ONU peut être controversé, voire critiqué, mais pas hors sujet ; ensuite, une telle crise ne doit pas « sortir du radar » et se transformer en un problème non résolu, à l'image de la Somalie, où j'ai aussi été en poste, en 1992. On avait fini par se dire que la crise était trop compliquée, et il a fallu huit ans pour que l'on s'y intéresse de nouveau, cette fois à cause des pirates.
C'est Alep qui a fait réapparaître la Syrie sur le radar : cette ville emblématique et assiégée était sur le point de tomber entre les mains du gouvernement, il y a trois ans, au prix d'un massacre. On avait le sentiment que cela pouvait conduire à une véritable tragédie. J'ai alors proposé un freeze, un arrêt des hostilités – ce n'était pas encore un cessez-le-feu. Assad était alors intéressé, paradoxalement, parce qu'il voulait montrer qu'il faisait un geste et qu'il constatait sa difficulté à se battre partout. Il se trouvait dans un moment difficile. Tout aussi paradoxalement, c'est l'opposition qui n'a pas voulu : elle pensait, et on le lui faisait croire, qu'il lui suffirait d'attendre un peu pour gagner la guerre.
Même si Alep a ensuite connu les développements tragiques que vous savez, la Syrie est restée sur le radar un certain temps. Pendant au moins deux ans, Assad n'a pas pu ou pas voulu attaquer la ville, car elle était dans une sorte de lumière spéciale. Puis, il a fini par décider d'avancer sur Alep, avec la bénédiction des Russes.
Dans une seconde phase de ma mission, je me suis efforcé d'inclure les Syriens. On parlait avec les Occidentaux, les Iraniens, les Russes, les Chinois, les Turcs et les voisins de la Syrie, mais écoutait-on les Syriens eux-mêmes et savait-on ce qu'ils pensaient ? Pendant près de quatre mois, on a rencontré des représentants de tous les Syriens – des membres de la société civile, hommes et femmes, des chefs religieux, des combattants et des représentants du gouvernement – pour connaître leur point de vue sur la situation du pays et son avenir. Certains ont eu l'impression que cela ne menait nulle part, en l'absence d'accord, mais c'était quand même très utile : on a compris tout ce qu'il y avait en commun, à savoir le maintien d'un certain nombre de principes tels que l'unité, la souveraineté et la dignité de la Syrie, dont tous sont fiers. Néanmoins, même si c'était une bonne préparation, il est resté nécessaire d'attendre le bon moment pour avancer.
Plusieurs changements sont intervenus presque en même temps, en particulier l'intervention militaire des Russes. On peut dire ce que l'on veut de cet engagement, très lourd, mais il a changé l'équation. Il y a également eu ce que l'on appelle la « crise des réfugiés », qui sont arrivés massivement en Europe et l'ont « réveillée ». À partir de là, il ne s'agissait plus seulement pour elle d'aider des pays tiers, en mobilisant les ministres du développement : l'Europe s'est trouvée directement affectée. Sa stabilité et celle de ses États membres étant en jeu, la question est passée tout en haut de l'agenda politique, notamment en Allemagne. L'Europe s'est tournée vers l'Amérique, qui n'était pas très engagée en Syrie à cette époque. Après l'Irak et l'Afghanistan, M. Obama n'était pas intéressé : il voulait terminer son mandat sans s'engager dans un nouveau conflit. Il était prêt à faire quelque chose, mais pas grand-chose. Les Européens ont insisté sur le fait qu'ils couraient eux-mêmes le danger d'être déstabilisés, et pas seulement les pays voisins de la Syrie. C'est aussi l'époque où l'accord sur le nucléaire iranien a été conclu : John Kerry a alors été plus libre de discuter et de s'engager sur d'autres sujets, en particulier avec l'Iran, qui est une partie importante dans la crise syrienne. Le président Obama a donné carte blanche à John Kerry sur le plan politique, mais pas militaire. Le dernier élément est ce que j'appelle Daech – je préfère utiliser ce terme que les intéressés n'aiment pas du tout, parce qu'il peut avoir un rapport, en arabe, avec la notion de « poubelles » : pourquoi leur faire l'honneur de les appeler « État islamique » ? Daech a frappé plusieurs pays, dont la France, ce qui a réveillé tout le monde. Ce fut l'occasion de faire bouger les Russes et les Américains et de créer une nouvelle dynamique.
Nous avons alors connu une sorte de moment « magique » : John Kerry et Sergueï Lavrov se sont retrouvés à Vienne, en ma présence, et un Groupe international de soutien à la Syrie, comptant vingt-sept pays, a été lancé. De premiers cessez-le-feu ont vu le jour dans le cadre du processus de Vienne et des avancées sur l'aide humanitaire ont suivi. Un point de contact a été établi à Genève, au sein de mon bureau, entre militaires russes et américains afin de gérer ensemble les « accidents » susceptibles de se produire et d'éviter les défaillances dans le cessez-le-feu. Deux comités continuent à se réunir chaque jeudi sur les aspects humanitaires et le cessez-le-feu.
Nous n'étions pas loin d'aboutir, mais une fois encore cela n'a pas fonctionné. J'y vois deux raisons. D'abord, je pense qu'Assad n'avait aucune intention de voir la crise se terminer sans avoir repris l'intégralité du territoire. Ce n'est pas un mystère, car il l'a déclaré publiquement. Il était aussi gêné que les Russes soient prêts à discuter avec les Américains pour trouver une formule. Ensuite, du côté des Américains, il y avait l'impossibilité de contrôler al-Nosra, qui est l'un des deux groupes terroristes officiellement reconnus en Syrie par les Nations Unies, avec Daech. Al-Nosra est formellement liée à al-Qaida, alors que Daech est une organisation en soi, même si ses principes sont les mêmes, voire plus horrifiants – jusqu'à présent, al-Nosra n'a pas commis d'attentats en Europe, peut-être parce que ce groupe est trop petit, alors que Daech l'a fait à plusieurs reprises. Ni Assad ni al-Nosra n'étaient intéressés par un cessez-le-feu : ils ont causé des accidents, eux-mêmes à l'origine de malentendus, volontaires ou non, entre Russes et Américains. Il y a eu un accident quand les Américains ont commis l'erreur d'attaquer des soldats syriens à côté de Deir ez-Zor, et il s'en est suivi une « réponse » avec l'attaque d'un convoi humanitaire sous l'égide de l'ONU, faisant plusieurs morts.
Le jeu s'est cassé tout d'un coup. J'imagine que M. Assad a dit aux Russes que rien ne marchait et que l'on ne pouvait pas faire confiance aux Américains, notamment parce que M. Obama était sur le point d'achever son mandat et ne pouvait donc pas tenir promesse. La bataille d'Alep s'est alors engagée, avec des bombardements acharnés et un véritable massacre. J'ai proposé de faire sortir al-Nosra de la ville et d'accompagner en personne les combattants jusqu'à la région d'Idlib, pour qu'une attaque officiellement menée contre 4 000 personnes ne conduise pas à la destruction d'une ville où il restait 250 000 civils. Al-Nosra a refusé cette proposition, mais a quand même fini par quitter Alep en premier : ces terroristes sont très courageux en paroles et quand c'est la peau des autres qui est en jeu – ils se sentaient bien tranquilles au milieu de 250 000 civils encerclés.
C'est là que nous avons pu obtenir le début de ce qui est en cours aujourd'hui. Dans le contexte de la crise russo-turque que vous connaissez, MM. Erdoğan et Poutine se sont tout d'un coup parlé. Nous avons pu organiser des rencontres secrètes, à Ankara, entre les Russes et les assiégés. Une évacuation assez pacifique a eu lieu, vers Noël, et la destruction finale d'Alep ne s'est pas produite : 150 000 personnes ont pu partir et la ville a été libérée pour les uns, perdue pour les autres.
M. Obama était alors parti sans que M. Trump soit encore arrivé, ce qui a créé un vide, et c'était aussi un moment où les Turcs et les Russes avaient développé un intérêt pour des discussions. Le processus d'Astana, qui est intéressant, a commencé. Nous y avons participé, car nous ne sommes pas égotistes au sens où nous penserions que tout devrait se faire avec l'ONU, à Genève. Ce sont les résultats qu'il faut regarder. Astana permet des discussions entre Russes, Turcs et Iraniens, c'est-à-dire entre des acteurs qui ont tous de l'influence : les Turcs sur l'opposition, les Iraniens et les Russes sur le gouvernement, les Russes étant par ailleurs engagés directement dans la guerre. Des zones de non-fighting, ou désescalade, ont vu le jour. Elles sont maintenant au nombre de cinq, dont une au sud. Chacune fait l'objet d'un arrangement spécifique, avec une réduction réelle et substantielle de la violence.
Dans le même temps, nous avons lancé à Genève des pourparlers entre le gouvernement et l'opposition. Honnêtement, nous n'avons pas obtenu de résultats, les deux parties n'étant pas prêtes à négocier. À quoi cela sert-il donc, me demanderez-vous ? Il y a ce qu'on appelle la pré-négociation : on peut discuter de beaucoup de sujets, comme la forme de la Constitution et la manière de préparer les élections, d'engager la société civile, voire d'organiser une conférence nationale entre les différentes composantes du pays. Mais il reste une question à laquelle nous n'avons pas touché, sans quoi il n'y aurait même pas eu de pré-négociation : Assad peut-il rester ou bien doit-il partir et, le cas échant, quand ? C'est bien sûr le point principal.
Nous nous trouvons aujourd'hui dans un moment vraiment très délicat et peut-être historique, pour différentes raisons.
Il y a encore des combats dans trois zones principales. À Idlib, c'est la Turquie qui a reçu du groupe d'Astana, dans le cadre d'un accord assez intéressant, la mission de « nettoyer » la zone, d'une façon ou d'une autre, de la présence d'al-Nosra. C'est possible, car les Turcs savent qui sont les combattants et où ils se trouvent. La Turquie, toute proche, a intérêt à ce qu'un million de réfugiés ne traversent pas sa frontière. L'autre priorité des Turcs est d'éviter l'unité des Kurdes. Deir ez-Zor, dans le désert, est presque complètement libéré, par le gouvernement et par les Russes, du siège imposé par Daech. Enfin, je pense que la ville de Raqqa, dernière vraie capitale du groupe, devrait être libérée par les forces kurdes et arabes, soutenues par les Américains, au plus tard au mois de novembre de cette année.
Les Russes et les Américains se livrent une petite compétition qui rappelle un peu ce qui s'est passé à Berlin à la fin de la seconde guerre mondiale. Il y a des accords, de temps en temps défaillants, mais qui vont malgré tout dans une même direction : les uns s'occupent de Raqqa, les autres de Deir ez-Zor. Leurs forces ne sont pas vraiment en contact, mais quand même... Il y a aussi de petits « malentendus » sur les frontières et le pétrole.
L'ONU sera ensuite reine, si je puis dire. Une fois Deir ez-Zor et Raqqa libérés, et Idlib « neutralisé », que se passera-t-il ? Tous ces acteurs disent être là pour combattre Daech, pas pour s'affronter entre eux. Quelle sera demain la raison d'être de leur présence ? Les Russes, et j'insiste sur ce point auprès d'eux, n'ont pas intérêt à rester engagés trop longtemps en Syrie s'ils ont appris une leçon de l'Afghanistan et de ce qui s'est passé à Mossoul. J'étais en Irak à l'époque où al-Qaida s'y trouvait sous la forme d'un groupe dirigé par le Jordanien al-Zarkaoui, qui a joué sur le mécontentement des tribus sunnites d'al-Anbar à l'égard du gouvernement chiite. Il était tout à fait normal que les chiites aient la majorité à l'issue des élections, car ils sont les plus nombreux dans le pays, mais ils ont fini par marginaliser les sunnites. Ces derniers sont tombés dans les bras d'un fou, al-Zarkaoui, que même Ben Laden trouvait excessif...
On l'a emporté sur al-Qaida en Irak en arrivant à convaincre les tribus sunnites qu'elles pourraient être incluses dans le futur gouvernement et que c'était une très mauvaise idée de se tenir aux côtés d'al-Zarkaoui. Résultat : il a fini par être isolé et tué. Mais la leçon n'a pas été retenue : le gouvernement de M. Maliki a ignoré la nécessité de continuer à engager les sunnites, qui avaient finalement combattu al-Zarkaoui. À la place, on a eu al-Baghdadi et Daech, qui a pris Mossoul, causant un véritable choc international.
Cette ville vient d'être libérée, mais avec quels efforts et à quel prix ? Avons-nous retenu la leçon en ce qui concerne la Syrie ? Quand l'heure de vérité arrivera à Deir ez-Zor et à Raqqa, aurons-nous réussi à convaincre les Russes de dire au gouvernement que le moment est venu d'inclure les autres composantes de la Syrie ? La majorité est sunnite et non chiite dans ce pays, à la différence de l'Irak. Il faudrait notamment annoncer des élections ouvertes et organisées avec l'ONU, ainsi qu'une nouvelle Constitution, préparée dans le cadre des discussions à Genève. Sinon, j'ai le regret de vous assurer qu'il y aura très prochainement un nouveau Daech, sous un nouveau nom et avec un nouvel al-Baghdadi à sa tête. La révolte sera encore plus forte. C'est donc le moment de pousser à un engagement politique.
Pour y arriver, il faut qu'Assad soit convaincu par les Russes, qui ont actuellement le plus d'influence, et par les Iraniens. Les Russes sont plus pressés : ils ont des élections l'année prochaine, et pas la moindre envie de rester engagés en Syrie. Surtout, il n'y aura pas d'argent pour la reconstruction : je comprends qu'on ne pourra pas convaincre des pays tels que la France de payer pour la reconstruction sans au minimum la garantie d'une stabilité politique. Il y a aussi la question des 5,5 millions de réfugiés présents dans la région : ils sont fiers de leur pays, ils l'aiment et ils ont envie d'y retourner, mais ils ne le feront pas tant qu'ils n'auront pas le sentiment d'avoir des garanties contre une éventuelle punition et tant qu'il n'y aura pas des élections organisées avec l'ONU, ce qui peut signifier un vrai changement, ni une reconstruction du pays et une situation économique qui s'améliore. Nous sommes donc à un moment particulièrement important.
Dans ce contexte, je dois dire que j'ai beaucoup apprécié l'intérêt direct du Président Macron pour la crise syrienne. Il est très difficile de combiner la Realpolitik et les idéaux, c'est-à-dire non seulement les aspects humanitaires, la justice et la nécessité de punir ceux qui ont tué tant de gens, mais aussi le besoin de trouver une formule permettant d'éviter que d'autres soient tués et que la situation se transforme en crise chronique. Du courage intellectuel est nécessaire pour accepter l'existence des faits et en même temps les influencer. A un moment où il y a tant d'intérêts communs, notamment celui d'éviter l'émergence d'un nouveau Daech, le Conseil de sécurité doit être uni au lieu de se diviser comme il le fait aujourd'hui. Par ailleurs, il serait peut-être judicieux de créer un groupe plus restreint de pays, directement engagés, afin de trouver une formule qui n'est pas impossible du tout à ce stade – nous en sommes même très proches – pour « aider » M. Assad à faire ce dont il n'a aucune envie, mais qui est dans son intérêt, et pour « aider » aussi l'opposition à ne pas penser qu'elle peut remporter une guerre qu'elle n'a pas gagnée jusqu'à présent. Après tant de morts, c'est le moment d'aboutir.