Permettez-moi d'attirer votre attention sur la carte de la Syrie : la partie grise contrôlée par Daech s'est heureusement beaucoup réduite, mais il y a plusieurs autres couleurs. Le vrai danger en Syrie, s'il n'y a pas de solution politique dans les prochains mois, est de voir l'actuelle fragmentation de facto se transformer en une partition soft, en zones d'influence – une zone turque dans le nord ; une zone gouvernementale, avec les Russes, jusqu'à Deir ez-Zor ; une zone kurde-arabe, soutenue par les Américains, vers la frontière iranienne, du nord au centre et peut-être au sud ; une zone d'influence jordanienne, avec l'approbation américaine et russe, à la frontière israélienne.
Il faut une transition politique rapide, avant que cette situation ne devienne chronique ; sinon, on assistera à une balkanisation du pays pour des années, chaque acteur ayant sa zone d'influence et essayant d'en déplacer la frontière, surtout le gouvernement syrien, qui va essayer de grignoter du terrain. Chacun essaiera d'apporter de l'aide à sa propre zone. Quant aux réfugiés, certains reviendront, mais la majorité attendra de voir comment la situation évolue.
J'aime beaucoup les Kurdes. J'ai longtemps travaillé avec eux lorsque j'étais en Irak et que Saddam Hussein essayait de les tuer. Ils ont d'immenses qualités : leur détermination, leur résilience, leur volonté d'avoir leur identité. Mais ils ont aussi beaucoup de divisions, malheureusement pour eux. La question du référendum concernait surtout les Kurdes irakiens. Ceux de Syrie ont également proposé un vote, mais sur leur autonomie, ce qui est différent de l'indépendance. Ils ont pour tradition de s'arranger tôt ou tard avec le gouvernement, ce qui n'est pas nécessairement le cas des Kurdes irakiens.
J'en viens à votre question sur les dangers d'une possible intervention militaire turque. En Syrie, l'hypothèse est en train de se concrétiser : hier et avant-hier, les forces turques ont commencé à pénétrer dans la zone d'Idlib où elles tentent de s'arranger avec al-Nosra pour éviter une bataille. Leur présence est « légitimée » par l'accord d'Astana entre la Russie, la Turquie et l'Iran. Le gouvernement n'a vraiment pas réagi de manière positive à la présence turque, mais il n'a pas non plus manifesté son opposition, en raison de la pression exercée par les Russes qui lui ont demandé de se calmer. Nous voyons ainsi que, quand les Russes veulent imposer quelque chose au Gouvernement, ils y parviennent.
Résultat : les Turcs vont probablement éviter pendant quelque temps d'engager une vraie bataille avec le Gouvernement et avec le groupe al-Nosra. Leur intention est d'empêcher l'unité des territoires qui s'étendent sur 990 kilomètres au sud de la frontière syro-turque où la communauté kurde essaie de créer un petit « État ». Les Turcs vont tout faire pour l'en empêcher et ils ont déjà réagi en étant présents là et en d'autres lieux.
Une fois que les Turcs seront rassurés sur le fait qu'il n'y aura pas un État complètement uni à cet endroit, on pourra imaginer la conclusion d'un arrangement entre le gouvernement syrien – surtout si un gouvernement plus ouvert arrivait au pouvoir – et les Kurdes sur une forme d'autonomie administrative. Une indépendance est difficilement envisageable. Dès qu'il est question d'indépendance, l'Irak, l'Iran, la Syrie et la Turquie se retrouvent contre les Kurdes. S'ils ne veulent pas que tous les autres s'unissent contre eux, les Kurdes sont condamnés à essayer d'obtenir le maximum sans déclarer ce qu'ils veulent par le biais d'un référendum comme ils l'ont fait.
En espérant ne pas me tromper, je pense que la Turquie ne va pas intervenir contre les Kurdes qui ont organisé un référendum en Irak. J'avais contribué à éviter le premier référendum de Kirkouk en expliquant aux Turcs et aux Kurdes que la présence des Américains et de l'ONU ne durerait pas éternellement, que seuls leurs voisins et les montagnes seraient toujours là, qu'il fallait trouver un accord, une manière de cohabiter. À la fin, les Turcs ont investi 2 milliards de dollars à Erbil. Il y a quand même un engagement et beaucoup de pourparlers. En Irak, l'intervention sera plutôt politique et économique que militaire. En Syrie, elle sera militaire mais avec la « bénédiction » de l'accord d'Astana.
Venons-en à la Russie…