Intervention de Dominique Potier

Séance en hémicycle du lundi 5 octobre 2020 à 21h30
Mise sur le marché de certains produits phytopharmaceutiques — Après l'article 2

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaDominique Potier :

Nous pourrions avoir terminé la séance dans trois quarts d'heure. Mais le groupe Socialistes et apparentés a travaillé et s'est peu exprimé : je vous demande seulement d'avoir la patience d'écouter ce que nous avons à dire.

D'abord, j'ai été agacé par certains propos de la majorité – qui ne sont pas de votre fait, monsieur le ministre – qui dressaient un mauvais procès à vos prédécesseurs. Pour ma part, j'ai été chargé de la mission de révision du plan Écophyto pendant la précédente législature. J'ai succédé à Antoine Herth ; nous avons travaillé ensemble, et instauré une continuité en coopérant sur des sujets relatifs à la maîtrise des produits phyto. Je regrette que la présente majorité, censément ouverte, ni de droite ni de gauche, n'ait pas montré les mêmes aptitudes à travailler en commun sur les dossiers scientifiques, politiques ou techniques dont elle a eu la charge. Ce n'était qu'une remarque formelle en introduction, une leçon d'humilité pour l'Assemblée.

Nous avons ainsi mené un travail important, dans la continuité de ce qu'avait fait le groupe UMP avec Antoine Herth. À ceux qui affirment que nous avons « éteint la lumière » sans rien faire, je veux rappeler qu'à cette époque, nous avons veillé à la permanence du discours sur l'agroécologie ; les discours sont importants, car les paroles précèdent les actes et leur donnent du sens. Dans la loi d'avenir pour l'agriculture, l'alimentation et la forêt du 13 octobre 2014, nous avons aussi conçu les certificats d'économie de produits phytosanitaires, que le Gouvernement a supprimés par excès de pouvoir – aboutissant à une controverse au Conseil d'État.

Grâce à l'adoption d'un amendement que j'avais défendu, nous avons déplafonné le budget de l'ANSES pour lui permettre de répondre aux demandes nationales et internationales, ce que le manque d'effectifs ou de moyens lui interdisait. Nous avons créé un coupe-file pour le biocontrôle et développé un plan biocontrôle, qui a fourni des résultats. Nous nous sommes battus sur le terrain de l'antibiorésistance, et nous avons gagné. Nous avons surtout installé la phytopharmacovigilance, financée par une taxe sur les produits phyto, qui permet de surveiller les effets épidémiologiques et écosystémiques des produits après leur mise sur le marché. Il s'agissait d'une véritable innovation ; elle a abouti au retrait de produits dont la toxicité n'avait pas été mesurée en amont.

Nous avons donc adopté ces réformes et surtout établi un plan Écophyto II, dont je vais dresser une chronologie rapide. Il a été proposé en 2014 et adopté en 2015, à l'unanimité du conseil de surveillance, que je présidais avec Stéphane Le Foll. Ensuite, toutes sortes de lobbies sont entrés en jeu. Il a été cassé par le Conseil d'État – nous avons perdu six mois. Une période de contestation syndicale a entraîné six autres mois d'abandon. Puis sont venues les élections, et enfin les états généraux de l'alimentation, pendant lesquels on nous a promis un renforcement du plan.

Avec d'autres, j'ai participé corps et âmes à ces états généraux. Reprenez toutes nos conclusions : elles visaient au renforcement du plan Écophyto II, et notamment des mesures phares comme la démultiplication des fermes laboratoires, « living lab » de l'agriculture, pour rendre visibles les mille solutions qui prouvent sur le terrain que le dépassement de nos contradictions est possible – car les paysans sont les premiers innovateurs capables de résoudre le dilemme entre écologie et économie.

Je dois le dire en termes très simples : cela n'a pas été fait. Tout est au point mort. Si nous avons, selon votre expression, les pieds sur terre – dans les fonctions qui sont les miennes, j'estime que c'est mon cas, comme vous tous – nous devons constater, malgré quelques réussites ici et là – on peut toujours trouver quelques actions positives – que nous ne sommes pas du tout à la hauteur des enjeux. Or, c'est précisément cette incurie qui provoque, de crise en crise, de molécule en molécule, de culture en culture, le développement de l'agribashing et des tensions qui abolissent nos repères.

Mon premier plaidoyer sera donc en faveur d'une reprise d'une action publique volontariste, avec le démarrage d'un véritable plan Écophyto II+, malgré les résistances des lobbies. En effet, seule une telle politique, systémique et agroécologique, apportera des solutions durables. Le terrain en offre sans cesse la démonstration.

Notre « plan B » visait à trouver une alternative. Comme je l'ai dit dans la discussion générale, nous ne croyons pas une seconde que la majorité ait l'intention de réintroduire les néonicotinoïdes dans la durée et pour toutes les cultures. Il faut dire à notre crédit que le débat ne s'est pas enflammé ; nous n'avons pas opposé économie et écologie ; nous ne vous intentons pas un procès en sorcellerie. Toutefois, à la différence de vous, nous estimons qu'une autre solution que la réintroduction des néonicotinoïdes existe pour réussir la transition, qui durera de deux à trois ans selon les estimations de la recherche.

Il faut d'abord envisager la trajectoire commerciale – je crois beaucoup au mouvement entrepreneurial. On ne peut pas vouloir fabriquer le sucre comme avant. Puisque nous traversons une crise, c'est le moment de penser à le fabriquer différemment. Notre repère, c'est la loi EGALIM : il faudrait atteindre 50 % de la production sous signe d'identification de la qualité et de l'origine – SIQO – , qui peuvent se décliner en 30 % de produit à Haute valeur environnementale 3 – HVE – et 20 % de produit avec le label « Agriculture biologique » – AB. En dix ans, nous deviendrions leaders du marché européen du sucre avec nos betteraves sucrières aux côtés de la canne à sucre des outre-mer. Nous serions leaders sur les marchés de l'avenir, sans que notre souveraineté alimentaire soit atteinte. Les chiffres que je cite sont tous issus de la loi EGALIM et des états généraux de l'alimentation, adoptés à l'unanimité, y compris par les représentations syndicales majoritaires et le monde coopératif. Ils n'ont été contestés scientifiquement ni par les uns, ni par les autres. En dix ans, cela est possible.

Dans cet objectif, je propose que nous nous fixions comme horizon la production en 2023 d'une part significative de HVE 2 – nous aurions déjà parcouru une belle étape. Pour y parvenir, monsieur le ministre, je suggère d'engager dès maintenant une réforme du cahier des charges des certifications AB française – le délai n'est pas suffisant pour réformer la certification européenne – et HVE, afin d'intégrer les contraintes techniques objectives que les responsables des filières des grandes cultures nous signalent. Il devra également prendre en considération l'impact carbone et la question sociale. Le cahier des charges, établi en 2009, ignore ces questions, qui n'étaient pas alors prépondérantes.

Les questions économiques et sociales constituent d'ailleurs la deuxième piste de travail. Selon nous, trois grands déficits doivent être comblés. Selon une estimation médiane, plutôt haute d'après ce que j'ai entendu ce soir, il faudrait une centaine de millions pour compenser les 15 % de perte de rendement, ou peut-être 20 ou 22 % selon le rapporteur, que je veux bien croire. Avec 100 millions donc, nous pouvons les compenser intégralement. Nous estimons qu'il faut provisionner la même somme pour la filière de transformation, étroitement liée à la filière de production, car les charges fixes sont très élevées dans cette industrie au regard des charges opérationnelles, tous les experts en conviennent. Le troisième champ concerne l'attractivité de la culture. Vous avez appelé notre attention sur ce sujet, monsieur le ministre, comme les défenseurs du projet de loi. Il s'agit de maintenir l'ensemencement et notre position sur le marché mondial. Je souscris à cette intention, et propose donc une aide à l'investissement de 250 euros par hectare, ce qui représente également 100 millions d'euros. Cet investissement maintiendrait l'attractivité et permettrait d'envisager l'avenir, grâce à l'engagement dans la transition, avec de premières mesures écosystémiques. Voilà pour les mesures d'urgence.

Elles devront être financées à la fois par des fonds européens, dans les limites admises, et par une taxe sur l'agroalimentaire, qui a bénéficié de la réduction du prix du sucre comme matière première. Pour la dernière fois, je répète que les recettes liées à la seule augmentation de 50 % de la taxe sodas, instaurée pour des motifs de santé publique, soit quelques centimes pour une canette, suffiraient à compenser les pertes de rendement des acteurs et à préparer la transition vers l'avenir. Les mécanismes sont complexes, mais je ne doute pas une seconde qu'avec une contribution obligatoire de la profession et une réforme du Fonds national de régulation et de développement agricole et du Fonds national agricole de mutualisation sanitaire et environnementale, nous financerons cette adaptation.

Concernant le moyen terme, je soutiens fermement Éric Andrieu, président de la commission de l'agriculture et du développement rural du Parlement européen. Avec la quasi unanimité de ses collègues, il présentera une réforme de l'Organisation commune des marchés – OCM – intégrant le sucre. En effet, l'Europe ne peut pas jouer les idiots utiles du libéralisme et de la mondialisation, en demeurant une des seules à ne pas se protéger du dumping social et environnemental imposé par le sucre, contrairement à la Thaïlande ou à la Russie par exemple. Même le Royaume-Uni, le plus libéral des pays européens, impose des taxations à l'entrée du sucre, afin de garantir un prix minimal aux agriculteurs. Nous ne pouvons pas être la seule région du monde à accepter que son prix soit fixé par le barème brésilien ; nous devons organiser un système de protection qui repose sur une plus-value sociale et environnementale. La réforme de l'OCM y contribuerait, nous plaidons donc pour son adoption au niveau européen, avec une large majorité, telle que celle qui se dégage ici sur ces sujets.

Enfin, comme Éric Andrieu et beaucoup de professionnels et de syndicalistes, je crois fermement qu'il faut réformer l'offre, en développant une organisation unique des producteurs privés et en coopératives pour les quatre grandes régions productrices. Cette organisation fixera des prix planchers, conformément à l'esprit de la loi EGALIM. Tel est le sens des appellations d'origine protégées – AOP – que Jean-Baptiste Moreau et moi avons défendues, avec des députés appartenant à un large éventail politique. Elle doit également, et c'est là une innovation de gauche que je veux promouvoir, organiser la maîtrise des volumes, sans laquelle il est illusoire de vouloir discuter des prix. Si nous le voulons ensemble, monsieur le ministre, nous régulerons demain les marchés, au sein d'une AOP. La politique agricole commune le permet. À court et moyen termes, ces mécanismes rehausseront les prix.

Faisons un rapide inventaire des solutions agroécologiques : les efforts en génétique végétale et en traitements par des produits de biocontrôle ; l'augmentation de la présence des prédateurs naturels de pucerons et des cultures de service ; l'amélioration du conseil agricole, avec les outils d'aide à la décision – OAD – dont nous avons peu parlé, les kits de diagnostic et le diagnostic viral à grande échelle ; l'adaptation des dates de semis et des doses d'azote ; l'écologie chimique, par l'introduction d'espèces végétales sous forme de méteil – sans vouloir répéter le couplet sur la fétuque des prés et l'avoine ; enfin, la création d'une mosaïque paysagère. Cette dernière appartient certainement à l'avenir, qu'elle soit dessinée en carrés, rectangles ou losanges. Je crois que les paysans travaillent plutôt en longueur, quand les conditions le permettent, et ils ont bien raison car c'est la solution la plus pratique pour l'utilisation du matériel. Toutes ces mesures combinées, j'en suis persuadé, peuvent mener au succès en deux ou trois ans.

Je vous parle avec l'expérience de fermes de polyculture-élevage. Elles n'étaient pas très riches à l'origine, il y a vingt, trente ou quarante ans, mais elles ont eu l'audace de s'engager, avec une dizaine de cultures et parfois deux ou trois élevages, dans la conversion vers l'agriculture biologique. Je vous assure que c'est une démarche un peu plus compliquée que celle que doit désormais engager le secteur de la betterave, et que nous devrions donc pouvoir y arriver dans ce délai de deux ou trois ans.

Pour des tas de raisons, nous sommes focalisés sur la betterave sucrière. Je voudrais que les solutions de solidarité et d'innovation combinées que nous inventons soient adaptables à d'autres secteurs. Les betteraviers ne sont pas seuls dans le monde agricole. Je peux témoigner que dans les secteurs de l'élevage allaitant et du lait, comme pour les dépenses d'exploitation de nombreux domaines, des paysans connaissent des difficultés et souffrent. Je refuse que chaque obstacle rencontré nous entraîne dans une course à l'armement chimique qui nous éloigne des objectifs que nous voulons poursuivre.

À l'extérieur, nous devons inventer de nouveaux mécanismes de régulation des marchés ; à l'intérieur, la marche en avant de l'innovation publique et privée ne doit pas s'arrêter. Ces solutions sont bien plus intelligentes que ce que nous faisons aujourd'hui : elles nous permettent de prendre rendez-vous avec l'avenir, de respecter à la fois la dignité de chaque travailleur de la terre, la biodiversité et le capital France en matière agronomique, agricole et alimentaire, fierté de notre nation, dont elle doit porter haut les couleurs partout dans le monde. C'est possible !

Malheureusement, cette autorisation des néonicotinoïdes est un retour en arrière, quand nous aurions pu aller de l'avant, comme je l'ai exposé. Ce sont là pour nous des convictions profondes, et nous espérons qu'elles sauront vous faire évoluer. Il faut surtout éviter que cette possible dérogation ne devienne une véritable autorisation.

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