Que l'on perde ou non une bataille politique, il faut, chaque fois que c'est possible, continuer à se battre pour les changements culturels. C'est ce que le groupe Socialistes et apparentés a fait dans la civilité, le respect, sans excès, partant du principe que nos interlocuteurs étaient sincères. Nous avons été, à gauche, force de proposition, en entrant dans le fond du sujet, sans préjugés, en étudiant les données du problème d'un point de vue scientifique et économique.
Même si cette motion de rejet préalable n'était malheureusement pas adoptée, j'aurai l'occasion de présenter notre plan B – B comme betterave – , lequel prévoit une solution alternative prenant en considération à la fois les enjeux sociaux, économiques, commerciaux, scientifiques et techniques – parce qu'il y en a une, contrairement à ce qu'indique la fameuse formule attribuée à Margaret Thatcher.
Trouver une solution alternative suppose de faire un effort, et surtout de refuser la bonne conscience dont certains, au sein de la majorité et du Gouvernement, semblent se parer.
Sans accuser personne, je voudrais rétablir quelques vérités.
La première concerne le rapport entre le Parlement et l'exécutif. Monsieur le ministre, je reviens sur un point que je vous avais signalé ; vous aviez annoncé que vous en tiendriez compte, que vous en feriez une affaire personnelle, en tant que ministre de l'agriculture et des agriculteurs.
Nous avons débattu ici même, lors d'une niche parlementaire socialiste, d'une proposition de loi adoptée par le Sénat, portant création d'un fonds d'indemnisation des victimes des produits phytosanitaires. L'examen de cette proposition, qui instaurait le fonds d'indemnisation des phyto-victimes, une véritable innovation, au même titre que le fonds d'indemnisation des victimes de l'amiante en son temps, n'avait pu s'achever, faute de temps.
Toutefois, à l'époque, Agnès Buzyn avait accepté d'engager un processus, en reprenant presque exactement nos propositions dans un article du projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2020 portant création d'un fonds d'indemnisation des victimes de pesticides. En décembre 2019, le texte était adopté.
Or, la semaine dernière, alors que je comptais proposer qu'on augmente les crédits de ce fonds dans le cadre de l'examen du projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2021, j'ai appris avec stupeur que le décret portant création du fonds n'était toujours pas publié.
J'espère, monsieur le ministre, que vous trouverez le temps de publier ce décret, avec votre collègue le ministre des solidarités et de la santé, certes très occupé. Ce serait la marque de votre respect non seulement pour le Parlement, unanimement favorable à cette mesure, mais aussi et surtout pour les victimes – dont vous connaissez le nombre et la situation – qui attendent réparation des préjudices causés par le mésusage des pesticides.
Nous avons le sentiment que vous avez fait preuve du même mépris du Parlement lors de l'examen du projet de loi pour l'équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine, durable et accessible à tous, dit EGALIM. C'est le sens du recours que j'ai déposé devant le Conseil d'État, avec le soutien du groupe Socialistes et apparentés, sur l'ordonnance no 2019-361, qui concerne les certificats d'économie de produits phytopharmaceutiques – CEPP.
Le dispositif avait été adopté aux termes d'une proposition de loi de février 2017, dont j'étais rapporteur, élaborée en concertation avec le ministre de l'agriculture de l'époque, Stéphane Le Foll : la proposition de loi relative à la lutte contre l'accaparement des terres agricoles et au développement du biocontrôle. Mais notre vote a été bafoué : plusieurs fois, lors de l'examen du projet de loi EGALIM, les membres du Gouvernement nous ont assuré qu'ils maintiendraient ces certificats, alors qu'ils y renonçaient de fait. Ladite ordonnance n'est pas encore purgée de mon recours, qui vise à dénoncer un excès de pouvoir du Gouvernement.
Sur ces enjeux, comme sur tant d'autres, quand le Parlement n'est pas respecté, quand les avancées obtenues grâce au travail patient des oppositions et de la majorité ne sont pas appliquées, ou sont bafouées par des lois postérieures et des règlements, c'est une atteinte à ce qui nous rassemble et qui est plus précieux que jamais : la démocratie, la République.
Je n'évoque pas ces sujets en tant que paysan converti à l'agriculture bio avant qu'elle ne soit à la mode, il y a près d'un quart de siècle, mais dans la continuité de mon travail parlementaire.
Il m'a conduit, en 2014, à soutenir des amendements sur le biocontrôle, poursuivant la dynamique lancée par mon collègue Antoine Herth sous la législature précédente. La même année, et j'en suis très fier, j'ai permis la création d'un dispositif de phytopharmacovigilance, piloté par l'ANSES – Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail – , qui permet, une fois les produits autorisés, de contrôler leur toxicité et d'étudier leur retrait en cas de dégâts épidémiologique ou environnemental non prévus dans les études préalables. En 2014, j'ai également remis au Premier ministre le rapport « Pesticides et agroécologie : les champs du possible ».
En février 2017, j'ai déposé la proposition de loi relative à la lutte contre l'accaparement des terres agricoles et au développement du biocontrôle, qui instaurait les CEPP et engageait une réforme foncière. La même année, à la demande de Nicolas Hulot et Stéphane Travert, alors ministres, j'ai participé à l'animation des états généraux de l'alimentation.
Toutes ces actions politiques dessinent une continuité ; elles convergent et montent en puissance. Au-delà des systèmes partisans, elles construisent une solution de prévention, pour sortir de la dépendance excessive – que vous avez vous-même dénoncée ce matin, monsieur le ministre – à la phytopharmacie dans les techniques de production agricole.
Il me semble qu'une rupture a eu lieu à partir des mois de novembre ou de décembre 2017 : la politique de prévention a été abandonnée. Même dans la majorité, les députés les plus informés admettent que le plan Écophyto – autrement dit l'instrument dont s'est dotée la France, conformément aux directives européennes, pour maîtriser l'usage des produits phytopharmaceutiques – est en panne.
Ayons l'honnêteté de regarder la chronologie. En 2016, lorsque nous avons adopté la loi pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages, qui interdit l'usage des néonicotinoïdes sur les 28 millions d'hectares de surface agricole utile en France – usage que vous voulez aujourd'hui rétablir sur les 400 000 hectares de betteraves sucrières – , nous avions quatre ans pour agir.
Je suis à l'aise pour en parler, parce que je n'avais pas voté le calendrier proposé par Barbara Pompili, alors secrétaire d'État chargée de la biodiversité, qui prévoyait selon moi une interdiction trop rapide. J'avais voté pour une solution alternative, défendue par le ministre de l'agriculture de l'époque, Stéphane Le Foll, qui ménageait une transition plus douce vers le même objectif, celui d'une interdiction totale en 2020.
Pendant ces quatre années, qu'avez-vous fait ? Quels crédits ont été consacrés à la préparation de cette interdiction ? Bien sûr, le ministre en a dressé la liste, mais ils ne sont pas à la hauteur de l'enjeu, nous le savons bien.
Ni la profession ni l'État n'ont été au rendez-vous. Je n'aurai pas la cruauté de vous demander de produire le bilan des réunions techniques organisées à l'initiative du ministère avec l'Institut national de la recherche agronomique – INRA – et les autres instituts concernés, pour traiter de la betterave sucrière, question déjà identifiée en 2016.
Où sont les justificatifs, les procès-verbaux des réunions organisées par les ministres successifs pour aborder ce point nodal, très sensible ? Il n'y en a aucun, ou quasiment, et je le regrette profondément.
Ni sur la betterave sucrière, ni sur aucune autre question, vous n'avez appliqué la politique de prévention. Vous n'avez pas utilisé un de ses principaux instruments, les fermes DEPHY – démonstration, expérimentation et production de références sur les systèmes économes en phytosanitaires – dont je discutais aujourd'hui avec le président de l'APCA – l'assemblée permanente des chambres d'agriculture. Il n'a, dit-il, pas les moindres moyens pour déployer cette politique ; il faudrait des crédits supplémentaires que nous demandons année après année.
Vous n'avez pas utilisé non plus le levier formidable de progrès B to B – business to business – des certificats d'économie de produits phytopharmaceutiques, qui associent les filières et les territoires.
Ces dispositifs ont été oubliés et nous avons raté des occasions historiques. J'en donnerai pour seule preuve la culture du colza.
Savez-vous que nous pouvons atteindre un huitième de l'objectif de réduire de 50 % les NODU – nombre de doses unités – , visé par le plan Écophyto II, simplement en mélangeant les variétés – ce qui permet de lutter contre des prédateurs comme les méligèthes et la grosse altise – et en utilisant des plantes compagnes, qui apportent en outre quarante unités d'azote, se substituant à autant d'engrais minéraux ? Grâce à de telles mesures, on divise par 1,5 l'indice de fréquence de traitement – IFT. Ainsi, pour le colza, de simples pratiques agronomiques permettent d'atteindre un huitième de nos objectifs !
De même, une politique de prévention, d'innovation – pas seulement en matière de molécules, mais aussi d'écologie chimique – aurait été possible pour la betterave sucrière, si nous avions travaillé à partir de 2016.
Vous demandez aujourd'hui un délai de trois ans, parce qu'en quatre ans, vous n'avez pas pris vos responsabilités et n'avez pas établi de plan de prévention. Cela nous aurait pourtant évité non seulement l'impasse dans laquelle nous nous trouvons aujourd'hui – puisque la réintroduction des néonicotinoïdes constitue un danger pour la biodiversité, à cause notamment des phénomènes de rémanence – , mais aussi un discrédit pour la parole publique.
Prenons nos responsabilités ; c'est le sens de cette motion de rejet préalable. Nous pouvions faire autrement, et l'État, la profession et la filière sont responsables de la situation.
Nous proposons comme solution alternative un plan de partage de la valeur et des innovations ; ces mesures seraient déployées en trois ans et leur coût peut être compensé.
Surtout, avec cette motion de rejet préalable je souhaite vous alerter et, avec vous, tous nos concitoyens sur le coût de l'incurie publique : l'absence de prévention se paie dix fois plus cher à l'arrivée, parce qu'il y va de la santé des hommes et de celle de la terre.