Intervention de Guy Teissier

Séance en hémicycle du jeudi 3 décembre 2020 à 9h00
Protection du peuple arménien — Discussion générale

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaGuy Teissier :

Le 27 septembre dernier, un conflit armé a éclaté dans la région caucasienne du Haut-Karabagh, où l'Azerbaïdjan a attaqué l'Arménie ; une guerre d'une violence sans précédent contre la population. Ce territoire est le berceau de la civilisation arménienne, où la population fut de tout temps composée majoritairement d'Arméniens. Source de grandes souffrances pour ces populations, ce territoire non autonome, dépourvu de statut juridique définitif, est aussi un sujet de discorde et de tensions géopolitiques vives. N'oublions pas que la situation actuelle est un héritage de l'URSS, Staline ayant délibérément détaché ce territoire de l'Arménie au profit de l'Azerbaïdjan en 1921.

L'intensité de ce conflit, l'utilisation d'armements non conventionnels particulièrement meurtriers par l'Azerbaïdjan, ainsi que les bombardements massifs et délibérés des populations arméniennes dans leurs villes, leurs villages, leurs écoles et même leurs églises ; autant de crimes qui montrent que le différend territorial n'était en fait qu'un prétexte et que nous assistons en réalité à une tentative d'épuration ethnique de la population arménienne. Le président azerbaïdjanais Aliyev ne s'en est d'ailleurs pas caché, puisqu'il a déclaré : « Je vous avais dit qu'on chasserait les Arméniens comme des chiens ; nous l'avons fait ». Cette phrase résume aujourd'hui la triste réalité du cessez-le-feu tripartite signé entre l'Arménie, l'Azerbaïdjan et la Russie dans la nuit du 9 au 10 novembre. Un cessez-le-feu accablant pour les Arméniens du Karabagh et pour la République d'Arménie. Il est en revanche une aubaine pour les Turcs, qui renforcent ainsi leur influence dans le Caucase.

Car derrière ce conflit prétendument territorial se joue une lutte à plus grande échelle, que nous aurions tort d'ignorer. Une lutte menée par la Turquie de M. Erdogan, au nom de sa politique expansionniste islamiste et néo-ottomane, qui fait peser une menace sur nos intérêts, sur les démocraties occidentales et sur la paix dans de nombreuses régions. Une menace qui s'étend jusqu'au coeur de l'Europe, à Chypre et dans les eaux territoriales grecques. Après les multiples agressions turques en Méditerranée orientale, nous savions pourtant que la Turquie ne s'arrêterait pas là ! Mais qu'avons-nous fait, à part quelques déclarations convenues ? Oui, le chef de l'État a désigné le bourreau et dénoncé la volonté expansionniste du président turc. Est-ce le chantage migratoire que le régime d'Erdogan fait peser sur nous qui nous a poussés à rester aussi neutres dans le conflit ? Car c'est bien la Turquie, membre de l'OTAN – Organisation du traité de l'Atlantique nord – , qui a été le bras armé du régime azéri. Ce sont les équipements militaires, les drones et les mercenaires syriens, fournis par Ankara à Bakou, qui ont permis à l'Azerbaïdjan de faire la différence sur le terrain. C'est l'expansionnisme islamiste de la Turquie qui a servi de matrice idéologique à son implication massive et décisive dans le conflit.

« Le Haut-Karabagh redevient un pays de l'islam et reprend sa place sereine à l'ombre du croissant. » Tels sont les mots avec lesquels le président Erdogan a justifié son engagement aux côtés de l'Azerbaïdjan. Ne nous le cachons pas : la motivation à peine voilée du président Erdogan est d'affaiblir en profondeur l'Occident et d'anéantir ses valeurs. Combien d'atteintes aux droits des peuples faudra-t-il encore accepter avant que nous réagissions et que nous condamnions ce régime ? Combien de provocations faudra-t-il encore supporter avant que de véritables sanctions diplomatiques et économiques soient prises ? Combien d'agressions faudra-t-il encore subir avant que nous ne sortions de notre passivité ?

Naïveté coupable que celle qui nous a conduits non seulement à baisser la garde face à la Turquie, mais, bien pire encore, à financer généreusement un régime qui fournit aujourd'hui des armes contre un peuple ami. Il y a quelques semaines, le sénateur Christian Cambon révélait que l'Agence française de développement a prêté 4 milliards d'euros à la Turquie au cours de la décennie écoulée, afin notamment de préparer son entrée dans l'Union européenne. Mes chers collègues, cette situation vous paraît-elle vraiment acceptable ?

La France s'est résignée à détourner le regard de la tragédie dans le Haut-Karabagh, oubliant ainsi sa responsabilité historique. Ces multiples renoncements sont lourds de conséquences. La diplomatie française s'est condamnée à l'impuissance, laissant Poutine seul maître du jeu pour gérer ce processus de paix. La Russie aura joué un rôle ambigu, consolidant son influence dans la région, mais laissant au passage des djihadistes s'installer sur son flanc sud. Alors qu'un nouveau partenariat stratégique avec la Turquie était né du discours de l'Élysée de 2019, n'était-ce pas justement le moment d'exercer notre influence ? Au lieu de cela, le cessez-le-feu aura consacré la sortie des Occidentaux du processus diplomatique dans le Caucase.

Une fois encore, l'usage de la force aux confins de l'Europe a conduit à faire voler en éclats des frontières que seule la négociation aurait dû fixer. La Russie et la Turquie ont préféré accorder leurs intérêts sans prêter la moindre attention au droit international et aux valeurs qui sont les nôtres. Voilà les fruits de l'inaction au Haut-Karabagh !

Après que l'Arménie s'est fait déposséder de son territoire par l'Azerbaïdjan, sa culture et son identité sont plus que jamais menacées. La destruction des lieux de culte est un risque existant dans les territoires passés sous contrôle azéri ; ce qui reste du patrimoine immémorial arménien risque de disparaître à jamais. Or il ne s'agit pas seulement du patrimoine arménien, il s'agit du patrimoine de l'humanité, à l'image du monastère de Dadivank que nous devons à tout prix préserver – je m'y suis rendu il y a quelques mois. La France accueille le siège de l'UNESCO – Organisation des Nations unies pour l'éducation, la science et la culture ; elle a une responsabilité particulière. Il est essentiel qu'elle fasse entendre sa voix, afin d'assurer sans tarder la protection d'un inestimable patrimoine culturel et religieux. Nous ne pouvons pas rester neutres et détourner le regard du drame qui touche les Arméniens. Une amitié séculaire existe entre la France et l'Arménie, jamais démentie et toujours renouvelée.

C'est cette grande amitié qui a permis aux réfugiés du génocide de 1915 de trouver refuge dans notre pays, qui s'est par la suite transformé en véritable patrie pour eux. Je le sais d'autant plus que j'ai grandi au milieu des Arméniens dans mon quartier de naissance, à Marseille. Les Arméniens sont une partie de notre France, nous ne pouvons pas les abandonner.

Si la France entend encore être écoutée et respectée, elle doit agir comme nous tentons de le faire ici, à cet instant. C'est la diplomatie parlementaire qui permettra à la France de ne plus avoir à rougir de l'histoire. Aujourd'hui, c'est l'honneur de la France qui se joue dans cet hémicycle.

Permettez-moi, chers collègues de tous les bancs, de vous dire qu'il faut avoir conscience que nous défendons une cause qui nous dépasse, une cause qui nous transcende : celle de la justice et des droits humains. Il ne s'agit pas ici d'une cause communautaire, mais d'une cause universelle.

En vérité, seule une reconnaissance de la République d'Artsakh serait non seulement une prise de position symbolique forte, mais permettrait de relancer le processus de paix en y introduisant une discussion juridique sur le statut de cette république. Une telle reconnaissance permettrait de sortir la République d'Artsakh de cette zone de non-droit qui la prive de toute forme de soutien international – même humanitaire. Des frontières sûres et reconnues permettront la sécurité, la démocratie et le développement.

Face à la tragédie qui se joue aujourd'hui, il est urgent que la France et les autres États membres du Conseil de sécurité de l'ONU pèsent de tout leur poids politique pour favoriser la reconnaissance internationale du droit à l'autodétermination de la République d'Artsakh. Mais nous ne saurions invoquer les tergiversations internationales pour nous dédouaner de notre responsabilité, nous, représentants de la nation française, rassemblés ici et maintenant.

La guerre menée par l'Azerbaïdjan avec le soutien de la Turquie ne nous laisse malheureusement plus d'autre choix. Je vous invite à agir conformément à nos engagements et à entamer dès aujourd'hui la reconnaissance de l'Artsakh.

Chers collègues, je vous le dis avec beaucoup de gravité : à plusieurs reprises dans l'histoire, l'Arménie a su consentir le sacrifice de ses enfants pour être à nos côtés dans tous les combats pour la liberté ; il nous appartient aujourd'hui de témoigner à l'Arménie notre reconnaissance pour sa fidélité. Notre tradition universaliste et humaniste de défense des droits de l'homme, de lutte contre les discriminations et de protection des libertés fondamentales exige que nous, parlementaires, soutenions la population de l'Artsakh.

Alors, à l'instar de nos collègues du Sénat, je vous invite à voter massivement cette proposition de résolution, au-delà des clivages politiques et au nom des valeurs universelles qui nous rassemblent.

Le général de Gaulle a eu ces mots : « Il y a un pacte vingt fois séculaire entre la grandeur de la France et la liberté du monde. » Monsieur le président, monsieur le ministre de l'Europe et des affaires étrangères, chers collègues, la voie est tracée, il nous reste à choisir : nous n'avons pas pu éviter la guerre, évitons le déshonneur.

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