Intervention de Boris Vallaud

Séance en hémicycle du mardi 21 novembre 2017 à 15h00
Renforcement du dialogue social — Motion de renvoi en commission

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaBoris Vallaud :

Monsieur le président, madame la ministre, madame la présidente de la commission des affaires sociales, monsieur le rapporteur, mes chers collègues, vous ne vous étonnerez pas que le groupe Nouvelle Gauche exprime à nouveau ses désaccords, ses inquiétudes et ses déceptions.

Nos désaccords demeurent, nos inquiétudes se vérifient et nos déceptions se confirment. Cette réforme passe à côté de l'essentiel. Elle n'est pas une révolution copernicienne. Elle n'est pas, quoi que vous en disiez, la plus grande des réformes du code du travail depuis René Coty. Mais elle est un élément supplémentaire d'une politique libérale qui, selon nous, accroîtra les inégalités.

Après trente ans durant lesquelles nous avons eu à arbitrer entre inflation et chômage, vous nous demandez d'arbitrer désormais entre chômage et mini-jobs. Vous y voyez un progrès, alors qu'il s'agit pour nous d'un renoncement tragique et coupable.

Si vous me permettez cet emprunt, cette réforme est un peu « feignante ». Elle n'affronte aucun des grands sujets ni des grands défis de notre société : dans un pays où l'on dénombre beaucoup de mini-jobs et de contrats de courte durée, vous ne vous attaquez pas à la qualité de l'emploi, à la pauvreté au travail non plus qu'aux inégalités. Vous en prenez acte et vous semblez même les encourager en facilitant les licenciements ainsi qu'en instaurant les ruptures conventionnelles collectives et les CDI de chantier au sujet desquels on pourrait demander à ceux qui les défendent – la question vous rappellera quelque chose – s'ils en voudraient pour eux-mêmes. Je suis certain du contraire. La seule promesse que vous tenez est, je le crains, celle de la démocratisation de la précarité au travail.

Vous manquez le rendez-vous du dialogue social. Vous nous aviez demandé de vous faire confiance sur ce plan-là comme sur beaucoup d'autres, mais, de l'avis unanime des organisations syndicales, le rendez-vous est manqué.

Vous avez en réalité fait droit à la conception la plus rétrograde en réduisant le dialogue social à une simple relation sociale dans l'entreprise. On croirait, à certains égards, entendre le président du MEDEF, qui prétend que lorsqu'il parle avec ses salariés, il fait déjà du dialogue social ! Les ordonnances sont, par ailleurs, muettes sur la codécision, en dépit des amendements que nous avions déposés sur les administrateurs salariés.

Vous évitez également d'affronter le sujet majeur de la révolution numérique, qui n'a donné à voir qu'une part d'elle-même. Au moment où vous présentiez ces ordonnances, des salariés de la société Deliveroo manifestaient, mais votre projet ne consacre pas une ligne à la question des travailleurs des plates-formes.

Sur la centaine d'amendements que nous avons déposés en commission, vous n'en avez accepté qu'un seul. Je voudrais néanmoins vous en remercier, car cela aurait pu être pire ! Vous prétendez n'être ni de droite ni de gauche, pourtant c'est bien à droite de cet hémicycle que l'on votera vos ordonnances.

Je voudrais à présent revenir sur leurs éléments majeurs, quii justifient notre demande de renvoi en commission.

La première ordonnance fixe un nouveau cadre de la négociation collective, qui constitue, pour nous, un véritable contournement des partenaires sociaux.

Vous nous dites vouloir renforcer le dialogue social en accordant plus de place à la négociation collective et en soutenant ses acteurs. D'une certaine manière, vous donnez plus de place à la négociation collective : vous le faites sans les syndicats, ni les intermédiaires indispensables à la négociation que sont les représentants du personnel.

L'intervention de ces représentants, madame la ministre, n'a pas été prévue par hasard. D'une part, elle garantit l'indépendance des négociateurs par rapport à l'employeur pour assurer l'égalité dans la négociation et, d'autre part, elle permet de s'assurer que les négociateurs défendront bien les intérêts collectifs des salariés, et non leurs intérêts propres. Elle est fondamentale pour garantir une négociation loyale, indépendante, et équilibrée.

Pourtant, que faites-vous dans cette ordonnance ? Vous exonérez l'employeur de toute recherche d'un interlocuteur syndical et, dans bien des circonstances, vous le poussez même à agir seul. Dans les entreprises de moins de vingt salariés, vous l'incitez à décider unilatéralement en lui permettant de proposer un projet d'accord – qu'il aura établi tout seul – à ses salariés qui pourront le valider par référendum.

En commission, vous avez même fait droit à un amendement, qui nous inquiète, autorisant le monopole total du conseil d'entreprise. C'est la suppression pure et simple de la représentation syndicale qui se trouve absorbée au sein du comité social et économique. Dans cet amendement, la différence entre élu et délégué syndical semble avoir été oubliée. Le premier représente les salariés quand le second représente les syndicats, et les intérêts qu'ils défendent ne se recoupent pas complètement.

Prenons un exemple concret : le syndicat est fondé à agir en justice contre l'employeur qui ouvre le dimanche sans autorisation quand bien même les salariés auraient donné leur accord pour travailler le dimanche. Pourquoi ? Pour la simple et bonne raison que l'intérêt collectif n'est pas l'addition d'intérêts individuels. Cela explique la dualité des fonctions.

Mais vous rejetez ce postulat de départ, ce qui vous conduit à répondre à la nécessité de renforcer le dialogue social dans les petites entreprises en proposant un monologue patronal. Seul, de son propre chef, sans avoir à consulter une organisation syndicale ou un représentant, l'employeur pourra proposer un projet d'accord à ses salariés. Vous réduisez en fait la négociation sociale à une simple relation sociale. Vous nous renvoyez ainsi au dialogue social tel que le concevait le patronat au XIXe siècle dans le secteur du textile. En effet, vous n'envisagez plus la négociation collective d'entreprise comme un processus formel reposant sur un engagement mutuel des parties, ainsi qu'elle avait été consacrée dans les lois Auroux de 1982. Les syndicats ne sont désormais plus un partenaire permettant, par la négociation, de conjuguer compétitivité de l'entreprise et droits nouveaux pour les salariés. Nous le regrettons, ce n'est pas notre vision.

Dans les entreprises de moins de vingt salariés, vous décidez purement et simplement de supprimer le droit d'être représenté à un tiers des salariés, lesquels ne pourront plus être défendus.

Nous ne sommes pas les seuls à dénoncer cette ordonnance. Les syndicats réformistes, eux aussi, ont fait part de leur inquiétude. Ce qui les fâche – je cite la représentante de la CFDT que nous avons eu le plaisir d'auditionner en commission des affaires sociales – « c'est tout ce qui concerne, dans les deux premières ordonnances, le dialogue social », c'est-à-dire la quasi-intégralité de ces ordonnances.

Mes chers collègues, au lieu de faire confiance aux acteurs pour aboutir à un compromis satisfaisant pour tous, vous adoptez une vision d'un autre temps : le dialogue social est un mal, certes parfois nécessaire, mais un mal quand même. Dans les petites entreprises, vous faites même un choix encore plus radical : vous enjambez les organisations syndicales et les représentants du personnel.

La modernité que vous portez en bandoulière est trahie dans les actes par le retour à un lointain passé. Face aux attentes des salariés ainsi qu'aux défis de l'ubérisation, de la numérisation et de la robotisation, il est temps d'ouvrir de nouveaux espaces de concertation de négociation, et de codécision.

Vous faites des femmes et des hommes les seules variables d'ajustement d'un monde qui change. Mais il n'y a aucune fatalité à ce que seuls les actionnaires décident de la stratégie d'une entreprise. Nous vous avons proposé à plusieurs reprises d'accroître le nombre d'administrateurs salariés dans les grandes entreprises. Vous l'avez refusé. Que ce soit à l'occasion de l'examen de ce texte ou d'une proposition de loi que nous déposerons dans quelques jours, nous aurons l'occasion de revenir sur ce sujet.

C'est dans ce climat de défiance à l'égard des syndicats que votre deuxième ordonnance traite de la place donnée aux acteurs du dialogue social et aux moyens qui leur sont accordés.

Lors des auditions, tous les syndicats ont souligné le déséquilibre profond de votre texte entre flexibilité et sécurité. Personne ne le réclamait, personne n'en est satisfait. Vous ne cessez de renvoyer la négociation au plus près du terrain en nous demandant de faire confiance à ses acteurs, mais vous vous obstinez à réduire les prérogatives et les droits accordés aux représentants des salariés. Je voudrais en citer quelques exemples : d'abord, la disparition sèche du CHSCT pour lui substituer une commission spécifique santé, sécurité et conditions de travail, qui ne sera obligatoire que dans certains cas ; ensuite, l'inquiétante suppression du droit d'alerte dans les entreprises de moins de cinquante salariés, y compris en cas de danger grave et imminent tel que le harcèlement ; enfin, la remise en cause incompréhensible du droit et de l'accès aux expertises qui sont pourtant un outil essentiel à un dialogue social de qualité.

Chaque fois que nous vous avons alertés, vous avez fait valoir le bon sens – le vôtre – et l'expérience – la vôtre – mais ni l'un ni l'autre ne saurait valoir étude d'impact ou statistiques.

Madame la ministre, aux défis de l'implantation syndicale, du renforcement et du développement du dialogue dans l'entreprise, vous auriez pu répondre différemment : en développant les commissions paritaires régionales interprofessionnelles que vous préférez laisser péricliter ; en instaurant le chèque syndical qui permettrait de renforcer le taux de syndicalisation, partant du principe que les salariés auront envie d'adhérer à un syndicat dès lors qu'ils participeront à son financement ; en proposant des mesures de lutte contre les discriminations syndicales ; en organisant des élections dans les TPE comme cela se fait en Allemagne.

Vous n'avez rien fait de tout cela. À la première proposition, vous répondez que les commissions ne fonctionnent pas alors que l'encre qui en a dessiné les contours est à peine sèche. Quant au chèque syndical, vous y avez renoncé alors que le Président de la République en avait fait une priorité dans son programme – pour le président des promesses tenues, celles-ci sont à géométrie variable. S'agissant de la lutte contre les discriminations, vous nous renvoyez à un groupe de travail qui a surtout été formé pour répondre aux mécontentements de tous les syndicats après la publication de vos ordonnances. Enfin, au quatrième point, vous n'avez pas même songé, la référence au modèle allemand étant là aussi à géométrie variable.

La présence syndicale dans les entreprises est trop faible. Contrairement à ce que vous prétendez, vous ne voyez pas le dialogue social comme un facteur d'amélioration des conditions de travail et de plus grande compétitivité. Vous cédez à la pression du patronat – d'un certain nombre de ses représentants qui nous ont dit en audition que la réforme leur convenait, je cite, « tant qu'elle ne faisait pas rentrer les syndicats chez eux ».

Pourtant, la présence syndicale est nécessaire. Les chiffres et les analyses de votre ministère en attestent. Là où il y a des délégués syndicaux, il y a du dialogue social et des négociations. En effet, le taux de négociation est de 70 % en présence de délégués syndicaux quand il chute à 42 % en leur absence. Cette statistique très intéressante prouve bien que nous avons besoin des syndicats dans l'entreprise. Cette nécessité est rendue plus évidente encore par une autre statistique implacable : alors que 90 % des employeurs pensent que les salariés sont en mesure de défendre directement leurs intérêts, seuls 45 % des salariés partagent cet avis. Il existe bien une divergence de vues entre les acteurs de l'entreprise. En affaiblissant, voire en contournant les syndicats, vous faites un choix clair : celui de la relation sociale dans l'entreprise plutôt que du dialogue social. Ce n'est pas un progrès.

Outre cette vision rétrograde du dialogue social, vos ordonnances convoquent un autre principe : si on peut licencier plus facilement, on embauchera plus volontiers, notamment dans les TPE.

Pourtant, une fois encore, les chiffres montrent que votre diagnostic est erroné. Le dernier baromètre Fiducial-Ifop indique que seuls 9 % des chefs d'entreprise de TPE souhaitent que le licenciement soit plus sécurisé et 6 % d'entre eux que les indemnités prud'homales soient plafonnées. En revanche, ils sont 40 % à souhaiter une baisse des cotisations patronales et salariales. 31 % d'entre eux ne demandent aucune mesure, tout simplement parce qu'ils ne souhaitent pas embaucher. Mais ils sont surtout 71 % à se sentir mal informés sur votre réforme alors même que vous affirmez l'avoir conçue pour eux. Nous allons donc essayer, dans le débat qui s'ouvre, de les éclairer sur vos intentions.

Vous leur proposez d'abord de plafonner les indemnités prud'homales en cas de licenciement irrégulier ou sans cause réelle et sérieuse en introduisant des minima et des maxima. Par cette mesure, vous instaurez un droit au licenciement abusif. Vous faites fi d'un des principes fondamentaux de notre droit obligeant celui qui, par sa faute, a causé un préjudice, à le réparer intégralement. Pour atténuer cette mesure, vous avez annoncé, lors du débat d'habilitation en juillet, une hausse de 25 % de l'indemnité légale de licenciement – nous nous en étions félicités. Mais le décret d'application de septembre revient en partie sur cette avancée puisque l'augmentation ne porte que sur les dix premières années d'ancienneté ; au-delà, le supplément d'indemnisation devient dégressif. Là aussi, on ne peut pas considérer que la promesse soit pleinement tenue.

Dans les petites entreprises, dont je rappelle que seuls 6 % d'entre elles réclament une telle mesure, vous prévoyez des indemnités particulièrement réduites pour les salariés. Vous considérez donc qu'un salarié d'une TPE doit être moins bien traité qu'un salarié d'une grande entreprise ou d'une entreprise de taille intermédiaire.

Prenons l'exemple d'un salarié ayant six ans d'ancienneté : il pourra prétendre à un mois et demi de salaire lorsqu'il aura été licencié abusivement. Compte tenu des plafonds, un salarié ayant moins de six ans d'ancienneté n'aura guère d'intérêt à saisir la justice puisque ses indemnités couvriront à peine ses frais d'avocat ! Voilà la réalité de votre barème, loin des pratiques des tribunaux de prud'hommes jusqu'à aujourd'hui. Cette mesure est d'autant plus injuste que l'ancienneté moyenne des salariés est plus faible dans les petites entreprises que dans les grandes, et souvent inférieure à six ans.

Ensuite, vous réduisez le périmètre d'appréciation de la cause économique. Auparavant, le juge appréciait la réalité de la cause économique du licenciement dans le périmètre de l'ensemble des entreprises du groupe appartenant au même secteur d'activité à l'échelle mondiale. Au motif que ce serait un frein à l'investissement étranger, vous avez décidé de limiter l'appréciation au seul périmètre national, et nous le regrettons.

Enfin, vous créez les ruptures conventionnelles collectives dans le cadre d'un plan de sauvegarde de l'emploi. Invitée de dernière minute de la réforme, dénoncée par l'ensemble des organisations syndicales, qui craignent pour les salariés les plus âgés, cette mesure dispensera l'employeur de justifier d'un motif économique et privera le salarié de droits en matière de reclassement interne, de congé de reclassement, de contrat de sécurisation professionnelle ou encore de priorité de réembauche.

Toutes ces mesures poursuivent le même objectif : rendre le licenciement moins coûteux pour l'employeur, réduire les risques juridiques qui y sont associés, voire éviter à l'employeur de recourir aux procédures de licenciement économique collectif.

D'autres mesures pourraient être évoquées, mais je sais que le débat parlementaire permettra de les examiner de manière approfondie dans leur ensemble.

Vous convoquez l'intérêt des petites entreprises pour faire passer des mesures qui ne répondent pourtant pas à leurs attentes – les chiffres que j'ai cités sont clairs – , puisqu'il s'agit en fait de demandes patronales formulées par les plus grandes entreprises. Nous le regrettons, comme nous regrettons ce manque de franchise et ce TPE washing.

La flexibilité accrue s'accompagne d'une réduction des droits des salariés. C'est particulièrement le cas – nous avons déjà eu l'occasion de le souligner – en ce qui concerne le compte personnel de prévention de la pénibilité.

La pénibilité est caractérisée par le fait d'être ou d'avoir été exposé au cours de son parcours professionnel à un ou plusieurs risques professionnels susceptibles de laisser des traces durables, identifiables et irréversibles sur la santé. Ces facteurs sont déterminés par décret. Avec cette ordonnance, vous proposez de supprimer le compte personnel de prévention de la pénibilité, lui préférant un compte qui nous renvoie aux prémices des réflexions et des négociations sur cette question fondamentale.

Le rapporteur, sans nous convaincre, n'a eu de cesse de nous renvoyer à l'opposition entre droits réels et droits formels pour justifier les régressions proposées. Il l'a d'ailleurs fait sur d'autres sujets également, mais restons sur le compte pénibilité.

Je tiens à lui rappeler que le compte personnel de prévention de la pénibilité – C3P – est non un droit théorique, mais un droit réel. Depuis son entrée en vigueur en 2015, près d'un million de comptes pénibilité ont été ouverts. Un tiers d'entre eux sont crédités de quatre points, un autre tiers de huit. Peu de personnes sont parties en retraite de manière anticipée, mais cette situation est due au fait que l'utilisation de points n'a été possible qu'à partir de 2016 et que, dans l'attente, les entreprises ont largement pratiqué la sous-déclaration.

Au-delà des chiffres, nous traitons d'un sujet grave. En France, les expositions à la pénibilité sont particulièrement importantes. Travail de nuit, exposition aux mouvements répétitifs, port de charges lourdes, exposition aux produits chimiques, aux températures extrêmes, aux postures douloureuses : autant de données importantes que vous sortez du dispositif en renvoyant à une visite médicale de fin de carrière. Ce faisant, vous changez la philosophie du compte personnel de prévention de la pénibilité, puisque vous préférez la réparation à la prévention.

L'objectif du C3P était d'inciter les entreprises à améliorer les conditions de travail, pas seulement à permettre aux actifs dans des métiers pénibles de partir plus tôt à la retraite. Et voilà que vous réduisez de dix à six le nombre de facteurs, pour lesquels les modalités de déclaration ne changent pas !

Exit aussi le principe « pollueur-payeur ». Vous chargez désormais la branche Accidents du travail et maladies professionnelles d'assurer la gestion du compte professionnel et d'en gérer les dépenses, alors que le financement par la création d'un fonds abondé par deux cotisations patronales traduisait la solidarité interprofessionnelle qui doit s'exercer au titre d'un risque qui, même concentré dans certains secteurs et certains types d'activité, reste inhérent à l'activité économique. Cette solidarité permettait aussi de responsabiliser les employeurs en les incitant financièrement à se mobiliser : s'ils souhaitaient payer des cotisations moins élevées, il leur suffisait de réduire l'exposition de leurs salariés aux risques.

Pire, en renvoyant la mesure de l'exposition des trois critères dits ergonomiques à une visite médicale a posteriori, vous nous avez fait faire un bond sept ans en arrière. Pour bénéficier d'un départ anticipé, les travailleurs exposés devront s'être vu reconnaître, du fait de leurs conditions de travail, une incapacité permanente égale ou supérieure à 10 % et ce, sans condition spécifique quant à la durée d'exposition. La réalité, c'est que les personnes se retrouveront en pension d'invalidité et que vous transférez de fait le coût de la pénibilité sur l'assurance maladie. Vous le mutualisez et vous en exonérez les entreprises qui y exposent leurs salariés.

Je souligne d'ailleurs qu'il s'agit d'une terrible injustice entre les employeurs, puisqu'il n'y aura plus de différence entre les bons élèves, qui ne seront plus incités à le rester, et les cancres, qui pourront le demeurer.

Mes chers collègues, avec cette réforme, vous tournez le dos à deux éléments essentiels : la justice sociale et l'égalité entre les employeurs. Vous passez d'un système de prévention et de réparation, à un petit système de réparation en transférant à la collectivité le coût de votre compte professionnel de prévention – C2P.

Je tiens enfin à revenir sur les risques juridiques que comporte votre texte au regard de la Constitution et des conventions internationales ratifiées par la France.

La première inquiétude concerne le contournement des partenaires sociaux et le renforcement du pouvoir unilatéral de l'employeur. Le projet de loi d'habilitation n'autorisait la validation que d'un accord et non pas d'un projet d'accord, qui n'est pas le fruit d'une négociation préalable. À notre sens, vos dispositions excèdent donc le champ de l'habilitation.

De plus, ces dispositions violent le principe de participation prévu à l'alinéa 8 du préambule de la Constitution de 1946, lequel dispose que « Tout travailleur participe, par l'intermédiaire de ses délégués, à la détermination collective des conditions de travail ainsi qu'à la gestion des entreprises. », ainsi que le principe de la liberté syndicale garanti par l'alinéa 6 du même préambule. Ce principe de participation est violé à double titre, d'abord par l'absence de toute négociation collective préalable du projet soumis à un référendum, ensuite par la mise à l'écart des représentants des travailleurs.

La seconde inquiétude concerne le conseil d'entreprise. On pouvait déjà s'interroger sur la constitutionnalité et la conventionnalité de celui-ci en ce que le texte énonçait qu'il est seul compétent pour négocier, conclure et réviser les conventions et accords d'entreprise, à l'exception de quelques cas. Selon nous et selon plusieurs organisations syndicales, cette disposition constitue une restriction excessive au principe de liberté syndicale énoncé à l'alinéa 6 du préambule de la Constitution de 1946, que j'ai évoqué. Elle pourrait aussi être jugée contraire à la convention no 135 de l'OIT.

En effet, comme vous le savez, dans sa décision du 6 novembre 1996, le Conseil constitutionnel a considéré, à propos de la négociation avec d'autres agents dans les entreprises dépourvues de délégué syndical, qu'il résulte des alinéas 6 et 8 du préambule de la Constitution que, si le monopole syndical de négociation n'a pas valeur constitutionnelle, les syndicats ont une vocation naturelle à négocier et à conclure les accords collectifs et qu'en conséquence, ne sont conformes à la Constitution les dispositions instituant ces autres agents que si elles n'ont ni pour objet ni pour effet de faire obstacle à l'intervention des organisations syndicales. Or le monopole accordé au conseil d'entreprise nous paraît désormais y faire obstacle.

Madame la ministre, je terminerai en soulevant un point de méthode concernant ces ordonnances.

Lors d'une conférence organisée par un cabinet d'avocats spécialisé en droit social, le 15 novembre dernier, le conseiller social du Premier ministre a affirmé qu'il y aurait une sixième, puis une septième et peut-être même une huitième ordonnance pour corriger les coquilles.

Lors de l'examen en commission du projet de loi de ratification, vous avez affirmé qu'il n'y aurait qu'une sixième ordonnance dont la majeure partie serait consacrée « à des renvois techniques et à des toilettages nécessaires pour assurer une mise en cohérence ». « Sur quelques points, avez-vous ajouté, des éléments ont pu être mal rédigés, conduisant donc à un défaut de compréhension – jusqu'à présent, deux cas ont été repérés. »

Le conseiller social du Premier ministre parle de trois ordonnances supplémentaires, quand vous ne faites état que d'une seule. Qui dit la vérité ? Qu'en est-il, madame la ministre ?

De plus, vous avez indiqué à la représentation nationale que l'ordonnance dont vous parlez serait connue avant la commission mixte paritaire et la ratification finale des ordonnances que nous examinons. Là encore, si c'est bien le représentant de Matignon qui a raison, je ne vois pas comment ces engagements pourraient être tenus. J'aimerais obtenir des éclaircissements sur ce point.

Mes chers collègues, ces ordonnances sont fainéantes, dangereuses et à bien des égards régressives. Elles n'établissent aucun droit nouveau pour les salariés. Elles n'entendent pas satisfaire le désir d'autonomie des individus tant dans la construction de leur parcours professionnel que dans la conciliation avec leur vie personnelle, tout en leur apportant des sécurités et des garanties collectives. Elles ne rééquilibrent pas non plus le rapport de forces déséquilibré dans l'entreprise, notamment avec la montée en puissance de la financiarisation. Elles ne réconcilient pas les besoins des entreprises et des salariés dans un monde qui change. Non, elles ne comportent rien de tout cela.

Pour toutes ces raisons, mes chers collègues, nous vous invitons à voter la motion de renvoi en commission, afin que nous puissions nous remettre au travail.

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