Le débat que nous entamons aujourd'hui ne remplace aucunement un vrai débat parlementaire. Quant à ceux qui en doutent, nous ne pouvons que les renvoyer aux débats qui se sont tenus en commission : deux séance pour examiner 280 articles, dans le cadre d'une procédure d'urgence, et 81 amendements adoptés dont plus de la moitié sont des amendements rédactionnels – des affaires de virgules donc.
La justice en direction de nos enfants mérite beaucoup mieux : elle mérite que nous examinions dans le détail chacun des articles pour mesurer toutes les conséquences des modifications profondes qui sont apportées. Ces modifications portent en elles, comme le souligne la professeure de droit Christine Lazerges, le risque majeur de se retourner contre ces mêmes enfants et s'avèrent en rupture avec l'esprit de l'ordonnance de 1945. De l'appréciation même des organisations syndicales et des principaux acteurs concernés, la concertation a été simulée. Un questionnaire en ligne, composé de questions fermées et orientées, a été adressé en mars 2019 aux différents professionnels de la justice des mineurs. Un peu moins d'un millier d'entre eux ont répondu, qui furent invités à émettre leurs remarques sur le projet finalisé en moins de dix jours : difficile de considérer ce procédé comme étant à la hauteur de l'enjeu. Voilà l'une des premières raisons justifiant l'adoption de la présente motion de rejet.
Il est vrai que les praticiens réclament depuis de nombreuses années un code dédié à la justice en direction des enfants, que nous réclamons avec eux. Mais ce n'est pas l'objectif rempli par ce texte – ce n'est d'ailleurs même pas l'objectif affiché. Ce code n'aurait nullement impliqué d'escamoter à ce point l'ordonnance de 1945 : il aurait pu tout à fait s'y adjoindre. C'est d'un véritable code dédié à l'enfance que les praticiens ont besoin, conformément à la demande du comité des experts de l'ONU, qui traiterait de l'enfance en danger dans son ensemble, du civil au pénal. Du reste, ce nouveau code dédié à la seule procédure pénale est un rendez-vous manqué pour l'intérêt supérieur de l'enfant, envisagé ici sous le seul prisme de la délinquance et de sa répression. Aurions-nous à ce point peur de nos enfants ? L'enfant en souffrance est souvent le même que l'enfant qui commet un acte de délinquance, ce que ce texte semble ignorer.
Je sais bien, monsieur le ministre, que vous allez tenter de surfer entre les demandes d'une répression plus forte venant de la droite et de mesures éducatives venant de nos rangs. Vous nous faites le coup à l'occasion de chaque projet de loi, ou presque, en prétendant incarner l'équilibre. Mais l'équilibrisme n'est pas l'équilibre, ni la justice. Je sais, monsieur le rapporteur, que vous allez continuer de nous expliquer que la prépondérance du volet éducatif reste de mise, alors même que toute la procédure codifiée ici va dans le sens inverse. Nous avons l'habitude de ce type de méthode, qui aboutit souvent à un échec et qui me semble irresponsable au regard des enjeux ici traités. Une loi, c'est un parti pris, des principes forts qui s'illustrent au travers des articles. Chers collègues, il n'est pas trop tard pour bien faire. C'est pourquoi nous vous proposons d'adopter notre motion, pour nous donner le temps d'accomplir notre ouvrage.
L'argument que je viens d'exposer n'est encore cependant qu'une raison parmi d'autres de la voter : c'est le fond de la réforme qui devrait être le plus déterminant. Nous sommes extrêmement inquiets de l'esprit insufflé par ce nouveau code. Nous ne retrouvons pas dans ce texte, passant d'une ordonnance sur l'enfance délinquante à un code de la justice pénale des mineurs, les choix ambitieux pour l'avenir de l'enfance en difficulté qui avaient été faits au lendemain de la Libération. Oui, il y aurait effectivement besoin d'un souffle nouveau, mais ce n'est pas ce qui est proposé ici. La délinquance est aujourd'hui bien moindre qu'il y a soixante ans. Pourtant, depuis le début des années deux mille et l'envolée de lois sécuritaires, le principe d'atténuation de la responsabilité pénale des enfants n'a cessé d'être contredit et défait.
Le texte de 1945 proclamait que « La question de l'enfance coupable est une des plus urgentes de l'époque présente », et c'était effectivement le cas. Le gouvernement provisoire de la République française entendait alors « protéger efficacement les mineurs, et plus particulièrement les mineurs délinquants. » L'urgence évoquée dans ce texte s'expliquait par le très haut niveau de délinquance juvénile autant que par l'ambition de vouloir réparer, de réussir à prémunir. Je ne crois pas que ceux qui y ont rédigé l'ordonnance à cette époque aient été traités de laxistes ; j'espère que vous ne les qualifierez pas ainsi.
Je répète : « protéger efficacement les mineurs, particulièrement les mineurs délinquants. » La lecture attentive de votre code montre que nous sommes bien loin de cette idée, malgré la réaffirmation répétée des grands principes incontournables de la justice pénale des mineurs : primauté de l'éducatif sur le répressif, justice spécialisée. La nouvelle procédure imaginée ne résiste pas à un examen minutieux, qui révèle que ces principes ne peuvent souvent pas être effectifs. Les dérogations et les exceptions sont légion et, au prétexte de la réactivité, c'est la spécificité de la justice des enfants qui est battue en brèche.
La nouvelle césure du procès pénal en est un exemple : les délais dans lesquels elle est enserrée ruinent tout l'intérêt qu'aurait pu présenter cette nouvelle procédure et suppriment la possibilité d'un véritable temps éducatif avant le jugement. L'indigence des services de la protection judiciaire de la jeunesse et du secteur associatif de la protection de l'enfance rendra quasiment impossible, dans les faits, la mise en application rapide de cette mesure ; cela ne laissera ni l'opportunité d'une meilleure connaissance de la personnalité de l'enfant, ni l'occasion de l'aider à prendre conscience de ses actes et à comprendre le sens de la procédure judiciaire. Les professionnels de l'enfance sont unanimes : les délais prévus par le texte sont irréalistes et donc inapplicables en l'état actuel de la justice des enfants.
La pénurie de moyens et l'encombrement des tribunaux pourront conduire les parquets à recourir très largement à l'audience unique, qui permettra de faire l'économie d'une seconde audience. C'est un risque que nous ne pouvons pas courir. La comparution immédiate appliquée aux enfants, présentée comme une procédure d'exception, pourra être facilement retenue tant les conditions posées pour y recourir sont insuffisamment restrictives. Elle pourra s'appliquer à la moindre récidive, ce qui est un non-sens absolu en matière de lutte contre la délinquance. Les enfants concernés pourront être condamnés sans qu'aucune mesure éducative n'ait été prise à leur endroit. Pourtant, ce sont précisément les mineurs concernés par la possibilité de comparaître en audience unique qui ont besoin d'une justice sachant prendre le temps et disposant du recul nécessaire pour engager la réparation.
A contrario, cette procédure va conduire à une escalade des sanctions. C'est tout le contraire de ce qu'il faudrait faire, tant pour le mineur que pour la société, car tourner le dos à la priorité de l'éducatif, c'est tourner le dos à la lutte contre la récidive. Ne négligeons pas la pression productiviste constante et celle des délais à tenir, qui contraindront les magistrats à utiliser beaucoup trop largement cette procédure. D'ailleurs, nous ne voyons pas comme un hasard la possibilité d'y recourir avec largesse. Toutes les amendements visant à limiter ce risque ont été repoussés. Nous ne pouvons aller plus loin dans la discussion de ce texte sans que ces risques ne soient évalués avec toute la finesse nécessaire. C'est une nouvelle raison de voter la présente motion de rejet.
Ne vous en déplaise, monsieur le ministre, j'évoquerai aussi les mineurs non accompagnés – MNA.