Nous avons déjà travaillé à plusieurs reprises sur l'instauration ou la prolongation de l'état d'urgence, et nous allons le faire pour la sixième fois avec l'examen de ce texte. Les différentes lois qui ont été votées dans cet hémicycle ont été assorties de décrets prescrivant des mesures générales nécessaires pour faire face à l'épidémie de covid-19 ou déclarant l'état d'urgence sanitaire. Aujourd'hui, le Gouvernement nous demande de proroger de quatre mois l'état d'urgence sanitaire, à l'identique, sans que nous ne disposions d'aucun bilan des mesures qu'il aura permises.
Il s'agit d'un texte présenté comme technique, mais dont les effets sur la vie de chacun pourraient se poursuivre jusqu'à la fin de l'année. Certes, l'évolution de la pandémie, l'apparition de mutations du virus, l'utilisation de méthodes de prophylaxie ou de prévention, la mobilisation des services de soins sont des données qui doivent déterminer les décisions à prendre. Cependant, ces déterminants ne doivent pas à chaque fois nous faire oublier certains principes : comme le disait le professeur de droit Dominique Rousseau au printemps dernier, « on peut comprendre que l'exercice des libertés soit différent en temps normal et en temps exceptionnel, mais, comme on reste dans un État de droit, il faut que les principes fondamentaux soient respectés. Ils le sont, parce qu'est garanti le contrôle par le Parlement, par le juge mais aussi par la presse. »
Le groupe des députés Socialistes et apparentés a demandé l'inscription et la discussion d'une motion de rejet préalable pour plusieurs raisons. Notre première motivation, c'est l'absence de discussion sur le bilan et les stratégies mises en oeuvre. La campagne massive lancée dans notre pays suscite de nombreuses interrogations. Depuis le printemps dernier, il est dit et répété aux Françaises et aux Français que nous sommes engagés dans une course de vitesse. Depuis, plusieurs vaccins ont été mis au point, qui ont fait la preuve de leur efficacité et de leur sécurité. Les experts sanitaires appellent à ce que les Français se fassent vacciner rapidement, avec un double objectif : d'une part, protéger les plus exposés et les plus fragiles, d'autre part, favoriser ainsi l'immunité collective alors que se répand un variant de la covid plus contagieux, donc potentiellement plus morbide et mortel au regard du nombre de personnes pouvant être touchées.
Il suffit d'écouter la radio, de lire les journaux ou de regarder la télévision pour se rendre compte que le message est partout le même : il faut vacciner le plus de gens le plus vite possible pour que ce variant anglais ne fasse pas encore plus de mal que ce qu'on a déjà vécu. Pourtant, dans tout le pays, c'est le même constat : « Trop d'attente », titrait ce matin un journal local dans ma ville. Cet après-midi, sur le site d'une plateforme à laquelle renvoie le site du ministère pour prendre rendez-vous, aucune disponibilité ne peut être proposée avant un délai qui, selon les centres, va de huit jours à trois semaines… Nos compatriotes sont donc soumis à des fortunes diverses que justifieraient des contraintes logistiques, pas seulement pour accéder au vaccin, mais aussi tout simplement pour avoir une idée de quand cela sera possible, même pour les publics identifiés comme prioritaires.
Vous allez nous répondre que tout cela est connu, que la situation va s'améliorer, que le nombre de personnes vaccinées va croître tout au long des prochaines semaines, qu'il y aurait juste trois mois difficiles à tenir… Ces propos qui se veulent rassurants ne nous rassurent pas, car nous n'avons pas eu de discussion ouverte et transparente sur la réalité des mesures prises et à prendre au sein de notre assemblée.
Notre groupe avait déposé en novembre dernier une proposition de résolution sur la stratégie de vaccination, appelant à définir précisément les conditions d'approvisionnement, de stockage, d'allocation et de distribution des vaccins contre la covid, mais elle n'a pas été inscrite et encore moins discutée. Je le dis sans agressivité ni irresponsabilité : je regrette que les propositions faites par tous ici n'aient pas été mieux prises en compte par le Gouvernement. Je ne crois pas qu'il suffise de dire que les élus qui posent des questions sont irresponsables ou animés d'arrière-pensées politiciennes pour remettre en cause la nécessité d'une discussion large et démocratique.
Quel est le lien entre cette motion de rejet du texte et ce premier élément de contexte que sont les difficultés de vaccination, mais aussi de programmation et de visibilité pour les prochaines semaines ? Il est simple : nous discutons d'un projet visant à instituer et prolonger un état d'urgence pour une durée assez longue, sans que nous ayons la capacité de débattre, de façon collégiale, contradictoire, transparente et publique, des conditions auxquelles et pour lesquelles cet état d'urgence sera mis en place, non seulement jusqu'en juin, mais jusqu'à la fin de l'année pour certaines mesures complémentaires. Comment se prononcer sur la durée de l'état d'urgence sans pouvoir aborder ni discuter des stratégies implicites ou explicites du Gouvernement ? Comment se prononcer sur cette même durée sans disposer d'un réel bilan ?
En l'absence de bilan, nous ne pouvons apprécier l'efficacité des mesures déjà mises en oeuvre, nous prononcer sur l'opportunité de mettre en place un couvre-feu plutôt qu'un confinement régional ou national, sur le maintien de la fermeture des lieux culturels, ou sur le télétravail tel qu'il est pratiqué, au gré du seul bon vouloir des entreprises concernées. Le Parlement doit pouvoir débattre de la corrélation entre le calendrier de déploiement de la stratégie vaccinale et les dates de caducité des régimes prévus par la loi de mars 2020. Or, en l'état, le Gouvernement propose de proroger le délai de caducité du régime d'état d'urgence sanitaire jusqu'à la fin 2021. En commission des lois, certains collègues ont d'ailleurs laissé entendre qu'il pourrait y avoir de nouvelles prolongations jusqu'en 2022.
La deuxième raison d'être de notre motion de rejet, c'est l'absence de bilan des données médicales et scientifiques connues, partagées et discutées. Non seulement nous ne savons pas quelle est la stratégie du Gouvernement pour assurer et déployer sans à-coups la vaccination, mais nous ne disposons que d'une information scientifique et médicale réduite à la portion congrue. Nous réitérons nos observations sur la nécessaire disponibilité des données scientifiques et médicales, et pas seulement des données épidémiologiques auxquelles fait référence l'exposé des motifs. Les données scientifiques disponibles, qui ne sont pas mentionnées par le projet de loi, ne figuraient pas davantage dans le décret du 14 octobre 2020 déclarant l'état d'urgence sanitaire – le texte se bornait à indiquer qu'elles seraient publiées dans l'avenir… Nous nous inquiétons que des décisions aient été et continuent d'être prises sans que les données scientifiques et opérationnelles soient soumises à la discussion et à la possible contradiction d'une large expertise, à laquelle le Parlement a toutes les raisons d'être associé. C'est d'ailleurs le sens des recommandations émises par la mission de l'Assemblée nationale sur le régime de l'urgence sanitaire, sur laquelle je reviendrai dans quelques instants.
La troisième et dernière raison motivant notre proposition de motion de rejet préalable, c'est que nous n'avons aucunement pu discuter des propositions faites par la mission de l'Assemblée visant à améliorer les conditions de l'état d'urgence. En effet, l'état d'urgence est reconduit et étendu dans le temps sans qu'on n'ait avancé sur les garanties et les mesures de nature non seulement à permettre le débat parlementaire sur les scénarios à envisager et les dispositions à prendre, mais aussi – c'est tout de même une des raisons d'être du Parlement – à permettre un débat public et pas seulement dans l'urgence.
Si une partie importante de nos concitoyens est vaccinée après l'été 2021, il nous sera possible de basculer dans un régime transitoire de sortie ou, à défaut, dans un nouveau régime pérenne qui aura bénéficié d'un débat parlementaire complet selon un calendrier classique. Le Gouvernement pourra, en tout cas, éventuellement mettre en débat son projet de loi pour un régime pérenne de gestion des urgences sanitaires et, dans ce cas, un nouveau projet de loi ayant la même ambition sera discuté. Prendra-t-il en compte les travaux de la mission Gosselin-Houlié à laquelle j'ai fait référence ? Nous ne le savons pas. Cette discussion, je le répète, permettrait de prendre les décisions prises les plus adaptées à la réalité des territoires, mais aussi les plus propres à améliorer l'observance – comme on le dit pour les traitements médicaux – des décisions de l'État par les Françaises et les Français.
Pour toutes ces raisons, nous demandons le rejet du projet tel qu'il nous est proposé, car il est déconnecté de l'appréciation des mesures prises, il reste sans lien avec les stratégies mises en oeuvre et il nous éloigne des mesures de nature à améliorer son contrôle, son amélioration et donc son efficacité.