À la suite du directeur des affaires juridiques du ministère de l'Europe et des affaires étrangères, je vais tout d'abord revenir sur le rôle de la sous-direction des droits de l'Homme. A À l'instar de la direction des affaires juridiques, elle n'est pas exclusivement composée de diplomates. S'y exerce ainsi une véritable mixité de métiers, ce qui en fait toute la richesse et multiplie les compétences et les talents.
La sous-direction des droits de l'Homme est une petite unité de sept personnes au total. Moi-même, je suis magistrate de l'ordre judiciaire, Mme Anne-Sophie Sirinelli, qui m'assiste aujourd'hui, est également magistrate de l'ordre judiciaire ; s'y ajoutent deux magistrats de l'ordre administratif et deux diplomates, l'un de leurs postes étant toutefois actuellement vacant, ainsi qu'une avocate contractuelle. Ce mélange des cultures permet d'apporter une expertise globale sur nos dossiers.
Notre sous-direction est l'agent du Gouvernement français devant les juridictions européennes et internationales. Ainsi que l'a souligné notre directeur, nous travaillons de manière interministérielle. Ce procédé est tout à fait essentiel puisque l'expertise vient des métiers et des services traitants. Pour notre part, nous développons l'expertise de la connaissance de la Cour européenne des droits de l'Homme, de sa jurisprudence évidemment, mais aussi de l'utilité de certaines stratégies de défense.
Dès réception des observations, notre but consiste évidemment à identifier la sensibilité du sujet et à en orienter le traitement. Faut-il défendre au fond ? Faut-il s'orienter vers une voie transactionnelle, dans le cadre d'un règlement amiable qui ne correspond pas vraiment à la culture française, raison pour laquelle on en dénombre assez peu, de l'ordre de cinq par an au maximum, mais qui permet quand même pour des contentieux très longs, liés aux prisons par exemple, d'économiser du temps et des ressources dès lors que la jurisprudence de la Cour est très claire et donc prévisible ?
Nous développons également une stratégie d'influence par le droit, reposant sur une veille de tous les arrêts concernant les autres pays. Bien qu'il n'y ait pas de force obligatoire en France des arrêts de la Cour concernant les autres États membres du Conseil de l'Europe, ils peuvent parfois présenter pour notre droit interne des incidences potentielles assez lourdes. Il nous revient donc d'essayer d'influer, par le biais des tierces interventions aux côtés d'autres États directement parties dans une affaire devant la Cour, sur des principes généraux pour essayer de faire prévaloir notre point de vue juridique.
Cela s'est produit très récemment avec succès, au côté de la Norvège, sur le cumul des sanctions pénales et fiscales, à l'occasion de l'examen par la Cour européenne des droits de l'Homme de l'affaire « A et B contre Norvège », le 15 novembre 2016. Imaginez les grandes conséquences en France, si ce cumul des sanctions pénales et fiscales avait été remis en question, et les enjeux financiers qui étaient liés. Nous avons donc produit une argumentation sur les principes juridiques, sans aller sur le fond de l'affaire, pour expliquer à la Cour pourquoi ce cumul ne nous apparaissait pas constituer une violation de la règle non bis in idem de poursuite pour les mêmes faits. La Cour européenne des droits de l'Homme a validé notre position dans son arrêt.
La sous-direction des droits de l'Homme exerce aussi une mission de diffusion, qui justifie notre présence aujourd'hui devant vous. Nous produisons des synthèses annuelles de jurisprudence que nous adressons traditionnellement à la délégation française de à l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe pour les arrêts de la Cour de Strasbourg concernant la France. Exhaustives et analytiques, ces présentations concernent aussi l'exécution des arrêts concernant la France. Depuis peu, nous nous attachons à étendre l'objet de ces synthèses aux arrêts de la Cour concernant des Etats États étrangers. En dépit des centaines d'arrêts rendus par la Cour, nous essayons de réaliser cette veille pour sensibiliser les parlementaires et les différents services ou directions potentiellement concernés, afin d'appeler leur attention sur les sujets importants susceptibles d'avoir des répercussions sur notre droit interne.
Pour ce qui concerne le bilan du contentieux de la Cour européenne des droits de l'Homme, les chiffres parlent d'eux-mêmes. On dénombre actuellement 65 000 requêtes pendantes devant la Cour, contre 90 000 en juin 2017, mais le flux est loin de se juguler. Les causes sont à chercher dans le contexte international, à savoir l'état d'urgence en Turquie, qui a créé à lui seul 32 0000 requêtes, et aussi dans la persistance des contentieux répétitifs, notamment en Ukraine avec le problème de l'exécution des décisions de justice.
Sans entrer dans le détail, la Cour essaie de trouver des techniques pour juguler ces flux. C'est le cas du système de « l'arrêt pilote », notamment : schématiquement, quand un problème structurel est décelé, la Cour rend un premier arrêt et met en veille toutes ses autres décisions sur les affaires similaires. Plus récemment, le 12 octobre 2017, dans un arrêt « Burmych et autres contre Ukraine » qui a fait grand bruit, elle a décidé non pas de mettre les affaires similaires en attente, mais de les radier, ce qui lui a permis de renvoyer au Comité des ministres Ministres du Conseil de l'Europe quelque 12 000 requêtes sur l'exécution des décisions de justice par l'Ukraine. Consécutivement, le stock des requêtes pendantes est descendu à 65 000, mais il est permis de se demander ce que va faire le Comité des ministres Ministres par la suite pour le suivi de l'exécution de ces affaires.
Dans ce volume de requêtes, le palmarès des États les moins vertueux reste constitué par cinq pays. L'ordre et la composition évoluent malgré tout : auparavant, le plus fort volume de requêtes pendantes était imputable à la Russie, l'Ukraine, la Turquie et l'Italie ; désormais, l'Italie a quitté cette place à la suite de nombreuses réformes, de sorte que se retrouvent en tête la Roumanie et la Hongrie. Pourquoi ? Parce qu'il existe un contentieux de masse sur la surpopulation carcérale et ces deux pays ont fait l'objet d'arrêts pilotes en la matière. Juste après, on retrouve la Russie, l'Ukraine et la Turquie.
Dans le cas de la Turquie, qui se trouve en état d'urgence, la Cour européenne des droits de l'Homme a décidé, pour le moment, qu'il est trop tôt pour elle pour statuer. Elle considère en effet que les décisions ne sont pas recevables puisqu'il n'y a pas épuisement des voies de recours internes tant que la commission ad- hoc créée par les autorités turques pour statuer sur toutes les décisions, notamment de révocation, n'a pas rendu ses décisions. Clairement, il s'agit néanmoins d'un sursis parce qu'il faudra démontrer que les recours devant cette commission ad- hoc ont bien été effectifs pour justifier cet attentisme.
La France, dans ce contexte, représente 1,6 % du contentieux devant la Cour européenne des droits de l'Homme, soit une proportion tout à fait minime. Le bilan pour notre pays est très positif depuis quelques années. Les faits parlent d'eux-mêmes, même s'ils n'excusent pas les problèmes persistants.
Depuis 2013-2014, une vingtaine d'arrêts concernant des requêtes mettant en cause la France est rendue chaque année, la moitié seulement concluant à des violations de dispositions de la convention européenne des droits de l'Homme. En 2017, la Cour a rendu beaucoup moins d'arrêts concernant notre pays : douze seulement, soit six concluant à la non-violation de la convention et six concluant en revanche à une violation de la convention. Le nombre d'irrecevabilités, quant à lui, est resté relativement stable, autour de dix-huit, tandis que les radiations étaient au nombre de cinq. Sur l'irrecevabilité, nous observons que la Cour utilise beaucoup le motif du « manifestement mal fondé » quand elle considère que la requête n'est pas étayée, notamment s'agissant du droit des étrangers avec invocation du grief tiré du risque de torture.
Naturellement, sur le fond, le bilan n'est pas totalement exemplaire. Je me bornerai, à cet égard, à mettre l'accent sur les condamnations les plus récentes qui ont eu des répercussions importantes. C'est le cas notamment des arrêts « Adefdromil » et « Matelly » de 2014, qui ont entraîné une réforme législative sur la liberté syndicale des militaires. En termes d'exécution, dans le cas d'espèce, la France a été particulièrement rapide puisque la loi est intervenue en juillet 2015, un an après la décision de la Cour.