Délégation française à l'assemblée parlementaire du conseil de l'europe

Réunion du mercredi 20 décembre 2017 à 11h30

Résumé de la réunion

Les mots clés de cette réunion

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Répartition des présents

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La réunion

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Présidence de Mme Nicole Trisse, députée, présidente

La séance est ouverte à 11 heures 30.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Chers collègues, nous avons le plaisir de recevoir et d'entendre aujourd'hui M. François Alabrune, directeur des affaires juridiques du ministère de l'Europe et des affaires étrangères, et Mme Florence Merloz, sous-directrice des droits de l'Homme à cette même direction.

Monsieur le directeur, Madame la sous-directrice, je vous souhaite à tous les deux la bienvenue. Au sein de la direction des affaires juridiques du ministère de l'Europe et des affaires étrangères, la sous-direction des droits de l'Homme se trouve investie d'une importante mission contentieuse et consultative :

elle est en effet chargée de la représentation de la France devant la Cour européenne des droits de l'Homme et, à ce titre, rédige les mémoires et plaide devant cette juridiction ;

elle assure aussi la coordination des positions françaises devant différents comités compétents en matière de droits de l'Homme, au sein du Conseil de l'Europe notamment ;

elle répond, enfin, aux questions portant sur l'interprétation de la convention européenne des droits de l'Homme et des autres instruments internationaux dans ce domaine.

Par le passé, à vos responsabilités respectives, vous avez veillé à entretenir un lien étroit avec la délégation française à l'APCE s'agissant du suivi du contentieux relatif à la France et de l'exécution des arrêts de la Cour européenne des droits de l'Homme.

Je peux vous assurer que, même si la délégation a été fortement renouvelée à l'issue des échéances électorales de cette année, nous souhaitons maintenir cette relation de travail de grande qualité, notamment à travers l'organisation d'une audition régulière nous permettant d'avoir avec vous des échanges directs et approfondis sur un sujet auquel le Président de la République lui-même montre porte une attention particulière, comme il a eu l'occasion de s'en expliquer le 31 octobre dernier devant l'ensemble des juges de la Cour.

Votre audition, aujourd'hui, sera l'occasion de dresser un bilan de la situation de la France au regard des arrêts rendus par la Cour européenne des droits de l'Homme, sur la période récente tout du moins. Peut-être pourrez-vous également esquisser une réflexion prospective sur les sujets appelés à être examinés, dans un avenir plus ou moins proche, par la juridiction de Strasbourg ?

Je vous laisse à présent la parole pour vous permettre de nous livrer vos réflexions liminaires, puis nous aurons, si vous le voulez bien, un échange sous la forme de questions des membres de la délégation et de réponses de votre part.

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François Alabrune, directeur des affaires juridiques du ministère de l'Europe et des affaires étrangères

Mme la Présidente, Mmes et MM. les parlementairesParlementaires, pour Florence Merloz et moi-même, c'est un grand honneur et un privilège de nous exprimer devant vous. Merci de cette opportunité de partager avec vous, à la fois une expérience, des informations et des réflexions, en espérant qu'elles soient utiles à vos travaux. Nous serons heureux, non seulement aujourd'hui, mais aussi à l'avenir, de poursuivre cet échange et ce dialogue sur ce sujet important du rapport que la France entretient avec la Cour européenne des droits de l'Homme. Cette Cour est l'institution clef du Conseil de l'Europe pour de nombreux de nos concitoyens. Elle en est l'institution la plus visible et contribue de façon évidente à son rayonnement.

De la même manière, par sa place, par ses caractéristiques, la Cour européenne des droits de l'Homme contribue aussi au rayonnement de la France. Présente sur le territoire français, ce qui n'est pas indifférent pour cette relation, cette juridiction internationale utilise, avec l'anglais, la langue française. Enfin, la Cour de Strasbourg applique une convention internationale et a développé une jurisprudence pour lesquelles l'influence française est évidemment très notable. Il importe donc évidemment que nous puissions contribuer, à l'avenir, à maintenir ce lien et cette influence.

Comme vous l'avez rappelé, Mme la Présidente, M. le Président de la République, peu de temps après son élection, en recevant à Paris tout d'abord lep Président de la Cour européenne des droits de l'Homme puis en rendant visite récemment aux membres de cette même Cour à Strasbourg, a manifesté toute l'importance qu'il attache à cette institution et à sa relation avec la France.

Cette relation étant multiple, nous nous attacherons, Florence Merloz et moi, à l'aborder sous plusieurs angles. Je ferai tout d'abord une présentation de caractère général sur différents aspects institutionnels et Florence Merloz, entrera plus en détail sur des aspects touchant à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'Homme, au contentieux concernant la France et à son impact sur la législation nationale.

S'agissant des relations institutionnelles de la France avec la Cour européenne des droits de l'Homme, il convient d'évoquer en premier lieu la représentation de la France devant cette juridiction. Comme vous l'avez rappelé, la direction des affaires juridiques du ministère de l'Europe et des affaires étrangères, plus particulièrement à travers sa sous-direction des droits de l'Homme, est chargée de représenter la France devant la Cour européenne des droits de l'Homme. Il lui revient de représenter l'État, quels que soient les dossiers et les sujets abordés dans des affaires qui concernent la France.

Ma direction joue également un rôle s'agissant du suivi de l'exécution des arrêts de la Cour européenne des droits de l'Homme, ce qui implique un travail interministériel important puisque, très souvent, les dossiers relèvent à l'origine d'autres ministères que le ministère de l'Europe et des affaires étrangères. Pour mémoire, la direction des affaires juridiques du ministère de l'Europe et des affaires étrangères est également chargée de la représentation de l'État français devant toutes les Cours cours européennes et internationales : par là, j'entends la Cour de justice de l'Union européenne à Luxembourg, la Cour internationale de justice et toute autre Cour cour internationale. Ce faisant, la direction des affaires juridiques du ministère de l'Europe et des affaires étrangères a une vision complète et globale de l'ensemble du contentieux, et une capacité également à appréhender les liens qui existent entre les différentes jurisprudences, lesquels sont de plus en plus importants comme nous aurons l'occasion d'y revenir.

Si nous avons fonctionnellement, à la direction des affaires juridiques du ministère de l'Europe et des affaires étrangères, un lien étroit avec la Cour européenne des droits de l'Homme, nous ne sommes évidemment pas les seuls. Je mentionnerai à cet égard les juges français de première instance, premiers à appliquer la convention européenne des droits de l'Homme avant que, sur la base du principe de subsidiarité, la Cour européenne des droits de l'Homme ne soit éventuellement saisie après épuisement des voies de recours internes. Par ailleurs, il convient également de mentionner les juridictions suprêmes françaises, la Cour de cassation, le Conseil d'État et le Conseil constitutionnel, qui entretiennent un dialogue constant avec la Cour européenne des droits de l'Homme. A À titre d'illustration, la Cour de cassation et le Conseil d'État ont été, dans l'ensemble du ressort géographique du Conseil de l'Europe, les premières juridictions suprêmes à intégrer le réseau d'échanges d'informations que la Cour européenne des droits de l'Homme a mis en place et qui s'étend maintenant à d'autres Cours cours suprêmes nationales de pays européens.

Ces échanges très constants entre nos Cours cours nationales et la Cour européenne des droits de l'Homme sont appelés à s'intensifier avec la perspective de la ratification du protocole n° 16 à la convention européenne des droits de l'Homme, lequel fera l'objet d'un projet de loi prochainement transmis au Parlement. Après sa ratification, ce protocole permettra aux Cours cours suprêmes nationales françaises de poser des questions à la Cour européenne des droits de l'Homme sur l'interprétation de la convention éponyme.

Il ne faut bien évidemment pas oublier un volet qui vous concerne tout particulièrement, bien sûr, à savoir les rapports qu'entretient le Parlement français avec la Cour européenne des droits de l'Homme et avec la convention européenne des droits de l'Homme. Ces rapports trouvent leur concrétisation dans votre œuvre législative tout d'abord, puisque lorsque le Parlement élabore la loi, la question de sa conformité avec la convention européenne des droits de l'Homme se pose très directement. Ensuite, face à un problème de conformité, il peut arriver que devienne incontournable une adaptation de notre législation, ce qui montre là aussi l'importance de la jurisprudence de la Cour et l'influence de cette convention sur notre droit national.

Parallèlement, par votre participation à l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, vous êtes également appelés à jouer un rôle important dans le suivi de la relation du Conseil de l'Europe avec la Cour et à participer à l'élection de ses juges, ce qui est évidemment un acte déterminant pour la légitimité de cette juridiction. Je me permets à ce sujet d'appeler votre attention sur le fait que la sélection des juges a une grande importance, non seulement pour la qualité de sa jurisprudence en général, mais aussi pour l'influence de la langue française dans l'ordre juridique européen et international. La connaissance de la langue française par les juges élus à la Cour européenne des droits de l'Homme représente un enjeu considérable pour le maintien de notre influence et celle de notre langue. Il y a, de ce point de vue, un vrai défi car la plupart des parlementaires membres de la commission de sélectionde l'élection des juges ne parlent pas le français et ne sont donc absolument pas sensibilisés à cet enjeu. Mme Marietta Karamanli, députée de votre délégation qui est membre de cette commission, a, à ce titre, un rôle tout à fait crucial pour s'assurer que les candidats aux postes de juges de la Cour de Strasbourg ont une connaissance de notre langue. Nous comptons sur elle pour que ce critère soit pris en compte.

Je souhaite évoquer brièvement aussi devant vous le contexte dans lequel la Cour européenne des droits de l'Homme mène aujourd'hui son action. Il s'agit, à n'en pas douter, d'un contexte parfois difficile. Mme Merloz aura l'occasion de revenir sur la question de l'évolution du nombres des requêtes, malgré les efforts de la Cour pour maîtriser ce flux considérable. On voit actuellement, surtout depuis deux ans, à quel point le flux de requêtes recommence à augmenter considérablement[FC1], le contentieux français y prenant une part heureusement minime. Or, dans le flot et le flux de ces requêtes, le défi majeur est celui de l'exécution des arrêts de la Cour.

Ne nous voilons pas la face : il existe dans certains pays, aujourd'hui, un vrai problème d'exécution des arrêts. L'exemple emblématique est celui de l'Azerbaïdjan, avec l'affaire « Mammadov », qui concerne un opposant politique emprisonné au sujet duquel l'Azerbaïdjan a été condamné pour violation de la convention européenne des droits de l'Homme par la Cour de Strasbourg. Or, l'arrêt de la Cour est ignoré par le pays concerné, ce qui a amené le Comité des ministres Ministres du Conseil de l'Europe à saisir une nouvelle fois la Cour de cette question, procédé rarissime. De la même manière, on peut évoquer le cas de la Russie, qui délibérément refuse d'appliquer l'arrêt de la Cour européenne des droits de l'Homme rendu dans l'affaire « Ioukos ». On pourrait tout aussi bien mentionner les difficultés que le Royaume-Uni rencontre pour l'exécution d'arrêts de la Cour au sujet du droit de vote des prisonniers incarcérés.

Par delà ces exemples, la Cour européenne des droits de l'Homme subit le contrecoup des difficultés politiques existantes au sein du Conseil de l'Europe, qui tiennent en particulier aux effets de l'annexion de la Crimée. Cette dernière a conduit l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe à suspendre les droits de la délégation russe à cette assemblée. La Russie a fini, comme vous le savez, par prendre la décision de suspendre sa contribution financière au Conseil de l'Europe, posant un véritable défi budgétaire à cette organisation pan-européenne et à la Cour européenne des droits de l'Homme. Au-delà de ces considérations matérielles, l'absence de la délégation russe à l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe implique également que les parlementaires russes ne participent plus à l'élection des juges. A À terme, cette situation pourrait déboucher sur des questionnements sur la légitimité de ceux-ci par rapport à la Russie. Il y a là, me semble-t-il, un défi sur lequel il est important de mener une réflexion.

Pour conclure, j'insisterai sur le fait que la Cour européenne des droits de l'Homme agit dans un contexte dans lequel, bien évidemment, l'Union européenne occupe une place de partenaire essentiel. D'abord parce que la Cour de justice de l'Union européenne est également une « Cour des droits de l'Homme », si je puis dire, au sens où elle applique dans sa jurisprudence la charte des droits fondamentaux. Très concrètement, d'ailleurs, nous sommes aussi affectés par sa jurisprudence au titre de ces questions de droits de l'Homme, qu'il s'agisse d'affaires touchant à la lutte contre le terrorisme ou à la protection des données, par exemple.

Par voie de conséquence, la question qui a pu être posée et qui pourrait se poser à nouveau est celle de la relation harmonieuse entre la Cour de justice de l'Union européenne et la Cour européenne des droits de l'Homme. Cette relation, elle existe et elle est harmonieuse[FC2] aujourd'hui. Comme vous le savez, le traité de Lisbonne avait prévu que l'Union européenne adhère à la convention européenne des droits de l'Homme, mais la Cour de justice de l'Union européenne a rendu un avis qui rend très difficile la mise en œuvre de cette disposition du traité sur l'Union européenne. En effet, l'avis de la Cour de Luxembourg a énuméré un nombre d'objections assez important à cette perspective. Pour l'instant, on ne voit pas très bien comment ces obstacles seront surmontés, mais, malgré tout, fort heureusement, le dialogue des deux Cours cours européennes se maintient. Cela évite l'apparition d'un certain nombre de difficultés juridiques très concrètes.

Voilà les quelques remarques liminaires que je souhaitais faire. Je vais laisser maintenant la parole à Mme Merloz, sous sous‑directrice des doits de l'Homme au sein de la direction des affaires juridiques du ministère de l'Europe et des affaires étrangères, pour vous parler plus précisément du contentieux traité par la Cour européenne des droits de l'Homme et de la situation de la France à cet égard.

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Florence Merloz, sous-directrice des droits de l'Homme à la direction des affaires juridiques du ministère de l'Europe et des affaires étrangères

À la suite du directeur des affaires juridiques du ministère de l'Europe et des affaires étrangères, je vais tout d'abord revenir sur le rôle de la sous-direction des droits de l'Homme. A À l'instar de la direction des affaires juridiques, elle n'est pas exclusivement composée de diplomates. S'y exerce ainsi une véritable mixité de métiers, ce qui en fait toute la richesse et multiplie les compétences et les talents.

La sous-direction des droits de l'Homme est une petite unité de sept personnes au total. Moi-même, je suis magistrate de l'ordre judiciaire, Mme Anne-Sophie Sirinelli, qui m'assiste aujourd'hui, est également magistrate de l'ordre judiciaire ; s'y ajoutent deux magistrats de l'ordre administratif et deux diplomates, l'un de leurs postes étant toutefois actuellement vacant, ainsi qu'une avocate contractuelle. Ce mélange des cultures permet d'apporter une expertise globale sur nos dossiers.

Notre sous-direction est l'agent du Gouvernement français devant les juridictions européennes et internationales. Ainsi que l'a souligné notre directeur, nous travaillons de manière interministérielle. Ce procédé est tout à fait essentiel puisque l'expertise vient des métiers et des services traitants. Pour notre part, nous développons l'expertise de la connaissance de la Cour européenne des droits de l'Homme, de sa jurisprudence évidemment, mais aussi de l'utilité de certaines stratégies de défense.

Dès réception des observations, notre but consiste évidemment à identifier la sensibilité du sujet et à en orienter le traitement. Faut-il défendre au fond ? Faut-il s'orienter vers une voie transactionnelle, dans le cadre d'un règlement amiable qui ne correspond pas vraiment à la culture française, raison pour laquelle on en dénombre assez peu, de l'ordre de cinq par an au maximum, mais qui permet quand même pour des contentieux très longs, liés aux prisons par exemple, d'économiser du temps et des ressources dès lors que la jurisprudence de la Cour est très claire et donc prévisible ?

Nous développons également une stratégie d'influence par le droit, reposant sur une veille de tous les arrêts concernant les autres pays. Bien qu'il n'y ait pas de force obligatoire en France des arrêts de la Cour concernant les autres États membres du Conseil de l'Europe, ils peuvent parfois présenter pour notre droit interne des incidences potentielles assez lourdes. Il nous revient donc d'essayer d'influer, par le biais des tierces interventions aux côtés d'autres États directement parties dans une affaire devant la Cour, sur des principes généraux pour essayer de faire prévaloir notre point de vue juridique.

Cela s'est produit très récemment avec succès, au côté de la Norvège, sur le cumul des sanctions pénales et fiscales, à l'occasion de l'examen par la Cour européenne des droits de l'Homme de l'affaire « A et B contre Norvège », le 15 novembre 2016. Imaginez les grandes conséquences en France, si ce cumul des sanctions pénales et fiscales avait été remis en question, et les enjeux financiers qui étaient liés. Nous avons donc produit une argumentation sur les principes juridiques, sans aller sur le fond de l'affaire, pour expliquer à la Cour pourquoi ce cumul ne nous apparaissait pas constituer une violation de la règle non bis in idem de poursuite pour les mêmes faits. La Cour européenne des droits de l'Homme a validé notre position dans son arrêt.

La sous-direction des droits de l'Homme exerce aussi une mission de diffusion, qui justifie notre présence aujourd'hui devant vous. Nous produisons des synthèses annuelles de jurisprudence que nous adressons traditionnellement à la délégation française de à l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe pour les arrêts de la Cour de Strasbourg concernant la France. Exhaustives et analytiques, ces présentations concernent aussi l'exécution des arrêts concernant la France. Depuis peu, nous nous attachons à étendre l'objet de ces synthèses aux arrêts de la Cour concernant des Etats États étrangers. En dépit des centaines d'arrêts rendus par la Cour, nous essayons de réaliser cette veille pour sensibiliser les parlementaires et les différents services ou directions potentiellement concernés, afin d'appeler leur attention sur les sujets importants susceptibles d'avoir des répercussions sur notre droit interne.

Pour ce qui concerne le bilan du contentieux de la Cour européenne des droits de l'Homme, les chiffres parlent d'eux-mêmes. On dénombre actuellement 65 000 requêtes pendantes devant la Cour, contre 90 000 en juin 2017, mais le flux est loin de se juguler. Les causes sont à chercher dans le contexte international, à savoir l'état d'urgence en Turquie, qui a créé à lui seul 32 0000 requêtes, et aussi dans la persistance des contentieux répétitifs, notamment en Ukraine avec le problème de l'exécution des décisions de justice.

Sans entrer dans le détail, la Cour essaie de trouver des techniques pour juguler ces flux. C'est le cas du système de « l'arrêt pilote », notamment : schématiquement, quand un problème structurel est décelé, la Cour rend un premier arrêt et met en veille toutes ses autres décisions sur les affaires similaires. Plus récemment, le 12 octobre 2017, dans un arrêt « Burmych et autres contre Ukraine » qui a fait grand bruit, elle a décidé non pas de mettre les affaires similaires en attente, mais de les radier, ce qui lui a permis de renvoyer au Comité des ministres Ministres du Conseil de l'Europe quelque 12 000 requêtes sur l'exécution des décisions de justice par l'Ukraine. Consécutivement, le stock des requêtes pendantes est descendu à 65 000, mais il est permis de se demander ce que va faire le Comité des ministres Ministres par la suite pour le suivi de l'exécution de ces affaires.

Dans ce volume de requêtes, le palmarès des États les moins vertueux reste constitué par cinq pays. L'ordre et la composition évoluent malgré tout : auparavant, le plus fort volume de requêtes pendantes était imputable à la Russie, l'Ukraine, la Turquie et l'Italie ; désormais, l'Italie a quitté cette place à la suite de nombreuses réformes, de sorte que se retrouvent en tête la Roumanie et la Hongrie. Pourquoi ? Parce qu'il existe un contentieux de masse sur la surpopulation carcérale et ces deux pays ont fait l'objet d'arrêts pilotes en la matière. Juste après, on retrouve la Russie, l'Ukraine et la Turquie.

Dans le cas de la Turquie, qui se trouve en état d'urgence, la Cour européenne des droits de l'Homme a décidé, pour le moment, qu'il est trop tôt pour elle pour statuer. Elle considère en effet que les décisions ne sont pas recevables puisqu'il n'y a pas épuisement des voies de recours internes tant que la commission ad- hoc créée par les autorités turques pour statuer sur toutes les décisions, notamment de révocation, n'a pas rendu ses décisions. Clairement, il s'agit néanmoins d'un sursis parce qu'il faudra démontrer que les recours devant cette commission ad- hoc ont bien été effectifs pour justifier cet attentisme.

La France, dans ce contexte, représente 1,6 % du contentieux devant la Cour européenne des droits de l'Homme, soit une proportion tout à fait minime. Le bilan pour notre pays est très positif depuis quelques années. Les faits parlent d'eux-mêmes, même s'ils n'excusent pas les problèmes persistants.

Depuis 2013-2014, une vingtaine d'arrêts concernant des requêtes mettant en cause la France est rendue chaque année, la moitié seulement concluant à des violations de dispositions de la convention européenne des droits de l'Homme. En 2017, la Cour a rendu beaucoup moins d'arrêts concernant notre pays : douze seulement, soit six concluant à la non-violation de la convention et six concluant en revanche à une violation de la convention. Le nombre d'irrecevabilités, quant à lui, est resté relativement stable, autour de dix-huit, tandis que les radiations étaient au nombre de cinq. Sur l'irrecevabilité, nous observons que la Cour utilise beaucoup le motif du « manifestement mal fondé » quand elle considère que la requête n'est pas étayée, notamment s'agissant du droit des étrangers avec invocation du grief tiré du risque de torture.

Naturellement, sur le fond, le bilan n'est pas totalement exemplaire. Je me bornerai, à cet égard, à mettre l'accent sur les condamnations les plus récentes qui ont eu des répercussions importantes. C'est le cas notamment des arrêts « Adefdromil » et « Matelly » de 2014, qui ont entraîné une réforme législative sur la liberté syndicale des militaires. En termes d'exécution, dans le cas d'espèce, la France a été particulièrement rapide puisque la loi est intervenue en juillet 2015, un an après la décision de la Cour.

Cela a aussi été le cas pour un sujet de société important, à savoir la gestation pour autrui, à travers les arrêts « Mennesson » et « Labassée » de 2014, puis, plus récemment en janvier 2017, « Bouvet », « Foulon » et « Laborie ». La Cour a sanctionné la France et nous avons dû mener un vrai travail de pédagogie. Contrairement à une idée répandue, dans ces arrêts, la Cour n'a pas empêché l'État d'interdire la gestation pour autrui. Sans remettre en cause la prohibition d'ordre public française de la gestation pour autrui, elle a juste indiqué que, sur le fondement du droit à la vie privée des enfants, qui inclut l'accès à l'identité et l'accès à ses parents, le fait de ne pas reconnaître la filiation du lien biologique avec le père était contraire à l'article 8 de la convention européenne des droits de l'Homme. Après un gros travail d'explication, la Cour de cassation, en juillet 2015, a évolué et reconnu la possibilité en droit français, de mentionner sur l'état civil la filiation au regard du père biologique et non pas de la mère d'intention. Par ailleurs, la loi n° 2016-1547 du 18 novembre 2016 de modernisation de la justice du XXIème siècle a permis la réouverture des procédures civiles, répondant ainsi à l'un des griefs retenus dans les affaires « Mennesson » et « Labassée ». Sur la base de ces évolutions, ces affaires ont été clôturées par le Comité des ministres Ministres du Conseil de l'Europe en septembre dernier, ce qui constitue un réel motif de satisfaction.

Un autre sujet de société assez sensible commence à prendre de l'ampleur au sein du Conseil de l'Europe : le refus aux personnes transgenres de la mention de leur changement de sexe sur l'état- civil. La France a été condamnée le 6 avril 2017 dans trois affaires[FC3] : « A.P., Garçon et Nicot ». La jurisprudence de la Cour de cassation avait déjà été amenée à évoluer avec une première condamnation dans les années 1990, mais elle exigeait un aspect irréversible du changement de sexe, c'est-à-dire soit un traitement, soit une opération. La Cour européenne des droits de l'Homme a jugé ce dernier point contraire au droit au respect à de la vie privée. Il reste que les conséquences de cet arrêt pour l'Etat l'État français sont limitées, dans la mesure où notre loi avait déjà changé au moment où l'arrêt est intervenu, à la suite à de l'adoption de la loi du 18 novembre 2016. Par ce texte, le Parlement a assoupli les conditions posées en prévoyant juste le fait de prouver le changement de sexe, l'exigence de la preuve de l'aspect irréversible de ce changement étant quant à elle abandonnée. Certains commentateurs se sont même demandés si l'arrêt de la Cour de Strasbourg aurait été le même si la France n'avait pas déjà modifié sa législation. Il n'en demeure pas moins que cette jurisprudence contrarie d'autres pays États membres du Conseil de l'Europe, qui n'ont pas notre législation et qui vont devoir réfléchir sur le sujet.

Enfin, très récemment, puisque c'était hier, la Cour européenne des droits de l'Homme a rendu son arrêt « Ramda contre France », lequel était très attendu. Pour mémoire, Rachid Ramda a été condamné pour son implication dans les attentats de 1995 à la fois en correctionnelle pour association de malfaiteurs, et aussi pour assassinat et complicité d'assassinat s'agissant de trois attentats particuliers. Se jouaient notamment, à l'arrivée, deux aspects :

– d'une part, la motivation des décisions des cours d'assises en cour d'assises spéciale. Ce point a été validé, mais il y avait déjà une jurisprudence pour les formations avec jury populaire, donc la position de la Cour européenne des droits de l'Homme n'a pas vraiment constitué une surprise ;

– d'autre part, la double poursuite, articulée entre l'association de malfaiteurs et le rôle très particulier comme complice d'assassinat dans trois attentats particuliers. Sur ce deuxième aspect, la Cour européenne des droits de l'Homme a considéré que la procédure n'était pas contraire au principe non bis in idem parce que les faits étaient totalement distincts. A À cet égard, j'attire j'appelle votre attention sur le fait que, dans son paragraphe conclusif, la Cour note qu'il est tout à fait légitime pour les États de lutter avec une grande fermeté contre le terrorisme et de condamner les auteurs de tels actes, sous réserve évidemment du respect des droits de ces personnes. Ce raisonnement est assez exemplaire, me semble-t-il, d'une évolution globale de la Cour européenne des droits de l'Homme, dans le contexte international très particulier que nous connaissons, marqué par une menace terroriste très prégnante, pour ne pas se trouver déconnectée des réalités et des menaces auxquelles sont confrontés les États.

Dans ce rapide état des lieux, je citerai aussi pour mémoire l'arrêt « Brusco contre France » de 2010, dans le prolongement des arrêts « Salduz contre Turquie », qui a amené la France à changer sa législation en matière de garde à vue. Beaucoup a néanmoins été dit au sujet de cette jurisprudence, y compris devant le Parlement, donc je n'y reviens pas.

Sur les sujets susceptibles de concerner la France à l'avenir, plusieurs points requièrent notre vigilance.

Les prisons sont le premier d'entre eux, d'ailleurs M. le Président de la République en a parlé lors de son déplacement devant la Cour européenne des droits de l'Homme, le 31 octobre. La France enregistre beaucoup de contentieux contre les prisons. Pour l'instant, ils restent limités à quelques établissements pénitentiaires. Globalement, l'objectif de l'organisation l'Organisation internationale des prisons (OIP) est d'obtenir un arrêt pilote contre la France. Pour l'instant, nous considérons néanmoins que la situation française ne relève pas de l'arrêt pilote. L'arrêt pilote s'applique à une affaire emblématique de milliers de requêtes illustrant un problème structurel. Or, s'il existe en France des problèmes dans certains centres pénitentiaires, il y a corrélativement une vraie mobilisation des pouvoirs publics et une politique de développement des prisons. En outre, il existe des recours tout- à- fait effectifs en droit français, notamment devant le juge administratif, pour faire améliorer les conditions de détention et obtenir, par exemple, des travaux de mise aux normes ou de dératisation. Il est certain, toutefois, qu'il s'agit là d'un sujet tout à fait majeur.

Un autre sujet de vigilance concerne, vous vous en doutez bien, notre législation contre le terrorisme. Une dizaine de requêtes a été déposée contre la loi 2015-912 du 24 juillet 2015 relative au renseignement, à la suite à d'une mobilisation très importante de la société civile, de la commission Commission nationale consultative des droits de l'Homme (CNCDH), du Défenseur des droits, etc. En outre, la Cour européenne des droits de l'Homme a rendu en décembre 2015 un arrêt « Zakharov contre Russie » qui clarifie bien sa jurisprudence dans le domaine de la surveillance de masse, et notamment le fait qu'il doit exister un recours effectif pour les personnes contre ce type de surveillance. Il est possible que nous ayons également des requêtes concernant la nouvelle loi n° 2017-1510 du 30 octobre 2017 renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme ou contre des mesures prises dans le cadre de l'état d'urgence, mais pour l'instant, nous n'en avons pas été avisés.

J'observe que l'année 2017 a été marquée par la fin du régime de l'état d'urgence en France, ce qui représente un moment important au même titre que la venue du Président de la République devant les juges de la Cour européenne des droits de l'Homme. Il était tout à fait important que la France envoie ce message-là et martèle que la loi du 30 octobre 2017 ne pérennise pas, comme on peut l'entendre, l'état d'urgence en France. Pour votre information, un membre de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, M. Raphaël Comte, parlementaire suisse, a été chargé d'un rapport sur la mise en œuvre de l'article 15 de la convention européenne des droits de l'Homme dans le cadre de l'état d'urgence, en analysant spécifiquement la situation de l'Ukraine, de la Turquie et de la France. Nous avons eu beaucoup d'échanges avec lui pour lui présenter notre analyse de la situation. Son rapport devrait être présenté en commission, à Strasbourg, en janvier 2018.

Je terminerai mon propos en évoquant le suivi de l'exécution des arrêts de la Cour européenne des droits de l'Homme concernant la France. Ce suivi demande énormément de travail, mais le bilan est vraiment positif, puisque, en deux ans et demi, nous avons réduit de moitié les affaires suivies par le Comité des ministres Ministres du Conseil de l'Europe pour l'exécution par la France des arrêts de la Cour. Notre pays prend ce sujet très au sérieux ; il martèle au Comité des ministres Ministres son attachement à la force obligatoire des arrêts, particulièrement dans cette période difficile où beaucoup de pays contestent fermement l'autorité de la Cour. L'exemple le plus parlant est celui de la Russie, dont la loi constitutionnelle de 2015 permet à la Cour constitutionnelle russe de s'opposer à l'exécution d'un arrêt de la Cour européenne des droits de l'Homme lorsqu'elle le considère contraire à la Constitution russe. C'est ce qu'elle a fait au sujet de l'affaire « Ioukos » dans laquelle la Cour de Strasbourg avait fixé une satisfaction équitable, c'est-à-dire une indemnité, de 2 milliards d'euros. Évidemment la Russie ne veut pas payer et, sans surprise, la Cour constitutionnelle russe a rendu un jugement en 2017 déclarant la décision de la Cour européenne des droits de l'Homme contraire à la Constitution russe.

La question qui se pose derrière ce type de pratiques est : s'agit-il de cas d'espèce comme l'affaire « Hirst » sur le droit de vote des détenus au Royaume-Uni, en cours depuis plus de 10 ans, ou faut-il y voir une remise en question plus structurelle de la Cour de Strasbourg ? Plus que jamais, il est tout à fait fondamental de se mobiliser pour défendre la Cour européenne des droits de l'Homme et c'est ce que fait la France.

Cette attitude de notre pays est d'autant plus louable que nous ne sommes pas épargnés par la Cour, l'exécution de certains arrêts posant problème. J'en veux pour preuve l'affaire « Winterstein et autres », dont le dernier arrêt a été rendu en 2016, au sujet de l'expulsion des gens du voyage. Il s'agit là, indéniablement, d'un arrêt qui nous pose des difficultés. La volonté d'exécuter la décision de la Cour n'est pas en cause, mais des difficultés majeures subsistent sur ce dossier. Sur le fond, la Cour européenne des droits de l'Homme a considéré qu'une commune ne peut expulser les gens du voyage sans les reloger. Cette exigence se heurte à un certain nombre de problèmes, y compris pratiques, ne serait-ce que pour être en contact avec les requérants. Dans le cas d'espèce, nous nous appuyons sur la société civile, ATD Quart Monde par exemple, qui nous aide beaucoup dans cette exécution.

Voilà, Mme la Présidente, Mmes et MM. les parlementairesParlementaires, les éléments dont je souhaitais vous faire part en propos liminaire.

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Je vous remercie beaucoup, M. le directeurDirecteur, Mme la sousSous-directriceDirectrice, pour ces présentations très complètes et intéressantes. Avant de passer la parole à mes collègues, je souhaiterais moi-même vous poser trois questions auxquelles vous avez déjà répondu pour partie seulement.

En premier lieu, vous avez parlé des personnes transgenres et je souhaiterais que vous apportiez des précisions sur ce qualificatif, qui me semble différent de celui des personnes inter-sexes. Comme vous l'avez dit, les questions d'état- civil liées à la gestation pour autrui et, plus généralement, celles liées aux progrès de la science, représentent aujourd'hui l'un des principaux défis de conformité à la jurisprudence et aux interprétations de la convention européenne pour notre pays. A À cet égard, ne pensez-vous pas qu'un nouveau « front » contentieux puisse poindre dans un avenir proche au sujet de l'état- civil des personnes inter-sexes, notamment au regard d'un arrêt de la Cour de cassation rendu le 4 mai 2017 ?

Ma deuxième question porte sur l'arrêt « Beausoleil » rendu en 2016 par la Cour européenne des droits de l'Homme. Cet arrêt mettait en cause l'impartialité de la Cour des comptes et j'aimerais savoir s'il faut s'attendre, par le biais d'autres contentieux, à une remise en cause structurelle des spécificités de cette institution nationale ou bien s'il ne s'agissait que d'une condamnation liée à des circonstances très particulières de l'espèce, à la portée bien moindre.

Ma troisième et dernière question est plus générale. Pensez-vous que l'hypothèse d'une adhésion de l'Union européenne à la convention européenne des droits de l'Homme – et donc sa soumission à la jurisprudence de la Cour de Strasbourg – conserve une perspective d'avenir, notamment du fait de la position de la Cour de justice de l'Union européenne sur le sujet ?

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François Alabrune, directeur des affaires juridiques du ministère de l'Europe et des affaires étrangères

Permettez-moi de répondre à votre dernière question, Mme Merloz intervenant quant à elle sur les deux premières. En fait, l'adhésion à la convention européenne des droits de l'Homme est, pour l'Union européenne, une obligation prévue par le traité de Lisbonne. Par conséquent, il s'agit d'une perspective à laquelle on ne peut renoncer.

L'avis de la Cour de justice de l'Union européenne a énuméré, comme je disais tout à l'heure, une série de raisons pour lesquelles l'accord négocié entre l'Union européenne et les autres Etats États appartenant au Conseil de l'Europe n'apparaît pas conforme, à ses yeux, au traité sur l'Union européenne. Une discussion est donc en cours à Bruxelles, au sein de l'Union européenne, sur la manière de surmonter ces obstacles. Il appartient à la Commission européenne de faire des propositions pour trouver des solutions afin de surmonter ces obstacles.

Cette discussion n'est pas facile parce qu'elle pourrait, dans certains cas, conduire à réviser les traités sur l'Union européenne. Ce faisant, il existe une difficulté propre à l'Union européenne qui consiste à savoir si ses Etats États membres sont prêts, sur certains points, à revoir plusieurs aspects des traités, ne serait-ce que pouvoir répondre aux objections qui ont été faites par la Cour de Luxembourg. Toutefois, même si au sein de l'Union européenne un consensus émergeait sur des solutions, encore faudrait-il que ces solutions puissent être ensuite négociées avec les États membres du Conseil de l'Europe qui ne font pas partie de l'Union européenne. En effet, l'adhésion de l'Union européenne à la convention européenne des droits de l'Homme suppose aussi que les États membres du Conseil de l'Europe qui n'appartiennent pas à l'Union européenne acceptent un certain nombre d'adaptations pour tenir compte des spécificités de l'Union.

En réalité, il existe donc une double difficulté : une difficulté interne à l'Union européenne, d'une part, et une difficulté pour l'Union elle-même d'obtenir l'accord de de pays comme la Russie ou la Turquie, notamment, pour adapter aux spécificités de l'Union le cadre de la convention européenne des droits de l'Homme, d'autre part. Or, le contexte d'aujourd'hui n'est pas le même que celui dans lequel avait été négocié l'accord sur l'adhésion de l'Union européenne à la convention européenne et droits de l'Homme. Aux difficultés juridiques, s'ajoutent désormais des difficultés politiques liées au fait que les relations entre l'Union européenne et la Russie, ainsi que la Turquie, se sont beaucoup tendues depuis quelques années.

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André Gattolin, sénateur

Sur ce point précis, M. le directeurDirecteur, j'aimerais vous interroger sur la pertinence d'une perspective d'adhésion partielle de l'Union européenne à la convention européenne des droits de l'Homme, c'est-à-dire sur un certain nombre de dispositions compatibles avec les traités. Je me réfère en cela à la proposition énoncée dans le rapport de M. Denis Badreé, alors sénateur, remis en 2011 au Premier ministre.

Derrière toute cette discussion, on voit bien que la Cour de justice de l'Union européenne se pose la question de sa prévalence sur les juridictions nationales. Il y a un conflit de légitimité entre les deux juridictions de Strasbourg et de Luxembourg pour définir le droit supranational à l'échelon européen. Il ne faut pas se voiler la face. Il me semble, à cet aune, que la réponse de la Cour de justice de l'Union européenne peut paraitre paraître discutable sur les sept points qu'elle a soulevés dans son avis. Quel est votre point de vue sur à ce sujet ?

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François Alabrune, directeur des affaires juridiques du ministère de l'Europe et des affaires étrangères

Honnêtement, nous partageons votre dernière appréciation, c'est-à-dire que nous avons effectivement le sentiment que les obstacles mis en avant par la Cour de justice de l'Union européenne n'étaient sans doute pas insurmontables. Nous avons été un peu surpris, en réalité, par la teneur de cet avis. Par ailleurs, il est effectivement possible que se pose une question sur la relation qu'entretiennent ces deux Cours cours supranationales.

Pour ce qui concerne l'hypothèse d'une adhésion partielle de l'Union européenne à la convention européenne des droits de l'Homme, celle-ci n'est pas prévue par le texte de la conventiontraité. Il faudrait, si une telle hypothèse de travail était envisagée, que soit acceptée l'idée d'obligations moindres pour l'Union européenne par les États membres du Conseil de l'Europe qui n'appartiennent pas à l'Union. Or, il paraît difficilement imaginable qu'ils puissent acquiescer que l'Union européenne bénéficie d'un tel « traitement de faveur » alors qu'eux-mêmes doivent appliquer la totalité des dispositions de la convention. Par voie de conséquence, une telle solution, même si elle peut paraître techniquement envisageable, serait sans doute difficile à faire aboutir.

Cela étant dit, il faut reconnaître que, même si l'Union européenne n'a pas adhéré à la convention européenne des droits de l'Homme, la Cour de justice de Luxembourg tient évidemment compte de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'Homme. Elle se conforme en cela à la charte des droits fondamentaux. Autrement dit, à défaut d'un résultat parfait s'appuyant sur une adhésion en bonne et due forme de l'Union à la convention européenne des droits de l'Homme, la réalité consiste pour l'instant en une articulation en bonne intelligence entre les deux juridictions de Luxembourg et Strasbourg.

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Florence Merloz, sous-directrice des droits de l'Homme à la direction des affaires juridiques du ministère de l'Europe et des affaires étrangères

Pour compléter la réponse à cette question de l'adhésion de l'Union européenne à la convention européenne des droits de l'Homme, il m'apparaît important de souligner qu'existent quand même des signes assez rassurants, ainsi que l'illustre l'arrêt rendu le 25 février 2014 par la grande chambre de la Cour européenne des droits de l'Homme « Avotiņš contre Lettonie ». Ce dernier est le premier arrêt rendu après l'avis 2/2013 de la Cour de justice de l'Union européenne. La Cour de Strasbourg a, dans le cas d'espèce, envoyé un gage de de confiance en reconnaissant le principe de confiance mutuelle ainsi que le système de protection équivalente, développé précédemment par la jurisprudence « Bosphorus ».

J'ajoute que ce sujet de réflexion est très important au sein du Conseil de l'Europe, notamment au sein du comité directeur des droits de l'Homme, au sein duquel je siège. Un groupe de travail que je préside procède justement à une analyse sur le sujet. Face aux risques de fragmentation de l'ordre juridique international, nous réfléchissons sur l'imbrication de la convention européenne des droits de l'Homme avec les autres ordres juridiques internationaux, à savoir le droit communautaire, mais aussi le droit des Nations-UnisNations unies avec son régime de sanctions.

Pour répondre à vos deux autres questions Mme la Présidente, je confirme qu'il existe en droit une distinction entre personnes inter-sexes et personnes transgenres. Dans le second cas, le sexe est indéterminé. Vous avez raison de mentionner ce sujet car il prend de l'importance dans les réflexions de toutes les instances internationales. A À l'ONU, par exemple, dans le cadre des rapports périodiques de suivi devant les différents comités des droits de l'Homme – dont la sous-direction des droits de l'Homme suit les travaux –, des recommandations ont été formulées sur la question des personnes inter-sexes. Aussi bien le comité contre la torture que le comité sur les droits de l'enfant se sont penchés sur la question, pointant notamment le fait qu'en FranceFrance, les médecins choisissaient le sexe de façon arbitraire, sans consultation parfois avec la famille.

Aucun contentieux sur le sujet n'a été porté devant la Cour européenne des droits de l'Homme, pour l'instant. Toutefois, le dépôt de requêtes a été annoncé à la suite de la décision de la Cour de cassation de 2017 sur le sexe neutre. Malgré tout, comme vous le savez, les délais de transmission des requêtes à la Cour de Strasbourg peuvent être très longs. Dans le cas de l'affaire « Ramda », par exemple, la requête datait de 2011 ; elle nous a été communiquée en 2014 et l'arrêt de la Cour a été rendu hier seulement, soit fin 2017.

Pour ce qui concerne l'affaire « Beausoleil », arrêt de chambre rendu en 2016 au sujet de la Cour des comptes, la France aurait pu solliciter le renvoi devant la grande chambre de la Cour si notre analyse juridique avait conclu à une remise en question de l'institution même de la Cour des comptes. Or, il n'en est rien. La Cour européenne des droits de l'Homme s'est prononcée sur des circonstances factuelles en prenant appui sur une mention dans le rapport annuel de la Cour des comptes. Comme il n'en résultait pas une remise en question de l'institution de la Cour des comptes française, la France n'a pas demandé le renvoi de l'arrêt de la chambre de la Cour de Strasbourg.

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René Danesi, sénateur

Vous nous avez indiqué qu'existe un processus de dialogue et d'échange d'informations entre le Conseil constitutionnel, le Conseil d'Etat d'État et la Cour de cassation, d'une part, et la Cour européenne des droits de l'Homme, d'autre part. Or, parallèlement, nous devrions discuter prochainement d'un projet de loi de ratification d'un protocole permettant aux juridictions suprêmes françaises de saisir directement pour avis la Cour européenne des droits de l'Homme. J'avoue que cette perspective me laisse assez dubitatif et j'aimerais savoir quels avantages concrètement concrets en attendre.

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François Alabrune, directeur des affaires juridiques du ministère de l'Europe et des affaires étrangères

Ainsi que je l'ai indiqué, le protocole n° 16 à la convention européenne des droits de l'Homme prévoit la possibilité pour les Cours cours suprêmes des États qui ont ratifié ce protocole, lorsqu'elles instruisent une affaire soulevant une question sur l'interprétation du texte de la convention, de poser une question à la Cour européenne des droits de l'Homme avant de rendre leur arrêt. Comme vous le savez, les cours nationales sont chargées d'appliquer la convention européenne des droits de l'Homme et, en cas de contestation de leurs décisions, leurs arrêts peuvent éventuellement faire l'objet de constats de violation de la convention par la Cour de Strasbourg.

En disposant dès les voies de recours internes de l'interprétation de la Cour européenne des droits de l'Homme, les Cours cours suprêmes pourront faire une application juste de la convention et amoindrir ainsi tout risque de sanction ultérieure par la Cour de Strasbourg.

Le Président de la République, lors de sa récente visite aux juges de la Cour européenne des droits de l'Homme à Strasbourg, a annoncé son souhait que la France ratifie ce protocole n° 16. Le Parlement devrait donc être très prochainement saisi d'un projet de loi autorisant cette ratification, sachant que seront donc concernées les trois juridictions suprêmes françaises que sont la Cour de cassation, le Conseil d'État et le Conseil constitutionnel. Toutes ces institutions ont été consultées auparavant et elles ont manifesté leur très grand intérêt pour cette possibilité nouvelle, le Conseil d'État ayant d'ailleurs, la semaine dernière, donné un avis très positif sur cette perspective.

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Florence Merloz, sous-directrice des droits de l'Homme à la direction des affaires juridiques du ministère de l'Europe et des affaires étrangères

. Je souhaiterais, pour ma part, insister sur les avantages du protocole n° 16. Il s'agit vraiment d'un outil de subsidiarité.

La Cour européenne des droits de l'Homme a àdoit traiter, aujourd'hui, quelque 65 000 requêtes, alors que ce nombre avoisinait les 90 000 requêtes en juin. Elle n'a pas vocation à trancher chaque litige. Cela s'illustre d'ailleurs par le filtrage important qu'elle exerce sur la recevabilité des requêtes : 95 % des requêtes sont ainsi déclarées irrecevables par la Cour. La Cour a surtout vocation à statuer sur les questions nouvelles et importantes.

Le dispositif prévu par le protocole n° 16 ne s'apparente pas à la question préjudicielle en vigueur devant la Cour de justice de l'Union européenne. La différence majeure est que la consultation de la Cour européenne des droits de l'Homme n'est pas obligatoire. En outre, chaque Cour cour suprême nationale tire les conséquences qu'elle entend de l'avis rendu par la Cour de Strasbourg dans les cas d'espèce. Naturellement, il va lui être difficile de ne pas en tenir compte pour éviter un recours par la suite. Pour autant, elle n'est pas tenue d'adopter l'interprétation et le raisonnement de la Cour de Strasbourg à chaque fois.

Le but de cette procédure est d'éviter la multiplication des recours devant la Cour européenne des droits de l'Homme. La France, s'agissant de la liberté d'expression, est très souvent sanctionnée par la Cour de Strasbourg. Pourquoi ? Parce que nos juridictions nationales n'arrivent pas à s'approprier le vocabulaire et le raisonnement de la Cour européenne des droits de l'Homme.

La sous-direction des droits de l'Homme du ministère de l'Europe et des affaires étrangères dispense beaucoup de formations à l'intention des juges français. Il reste que, en cas de doute, la consultation de la Cour de Strasbourg par les Cours cours suprêmes peut permettre de lever ce doute et d'éviter ainsi à la France de se trouver mise en cause par un recours à Strasbourg. Cet objectif, de bonne administration de la justice en somme, est dans l'intérêt de tous : de l'Etat l'État comme des requérants qui s'estiment victimes d'une mauvaise interprétation de la convention européenne des droits de l'Homme.

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André Gattolin, sénateur

Il est tout à fait possible de mettre en parallèle cette procédure avec l'une des avancées de la révision constitutionnelle de 2008. Désormais, l'auteur d'une proposition de loi peut, préalablement à son examen, demander l'avis du Conseil d'État. Personnellement, je n'ai jamais compris pourquoi, auparavant, le Conseil d'État ne servait que le pouvoir exécutif et pas le Parlement. Le Parlement est aussi une part de l'État.

A À l'usage, il s'avère très pratique de pouvoir, en amont d'un débat sur un texte élaboré par les parlementaires, avoir une consultation juridique. Dans les faits, cette faculté n'est pratiquement pas utilisée parce qu'il faut en passer par l'intermédiaire du Président président de chaque assemblée parlementaire, mais je trouve que ce côté préventif, avant de produire le droit, est absolument essentiel pour le législateur.

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Je vous remercie tous pour vos interventions. Cette audition s'est avérée très constructive et enrichissante. Vous avez su nous apporter des réponses très claires et concrètes sur des concepts plutôt abstraits. Personnellement, j'apprécie beaucoup ce type de démonstrations pédagogiques.

La séance est levée à 12 h 40.

Membres présents ou excusés

Députés :

Présents. – Mme Yolaine de Courson, Mme Alexandra Louis, M. Frédéric Reiss, Mme Nicole Trisse.

Excusés. – M. Damien Abad, M. Pieyre-Alexandre Anglade, Mme Sophie Auconie, M. Olivier Becht, M. Bertrand Bouyx, M. Yves Daniel, Mme Marie‑Christine Dalloz, Mme Jennifer De Temmerman, M. Bruno Fuchs, Mme Albane Gaillot, M. Fabien Gouttefarde, Mme Marietta Karamanli, M. Jérôme Lambert, M. Jacques Maire, Mme Bérengère Poletti, Mme Isabelle Rauch, M. Bertrand Sorre, M. Adrien Taquet, Mme Marie-Christine Verdier-Jouclas, M. Sylvain Waserman.

Sénateurs :

Présents. –. M. René Danesi, M. André Gattolin.

Excusés. – Mme Maryvonne Blondin, M. Bernard Cazeau, Mme Nicole Duranton, M. Bernard Fournier, Mme Sylvie Goy-Chavent, M. François Grosdidier, M. Guy-Dominique Kennel, M. Claude Kern, M. André Reichardt, M. André Vallini.