Intervention de Hasmik Tolmajyan

Réunion du mercredi 2 décembre 2020 à 11h45
Délégation française à l'assemblée parlementaire du conseil de l'europe

Hasmik Tolmajyan, Ambassadrice de la République d'Arménie en France :

. Mme la Présidente, Mmes et MM. les parlementaires, je vous remercie pour votre invitation et de m'avoir offert cette possibilité d'échanges.

Vous l'avez évoqué Mme la Présidente, le 27 septembre 2020 et les jours qui ont suivi, l'Arménie a fait l'objet d'une véritable guerre d'agression de la part de l'Azerbaïdjan, soutenu en cela par la Turquie dont l'appui s'est avéré déterminant. Le Président de la République française, M. Emmanuel Macron, a dès les premiers jours nommé l'agresseur et dénoncé le soutien militaire et politique turc à l'Azerbaïdjan dans ce conflit en disant à ce sujet, je cite, que ce soutien « décomplexe l'Azerbaïdjan dans sa tentative de reconquête du Haut-Karabakh, que nous n'accepterons pas ».

M. Emmanuel Macron a également été le premier Chef d'État à dénoncer la présence, parmi les forces azerbaïdjanaises, de djihadistes étrangers opérant en Syrie, connus, certifiés et tracés, lesquels avaient été acheminés via Ganziantep par la Turquie.

La Turquie a apporté un soutien militaire très significatif à l'Azerbaïdjan : plus de 600 conseillers militaires ont opéré dans les états-majors des armées azerbaïdjanaises et sur le terrain, tandis que des centaines de membres des forces spéciales et des officiers ont directement participé aux combats au sol. De même, le déploiement de matériels militaires turcs, officiellement envoyés dans le cadre de manœuvres bilatérales de très grande envergure en août mais maintenus et sans doute dépêchés dès l'origine pour l'occasion, a contribué à donner un avantage important à l'Azerbaïdjan dans son offensive. Même des avions de fabrication américaine F 16 de l'armée de l'air turque, qui participent habituellement aux missions de l'Organisation du traité de l'Atlantique nord (OTAN), ont été utilisés dans le cadre de ce conflit. Avec les drones de fabrication turque, ils ont conféré une suprématie aérienne aux troupes de l'Azerbaïdjan qui s'est révélée cruciale.

Cette guerre a été gagnée au prix de crimes de guerre. La population civile, les infrastructures civiles, les villes du Haut-Karabakh ont été prises pour cibles dès les premières heures de l'offensive et bombardées nuit et jour pendant les six semaines de ce conflit. Beaucoup de victimes et de blessés sont à dénombrer. Illustration de cet état de fait, deux journalistes du quotidien français Le Monde ont été grièvement blessés alors qu'ils effectuaient un reportage auprès de civils loin de la zone de front ; l'un d'eux est d'ailleurs toujours hospitalisé dans un état grave.

Le but poursuivi dans cette agression était d'aboutir à une véritable épuration ethnique. Il a malheureusement été atteint puisque les trois-quarts de la population vivant sur place ont dû quitter le Haut-Karabakh. Au regard de l'ampleur des destructions, il sera sans doute difficile pour eux de retourner vivre là-bas et c'était bien la finalité poursuivie par les forces agressantes.

Plusieurs sources internationales, dont des médecins français, ont dénoncé, après l'avoir constatée, l'utilisation de bombes à phosphore blanc et à sous-munitions par les armées azerbaïdjanaises à l'encontre de la population civile. L'emploi de ces armes est pourtant formellement interdit.

Des cas de décapitations, de tortures et de mutilations, y compris de cadavres, ont été rapportés. Les images vidéos ont le plus souvent été relayées par les auteurs de ces actes, jubilant auprès des familles des victimes comme sur les réseaux sociaux, dans le but d'effrayer les populations et de les dissuader de rester vivre au Haut-Karabakh, en vue d'une épuration ethnique de ce territoire.

Mme la Présidente, Mmes et MM. les parlementaires, pour vous permettre de mieux comprendre ce conflit, il m'apparaît indispensable de procéder à quelques rappels historiques.

Dès l'Antiquité, le territoire du Haut-Karabakh – l'Artsakh de son nom arménien – appartenait au royaume arménien. La richesse du patrimoine culturel et religieux arménien sur place, qui remonte jusqu'au IVème siècle, en atteste. Le contentieux avec l'Azerbaïdjan remonte à 1921. Après la chute de l'Empire tsariste, les Républiques soviétiques se sont formées : sur pression et en présence de Staline, alors Commissaire aux questions nationales, le Bureau caucasien du Parti communiste s'est prononcé en faveur du rattachement du Haut-Karabakh, alors peuplé à 95 % d'Arméniens, à la République socialiste soviétique d'Azerbaïdjan. Cette décision était motivée par le souhait des autorités bolcheviques d'une alliance avec la Turquie kémaliste et par la volonté de courtiser l'Azerbaïdjan, dont on commençait à mesurer l'étendue des réserves en hydrocarbures.

Les Arméniens du Haut-Karabakh ont contesté dès le départ cette décision injustifiée sur le fond, puisqu'il n'existait aucune proximité ethnique, culturelle et religieuse entre le Haut-Karabakh et l'Azerbaïdjan. Ils savaient, six ans à peine après le génocide de 1915, auquel avaient participé également des Turcs ou Tatars caucasiens (noms donnés à l'époque aux Azerbaïdjanais), et dans un contexte marqué par de nombreux massacres d'Arméniens à Bakou et Chouchi en 1905, 1918 et 1920, qu'ils risquaient de subir à nouveau une volonté d'extermination physique et une menace de rétrécissement de leur espace historique.

Pendant toutes les années de l'Union soviétique, les Arméniens du Haut-Karabakh ont toujours cherché à faire entendre leur voix aux autorités centrales de l'URSS. Il le fallait car l'Azerbaïdjan menait une politique de désarménisation de leur territoire.

Sur la carte que j'ai apportée et qui vous est diffusée, vous constaterez que le Haut-Karabakh et l'Arménie formaient une continuité territoriale en 1921. Or, au début des années 1930, pour consolider l'absorption du Haut-Karabakh comme région autonome par l'Azerbaïdjan, les autorités soviétiques ont remodelé les contours de son territoire, formant ainsi une véritable enclave au sein de la République d'Azerbaïdjan, coupée artificiellement de l'Arménie.

La stratégie poursuivie était la même qu'à l'enclave de Nakhidjevan, qui était elle-aussi initialement une province arménienne ancestrale peuplée majoritairement d'Arméniens et qui a été rattachée pour les mêmes raisons que le Haut-Karabakh à la République socialiste soviétique d'Azerbaïdjan en 1921. Pire, dirais-je même, la Turquie se porte alors garante – et aujourd'hui encore d'ailleurs – de ce rattachement de l'enclave de Nakhidjevan à la République d'Azerbaïdjan.

D'ailleurs, désireuse de disposer d'une frontière terrestre directe avec l'Azerbaïdjan à travers l'enclave de Nakhidjevan, la Turquie a procédé dans les années 1920 à un échange territorial avec l'Iran en prenant 11 kilomètres au Nord de ce pays. Cela permettait, aux yeux des idéologues du panturquisme, d'assurer la continuité territoriale du monde turcophone. Aujourd'hui encore, dans la lignée de cette idéologie, le Président Erdogan et les autorités turques ne cachent pas leurs ambitions de panturquisme, c'est-à-dire leur volonté – le Président Erdogan dit, quant à lui, son « rêve » –, d'établir une unité géographique discontinue du monde musulman de l'Andalousie jusqu'à l'Asie centrale.

En 1921, quand l'enclave de Nakhidjevan est attribuée à l'Azerbaïdjan, la moitié de sa population est arménienne et l'autre moitié se répartit entre Tatars, Kurdes et Iraniens. Dans les années 1980, soit soixante ans plus tard, la population arménienne est tombée à 1 %, ce qui montre qu'une véritable épuration ethnique a eu lieu : pas par la guerre, ni par les armes mais suite à une politique raciale et xénophobe, une véritable politique de désarménisation.

Au Haut-Karabakh, dans les années 1980, la proportion de population d'origine arménienne a elle aussi diminué mais moins fortement, en passant de 95 % à 75 %. Les Arméniens vivant là avaient néanmoins bien compris que s'ils continuaient à rester dans le giron de l'Azerbaïdjan, ils finiraient par subir le même sort, à savoir celui de la désarménisation complète de leur territoire.

Aussi, au moment de l'avènement de la Glastnost et de la Perestroïka, la population arménienne du Haut-Karabakh pense que les droits humains et le droit à l'autodétermination sont susceptibles de recevoir un accueil plus réceptif des autorités centrales de l'URSS. En 1988, elle demande donc, de manière pacifique, le rattachement de la région autonome du Haut-Karabakh à l'Arménie. Cette demande était constitutionnellement fondée, les textes de l'URSS permettant le rattachement d'une région autonome d'une République à une autre sur la base de justifications établies, ce qui était le cas. Mais l'Azerbaïdjan y répond par des pogroms et des massacres, d'abord à Sumgaït, puis à Bakou, Maragha, Gandja et presque toutes les villes azerbaïdjanaises où vivaient des Arméniens, forçant ceux-ci à l'exil. En 1991, au moment de la chute de l'Union soviétique, la République d'Azerbaïdjan proclame son indépendance et le Haut-Karabakh, conformément à une loi soviétique de 1990 permettant à toute région autonome d'une République soviétique se déclarant indépendante de l'URSS de faire elle-même sécession, réclame son indépendance de l'Azerbaïdjan.

Cette démarche passe d'abord par un vote du Parlement du Haut-Karabakh puis, par référendum le 10 décembre 1991, jour anniversaire de la déclaration universelle des droits de l'Homme choisi à dessein pour montrer que cette démarche s'inscrivait dans une aspiration légitime, la population du Haut-Karabakh se prononce sans équivoque, à 99 %, pour l'avènement de la République d'Artsakh. La réponse de l'Azerbaïdjan consiste alors à lancer une guerre totale, qui durera des années. Défaites au début du conflit, les forces arméniennes finissent par vaincre les armées azerbaïdjanaises et conquérir sept districts de l'Azerbaïdjan autour du Haut-Karabakh pour assurer la sécurité du territoire.

Le cessez-le-feu tripartite conclu en 1994 entre l'Arménie, l'Azerbaïdjan et le Haut-Karabakh a été conforté en 1995 par un accord ouvrant la voie à un processus de négociation diplomatique, sous l'égide de l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE). La co-présidence du groupe de Minsk, exercée conjointement par les États-Unis, la Russie et la France, a déployé des efforts considérables pour essayer de trouver des compromis en vue d'une solution, que l'on pensait parfois proche, mais l'Azerbaïdjan a toujours fait marche arrière et refusé un règlement pacifique définitif du conflit. Fortes de la manne pétrolière et du soutien politique turc, ses autorités ont vraisemblablement privilégié sans le dire une solution militaire.

Depuis le 9 novembre, un arrêt des combats a été décidé. Il ne s'agit pas d'une paix mais bien d'une trêve plus fragile car, comme la Présidence de la République française et le ministère français de l'Europe et des affaires étrangères l'ont souligné, beaucoup de questions ne sont pas réglées, à commencer par la définition du statut du Haut-Karabakh et les modalités de retour des populations déplacées qui y vivaient jusqu'à l'été dernier. Par ailleurs, quelque 2 000 djihadistes mercenaires – comme des troupes turques – stationnent toujours dans la région ; plusieurs sources affirment même que la Turquie leur aurait promis de les laisser s'y installer avec leurs familles, ce qui constituerait une forme de colonisation destinée à provoquer un véritable changement démographique.

L'Arménie, pour sa part, souhaite que le processus diplomatique et politique reprenne sous l'égide de l'OSCE. Une nouvelle guerre dans la région serait plus cruelle encore et, sans doute, non-maîtrisée. Une paix durable passe par la définition d'un statut pour le Haut-Karabakh, afin de favoriser le retour sur place des populations qui y vivaient.

Je suis à présent à votre disposition pour répondre à vos questions.

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