Intervention de Christophe Soulard

Réunion du jeudi 10 décembre 2020 à 10h00
Délégation française à l'assemblée parlementaire du conseil de l'europe

Christophe Soulard, Président de la Chambre criminelle de la Cour de cassation :

Je vous remercie Madame la Présidente. C'est toujours un plaisir et d'un grand intérêt pour un juge national de rencontrer, même à distance, des parlementaires. Et cette rencontre se révèle d'autant plus riche et intéressante qu'y sont associés également le juge français à la Cour européenne des droits de l'Homme et la Présidente du Conseil national des Barreaux.

Ainsi que l'a indiqué Monsieur Guyomar, les affaires concernant la France devant la Cour européenne des droits de l'Homme touchent tous les types de contentieux. Je le confirme dans le cas particulier du contentieux judiciaire, c'est-à-dire du contentieux soumis à la Cour de cassation. Ces affaires concernent à la fois le droit social, le droit civil, le droit commercial et bien sûr le droit pénal. C'est dire qu'ici je ne m'exprime pas seulement en qualité de Président de la chambre criminelle mais également au nom de la Première présidente de la Cour de cassation. J'en suis particulièrement heureux et honoré.

Cela a également été évoqué précédemment, la plupart des dispositions de la convention européenne des droits de l'Homme sont mobilisées dans la jurisprudence de la Cour de cassation : principe de légalité, droit à un procès équitable, droit à la vie, liberté d'expression, vie privée et familiale, liberté de conscience, droit à ne pas être jugé deux fois pour les mêmes faits, etc.

Dans ce propos liminaire, je voudrais souligner quelques-uns des principes qui guident la Cour de cassation et montrer que la convention européenne des droits de l'Homme se manifeste de façon variée : la Cour de cassation ne se contente pas d'appliquer la convention, celle-ci exerce son influence de manières diverses.

La Cour de cassation considère qu'elle est tenue de faire respecter la convention sans attendre que la France soit condamnée par la Cour de Strasbourg : c'est un principe qu'elle a dégagé de manière très solennelle dans un arrêt d'assemblée plénière, en 2011, à propos du droit pour une personne placée en garde à vue de bénéficier de l'assistance d'un avocat. Par ailleurs, la Cour de cassation considère que ni la mise en œuvre du droit de l'Union européenne, ni le contrôle de constitutionnalité ne peuvent la dispenser de cette tâche.

S'agissant du droit de l'Union européenne, la jurisprudence de la Cour de cassation relative au mandat d'arrêt européen est assez significative à cet égard. En effet la Cour de cassation considère que, lorsqu'une chambre de l'instruction doit se prononcer sur une demande tendant à la remise à un autre État d'une personne faisant l'objet d'un mandat d'arrêt européen, elle doit vérifier, si cela lui est demandé, que l'exécution du mandat ne portera pas une atteinte excessive à la vie privée et familiale de l'intéressé protégée par la convention européenne des droits de l'Homme. Et pourtant cette condition ne figure pas dans la liste limitative des motifs de refus prévu par la décision-cadre établissant la procédure de mandat d'arrêt européen, cette procédure étant fondée sur la confiance mutuelle qui doit exister entre les États membres de l'Union européenne.

S'agissant du droit constitutionnel, la Cour de cassation considère que le fait qu'une disposition législative a été déclarée conforme à la Constitution par le Conseil constitutionnel ne la dispense pas d'examiner sa conformité à la convention européenne des droits de l'Homme. Il existe en effet un partage clair des tâches entre le Conseil constitutionnel, qui vérifie la conformité des lois à la Constitution mais s'interdit d'opérer une vérification par rapport à la convention (même s'il tient compte dans la pratique de la jurisprudence de la Cour de Strasbourg), et la Cour de cassation qui, comme le Conseil d'État, vérifie la conventionalité des lois mais non leur constitutionnalité.

Lorsque la Cour de cassation contrôle si un texte est conforme à la convention, on parle de contrôle in abstracto. Lorsque le contrôle porte non pas sur le texte lui-même mais sur son application au cas d'espèce, on parle de contrôle in concreto.

On pourrait penser que la Cour de cassation, qui n'est pas le juge du fait, ne procède qu'à des contrôles in abstracto. Tel n'est pourtant pas le cas en réalité. Ainsi depuis de nombreuses années, la Cour de cassation vérifie elle-même, dans le domaine du droit de la presse, que les condamnations pour diffamation ne portent pas une atteinte excessive à la liberté d'expression. Elle fait ce contrôle in concreto en appliquant strictement les critères définis par la Cour européenne des droits de l'Homme.

Á défaut d'un tel contrôle, on pourrait considérer que l'étape « Cour de cassation » n'est pas nécessaire pour que la condition d'épuisement des voies de recours, qu'a rappelée tout à l'heure Monsieur Guyomar, soit remplie, de sorte que la Cour de Strasbourg pourrait être saisie directement après une décision des juges du fond. C'est alors cette dernière, et non plus la Cour de cassation, qui assurerait la mission d'unifier le droit français alors que tel n'est pas son rôle.

Cette considération a conduit la Cour de cassation à exercer un contrôle de proportionnalité in concreto dans d'autres domaines que celui de la diffamation. Elle a ainsi jugé elle-même que le comportement d'un journaliste qui avait obtenu des informations et des documents relatifs à un parti politique en s'infiltrant dans ce parti et en usant de stratagèmes constitutifs du délit d'escroquerie ne pouvait être incriminé sous peine qu'il soit porté une atteinte excessive à la liberté d'informer. De la même façon, dans un arrêt plus récent, la Cour de cassation a jugé, au nom de la liberté d'expression, que l'exhibition sexuelle à laquelle s'était livrée une militante du mouvement Femen ne pouvait donner lieu à condamnation. Dans les deux cas, la chambre criminelle s'est livrée à une appréciation concrète, sur la base des constatations des juges du fond, de la gravité respective des faits reprochés et de celle de l'atteinte aux droits fondamentaux que leur répression aurait engendrée.

Dans les deux cas également, la Cour de cassation a entendu respecter la convention européenne des droits de l'Homme sans modifier le sens des textes internes (la définition de l'escroquerie dans le premier cas, celle de l'exhibition sexuelle dans le second).

Il ne faut pas se dissimuler que le contrôle de proportionnalité in concreto est délicat à mettre en œuvre car il doit se concilier avec la sécurité et la prévisibilité juridiques. De manière générale, la voie de la motivation enrichie, sur laquelle s'est engagée la Cour de cassation, permet, à l'occasion du traitement d'un cas particulier, de définir des critères généraux qui pourront servir de repères dans d'autres affaires.

Le contrôle de conventionalité, dès lors qu'il peut conduire à écarter une disposition législative ou à neutraliser son application dans un cas d'espèce, pose naturellement la question de la place du juge par rapport au législateur. La Cour de cassation en est tout à fait consciente. Tout en considérant qu'il appartient au juge national d'effectuer ce contrôle à la fois parce qu'il est juge de la convention et parce que, à la différence du Parlement, il est juge du particulier, la Cour de cassation se montre soucieuse de ne pas franchir les limites de sa fonction.

C'est ce souci qui explique que la Cour de cassation n'hésite pas à transmettre au Conseil constitutionnel une question prioritaire de constitutionnalité, même après avoir effectué un contrôle de conventionalité. On a ici le pendant du principe énoncé tout à l'heure, selon lequel le contrôle effectué par le Conseil constitutionnel ne dispense pas la Cour de cassation d'effectuer un contrôle de conventionalité. Dans le sens inverse, le contrôle de conventionalité qu'effectue la Cour de cassation ne doit pas priver le Conseil constitutionnel de son rôle de contrôle de la constitutionnalité des lois.

On trouvera un exemple particulièrement marquant de cette pratique dans l'arrêt du 8 juillet dernier, par lequel la Cour de cassation a tiré les conséquences d'un arrêt de la Cour européenne des droits de l'Homme condamnant la France à raison, notamment, de l'absence de recours juridictionnel préventif effectif offert aux détenus arguant des conditions indignes de leur détention. La Cour de cassation a jugé que, sans attendre une modification des textes, il incombait au juge judiciaire de prévoir ce recours et d'ordonner la mise en liberté des personnes placées en détention provisoire lorsque, à l'issue d'investigations ordonnées par le juge, il apparaît que les conditions de détention sont indignes. Elle a néanmoins considéré que cette jurisprudence ne suffisait pas à régler la question et a transmis en conséquence une question prioritaire de constitutionnalité au Conseil constitutionnel.

Au demeurant il arrive fréquemment que la Cour européenne des droits de l'Homme « inspire » la Cour de cassation sans pour autant la conduire à modifier l'ordonnancement juridique français. Ainsi dans un arrêt du 25 novembre dernier, la Cour de cassation a jugé qu'en cas de fusion-absorption d'une société anonyme par une autre, la seconde (la société absorbante) doit être déclarée coupable des infractions commises, avant la fusion, par la société absorbée. Ce cas est intéressant car il transpose une solution imposée par une directive de l'Union européenne telle qu'interprétée par la Cour de justice de Luxembourg. Jusqu'à présent elle n'avait pu être mise en œuvre car la Cour de cassation considérait que le principe, prévu à l'article 121-1 du code pénal, selon lequel il n'y a pas de responsabilité pénale du fait d'autrui, s'y opposait et que cette interprétation de l'article 121-1 était la seule qui respectait le principe de l'individualisation des peines résultant de l'article 7 de la convention européenne des droits de l'Homme.

Mais la situation a été, d'une certaine façon, « débloquée » par un arrêt de la Cour européenne des droits de l'Homme, qui a estimé qu'une société qui est absorbée par une autre perdure à travers celle qui l'absorbe, de sorte qu'elle n'est pas vraiment « autrui » au sens de la responsabilité pour autrui. C'est à la suite de cet arrêt que la Cour de cassation a modifié sa jurisprudence tout en précisant qu'elle ne s'appliquerait que pour l'avenir, afin de respecter le principe de prévisibilité juridique imposé par la convention.

Cet arrêt, comme celui sur les conditions de détention indignes, apporte aussi d'une autre manière, non exprimée, une pierre à l'édifice des droits ou principes fondamentaux. En effet, il n'est pas douteux que le transfert de responsabilité pénale des personnes morales trouvera une application privilégiée dans les cas de dommages écologiques causés par des sociétés tentées, pour échapper à leur responsabilité, de se faire absorber par une autre. Sans trahir le secret du délibéré je peux vous dire que cet objectif était présent dans l'esprit des auteurs de cet arrêt.

De même l'arrêt sur les conditions indignes de détention ne doit pas être réduit à sa dimension strictement juridique. La Cour de cassation aurait pu considérer que l'arrêt de la Cour européenne des droits de l'Homme s'adressait principalement au législateur et au gouvernement et se contenter, en conséquence, de transmettre la QPC. Mais elle a entendu apporter, à la place qui est la sienne, sa contribution au traitement d'une question aussi importante qu'ancienne. Elle l'a fait en mettant en œuvre une décision non moins importante de la Cour européenne des droits de l'Homme.

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