Délégation française à l'assemblée parlementaire du conseil de l'europe

Réunion du jeudi 10 décembre 2020 à 10h00

Résumé de la réunion

Les mots clés de cette réunion

  • arrêt
  • cassation
  • fondamentaux
  • jurisprudence

La réunion

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Présidence de Mme Nicole Trisse, députée, Présidente

La séance est ouverte à 10 heures.

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. Mes chers collègues, je suis très heureuse de souhaiter la bienvenue à toutes les personnes qui ont accepté de participer, ce matin, à cette visioconférence pour débattre, à l'occasion du 70ème anniversaire de la signature de la convention européenne des droits de l'Homme, de la portée de ce traité dans notre droit national, au bénéfice de nos concitoyens.

Monsieur le juge à la Cour européenne des droits de l'Homme, Madame la Présidente du Conseil national des Barreaux (CNB), Monsieur le Président de la chambre criminelle de la Cour de cassation, je vous remercie infiniment pour votre présence parmi nous. Je ne doute pas que vos interventions nous permettront de porter un regard éclairé sur l'un des apports du Conseil de l'Europe les plus concrets et connus de nos compatriotes.

Signée le 4 novembre 1950 à Rome, la convention européenne des droits de l'Homme est le premier traité européen d'après-guerre qui a conféré une reconnaissance formelle à des libertés et des droits fondamentaux pour les citoyens de notre continent. Si elle a été enrichie de nombreux Protocoles additionnels, elle comportait déjà dans son corpus initial des dispositions essentielles : je me bornerai à cet égard à ne citer que l'article 2 sur le droit à la vie, les articles 3 et 4 interdisant la torture et les traitements inhumains ainsi que l'esclavage, l'article 5 sur le droit à la liberté et à la sûreté, l'article 6 sur le droit à un procès équitable, ou encore les articles 8 sur le respect de la vie privée et familiale, 9 sur la liberté de pensée et de conscience et, enfin, 10 et 11 sur les libertés d'expression ainsi que de réunion et d'association.

Nous commémorons ces jours-ci l'avènement de ce texte dans un contexte un peu particulier, marqué par la grave crise sanitaire née de la pandémie de Covid-19 qui a contraint les États, y compris les plus démocratiques, à restreindre les libertés pour sauver des vies.

Mais ne pas souligner aujourd'hui l'importance fondamentale de ce traité et des instruments qu'il a mis en place pour assurer son effectivité constituerait un oubli coupable. En effet, la convention est sans doute l'un des textes juridiques les mieux connus des Français, qui n'hésitent pas à s'appuyer sur ses dispositions pour former des recours contre l'État devant la Cour européenne des droits de l'Homme.

Pourtant, la France, pays hôte du Conseil de l'Europe, n'a ratifié cette convention que le 3 mai 1974, soit vingt-quatre ans après sa signature et vingt-et-un ans après son entrée en vigueur. De plus, notre pays n'a permis à ses résidents de saisir la Cour européenne des droits de l'Homme qu'en 1981.

Désormais, plusieurs centaines de requêtes de ressortissants français sont attribuées aux formations judiciaires de la Cour européenne des droits de l'Homme chaque année, sur le fondement le plus souvent de la convention. C'est dire la place qu'elle occupe à présent dans notre ordonnancement juridique, d'autant que la France a ratifié, par la loi du 3 avril 2018, le Protocole n° 16 qui permet aux juridictions nationales suprêmes de solliciter l'avis consultatif de la Cour de Strasbourg sur des questions de principe relatives à l'interprétation ou à l'application des droits et libertés définis par la convention ou ses Protocoles dans certaines affaires pendantes.

À l'aune de cette année 2020, le succès de la convention du 4 novembre 1950 n'est plus à démontrer alors même que cela n'était pas acquis au départ. Reste malgré tout, selon moi, une ultime étape pour parfaire l'édifice juridique qui a été érigé il y a soixante-dix ans, à savoir l'adhésion formelle de l'Union européenne à ce texte, conformément à l'article 6 du traité sur l'Union européenne. Depuis l'automne 2019, le dialogue de la Commission européenne avec le Conseil de l'Europe a repris sur ce sujet, de sorte qu'une issue au blocage né de l'avis du 18 décembre 2014 de la Cour de Luxembourg pourrait être trouvée prochainement, ce dont je me réjouis. Mais sans doute y reviendrons-nous de manière approfondie nous lors de notre discussion.

Avant d'engager plus avant nos échanges, je vous propose de regarder ensemble un court message vidéo que Monsieur le Garde des Sceaux, Éric Dupond-Moretti, sollicité lui aussi pour cette table ronde, a enregistré à notre intention. L'agenda du Ministre de la Justice ne lui permettant pas de participer à notre visioconférence, Monsieur Dupond-Moretti a néanmoins tenu à prendre part, sous cette forme particulière, à notre débat, qui lui tient à cœur. Je profite de l'occasion pour l'en remercier chaleureusement.

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éric Dupond-Moretti, Garde des Sceaux, Ministre de la Justice

(message vidéo pré-enregistré). Mesdames et Messieurs, le 4 novembre 1950, au lendemain de la Seconde guerre mondiale, quatorze États d'Europe – dont la France et l'Allemagne – signaient la convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales. Fidèles à l'esprit de la Déclaration de 1789, ils rappelaient solennellement les valeurs universelles d'égalité et de dignité de la personne humaine. Résolus à assurer l'effectivité de ces principes, ils s'engageaient à garantir pour la première fois dans notre histoire la protection juridictionnelle des droits et libertés de chaque citoyen. Ainsi naquit la Cour européenne des droits de l'Homme.

Idéalisme des principes, pragmatisme des méthodes, les droits de l'Homme ne se limitaient plus à une seule proclamation. Ils rejoignaient le monde bien réel du droit, de la loi et des tribunaux. Le pari était audacieux et il a été remporté au-delà de toutes les espérances. Aujourd'hui, quarante-sept États d'Europe sont parties à la convention. En soixante-dix années d'existence, la convention de Rome a inscrit les droits de l'Homme au cœur de nos sociétés démocratiques.

Par conviction, je crois au progrès par le droit. J'ai la certitude que la convention européenne des droits de l'Homme a été l'un des principaux moteurs au cours des dernières décennies. J'appelle « progrès » le droit reconnu à toute personne de bénéficier d'un avocat dès la première heure de garde à vue, le droit pour un enfant naturel d'être considéré comme l'égal d'un enfant légitime lorsqu'il s'agit de sa filiation ou de ses droits successoraux, le droit pour une personne homosexuelle de ne pas subir de discrimination sur son lieu de travail et dans tous les aspects de sa vie sociale, le droit pour une victime de l'esclavage domestique de voir ses exploitants poursuivis et condamnés, et bien évidemment le droit pour tous les justiciables à un procès équitable, respectueux des droits de la défense et des exigences de l'impartialité, ainsi qu'à une décision rendue dans un délai raisonnable. Je crois enfin en l'exigence d'une société tolérante, pluraliste, imperméable aux discriminations, respectueuse de la liberté d'opinion et d'expression.

Et je le dis sans détour : qu'il s'agisse de protéger l'intégrité des personnes, de faire prévaloir la règle de droit ou de préserver la diversité au sein de nos sociétés, la convention européenne des droits de l'Homme n'a cessé, pendant soixante-dix ans, de nous aider à perfectionner le droit et les institutions de notre pays. Ainsi, lorsque la convention s'enrichit de son Protocole n° 6, interdisant la peine de mort au nom du droit à la vie ainsi que la condamnation à des sanctions inhumaines, elle porte haut et loin les valeurs de l'humanisme démocratique. Lorsque la Cour européenne des droits de l'Homme protège les opposants politiques incarcérés pour avoir, en Turquie, en Russie ou en Azerbaïdjan, exercé leur liberté d'association et d'expression, elle offre une protection des libertés fondamentales enviée dans le monde entier. Et lorsque le Conseil de l'Europe, prolonge par ses travaux l'esprit de la convention, en élaborant des conventions relatives à la lutte contre la traite des êtres humains, aux droits de l'enfant ou aux violences contre les femmes, il donne à notre continent la grandeur historique et morale qui s'attache au combat universel pour la liberté des hommes et des femmes.

Mesdames et Messieurs, les attentats terroristes nous ont frappés en plein cœur. La crise sanitaire crée de la peur et de l'incertitude. Les populismes s'emploient à miner la confiance dans nos institutions démocratiques. Á ceux qui prétendent que la France aurait tout à gagner à dénoncer la convention européenne des droits de l'Homme, je veux dire haut et fort qu'ils se trompent et qu'ils mentent à nos concitoyens. La convention européenne des droits de l'Homme est l'un de nos plus puissants remparts contre l'autoritarisme et le fanatisme.

Les droits de l'Homme font partie intégrante de notre patrimoine, de notre identité démocratique et de notre modèle de société. Les libertés définissent ce que nous sommes. Elles sont tout ce que détestent les terroristes et les fanatiques de tous bords. Il y a de la naïveté dans la croyance selon laquelle nous serions plus forts en abandonnant une partie de nous-mêmes sous l'injonction du terrorisme. Il y a du défaitisme dans la résignation à affaiblir, sous la menace terroriste, nos principes en matière de droit à un procès équitable, de protection de la liberté d'expression et de lutte contre les discriminations. Il y a du calcul politique dans la volonté des populistes de se débarrasser du principal antidote à l'autoritarisme et à la tentation totalitaire en France et dans tout le reste de l'Europe.

Mesdames et Messieurs, je l'ai déclaré au premier jour de ma prise de fonctions, je le redis aujourd'hui : Ministre de la Justice, je serai le Ministre des droits de l'Homme et de l'antiracisme. Je n'ai pas l'intention de céder un pouce aux revendications des ennemis de la démocratie. Je n'ai pas davantage l'intention de repousser la protection des droits et libertés à des jours meilleurs. Voilà pourquoi, déterminé à renforcer sans relâche notre réponse contre le terrorisme, sous l'autorité du Premier ministre et du Président de la République, en lien avec nos partenaires européens, je m'engage à garantir que les personnes accusées d'actes de terrorisme perpétrés bénéficient de toutes les garanties du droit à un procès équitable. Il en va de notre honneur et de notre identité.

De même, face à la crise sanitaire, mobilisé quotidiennement pour préserver nos tribunaux, nos prisons, nos établissements accueillant les mineurs, je veille à la continuité du service public de la justice, condition indispensable à la permanence de l'État de droit en période de crise. Voilà pourquoi également, Mesdames et Messieurs, je continuerai contre les démagogues et les fatigués de la démocratie à soutenir le rôle de la Cour européenne des droits de l'Homme ainsi que les travaux du Conseil de l'Europe pour poursuivre l'œuvre commencée il y a de cela soixante-dix ans.

Sous le regard de l'histoire, la convention européenne des droits de l'Homme nous honore et nous oblige tout à la fois. Soyons fiers des progrès accomplis, soyons prêts à défendre toujours nos libertés.

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. Madame, Messieurs, après ce message fort de Monsieur le Garde des Sceaux, Ministre de la Justice, qu'il eut été dommage de ne pas entendre, je vous laisse à présent, sans plus tarder, la parole pour vous permettre successivement de nous livrer vos propres analyses, puis nous aurons si vous le voulez bien un échange sous la forme de questions des membres de la délégation et de réponses de votre part.

Pour le bon ordre de nos échanges, je vous propose si vous le voulez bien que nous écoutions successivement les propos liminaires de Monsieur Matthias Guyomar, juge français à la Cour européenne des droits de l'Homme, de Madame Christiane Feral-Schuhl, Présidente du CNB, et de Monsieur Christophe Soulard, Président de la chambre criminelle de la Cour de cassation.

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Matthias Guyomar, juge français à la Cour européenne des droits de l'Homme

. Merci, Madame la Présidente. Á l'occasion du 70ème anniversaire de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales, je suis très honoré d'intervenir devant la délégation française à l'APCE au nom de la Cour européenne des droits de l'Homme, que son Président Robert Spano m'a demandé de représenter devant vous.

La France entretient des rapports particuliers avec la convention et la Cour, instituée à son article 19. Il s'agit d'une relation privilégiée par la part prise par René Cassin qui, avant de siéger à la Cour de 1959 à 1976 et qu'il présida de 1965 à 1968 – de même qu'un autre français, M. Jean-Paul Costa, entre 2007 et 2011 –, a inspiré la convention, instrument juridique contraignant, comme l'a rappelé Monsieur le Garde des Sceaux, et déclinant à l'échelle européenne certains des droits énoncés dans la Déclaration universelle afin d'en « assurer la garantie collective », ainsi que le marque son Préambule, mais également par le statut de pays hôte qui accueille à Strasbourg les institutions du Conseil de l'Europe. Vous avez rappelé Madame la Présidente, que cette relation a mis un certain temps à se concrétiser, la France qui avait adhéré au Conseil de l'Europe dès le 5 mai 1949 n'ayant ratifié la convention qu'en 1974 et appliqué le droit de recours individuel, qui constitue la pierre angulaire de l'édifice conventionnel, qu'à partir de 1981. Ce retard a heureusement été comblé et la France s'inscrit désormais pleinement dans le cadre fixé par le Conseil de l'Europe, dont elle constitue un acteur de premier plan.

Les propos que j'aimerais tenir devant la représentation nationale n'ont d'autres ambitions que de tenter de restituer, le plus fidèlement possible, la situation de la France dans le prétoire de la Cour européenne des droits de l'Homme, en la présentant dans le contexte général du système conventionnel, soixante-dix ans après la signature de la convention à Rome et soixante-et-un ans après la création de la Cour.

Je traiterai tout d'abord de l'aspect quantitatif. La France se caractérise par un nombre important d'affaires. Depuis les débuts de la Cour et alors même que le premier arrêt concernant la France ne date que du 18 décembre 1986, ce sont plus de 33 000 affaires françaises qui ont été réglées. Au 1er janvier 2020, 1 032 arrêts avaient été rendus. En 2019, la Cour a traité 597 requêtes concernant la France, dont 578 qu'elle a déclarées irrecevables ou dont elle n'a pas poursuivi l'examen (requêtes rayées du rôle). La même année, la Cour a donc prononcé seulement 19 arrêts concernant la France. Au 1er décembre 2020, le stock des affaires françaises s'élève à 1 034 dont 577 attribuées à une formation judiciaire – c'est à-dire une formation de jugement : juge unique, comité de 3 juges, chambre de 7 juges et Grande chambre de 16 juges – sur un total de plus de 62 000 requêtes pendantes devant une formation judiciaire de la Cour (il y a quelques années ce stock total s'élevait à 160 000, ce qui montre les effets des efforts de productivité produits par la Cour dans le cadre du processus d'Interlaken).

Du point de vue qualitatif, je peux témoigner de la densité élevée des questions que soulèvent les affaires françaises. Elles sont à la fois variées, mettant en cause tous les droits ou presque, protégés par la convention dans de très nombreux champs juridiques (procédures civiles, pénales ou administratives), ce qui est une caractéristique française. Les violations constatées concernent l'article 6 relatif au procès équitable (64 %), auquel il faut ajouter l'article 13 qui consacre le droit au recours effectif (environ 4 %), mais aussi des droits matériels : article 5 relatif à la liberté et à la sûreté (8 %), article 8 qui protège la vie privée et familiale (5,5 %), articles 3 (prohibition des traitements inhumains et dégradants) et 10 (droit à la liberté d'expression, environ 4,5 % chacun), article 1PI relatif au droit au respect des biens (environ 4 %).

Je n'exagère pas si je vous dis que toutes les affaires françaises sont intéressantes, je peux en témoigner depuis mon arrivée à Cour. S'agissant des grands domaines qui sont actuellement porteurs de requêtes, je citerai, sans chercher à être exhaustif, les conditions de détention – je pense que nous y reviendrons avec le Président Soulard – (arrêts Payet et El Shennawy du 20 janvier 2011, qui a donné le « la » sur l'article 3 de la convention en matière carcérale ; JMB c / France du 30 janvier 2020, sur l'absence de recours préventif effectif ; Barbotin c/ France du 19 octobre 2020, qui a reconnu le caractère effectif du recours compensatoire, c'est-à-dire indemnitaire, ouvert devant le juge administratif), mais aussi la police des étrangers et la question des demandeurs d'asile ( N. H. c / France du 2 juillet 2020, avec une condamnation de la France sur les conditions d'accueil des demandeurs d'asile ; B. G. c/ France du 10 septembre 2020, cas de non-violation, lui), la mise en œuvre de la liberté d'expression ( Couderc et Hachette Filipacchi associés du 10 novembre 2015 ; Baldassi c/ France du 11 juin 2020, à propos de l'appel au boycott économique), et enfin la protection des mineurs ( Khan c/ France du 28 février 2019, sur le traitement d'un mineur dans la « Jungle » de Calais ; Association Innocence en danger et Association Enfance et partage c / France du 4 juin 2020 ; Moustahi et autres c/ France du 25 juin 2020, sur l'éloignement forcé de mineurs).

Je terminerai en disant que la question des nouvelles techniques de surveillance et que le champ du droit de la famille et de l'état des personnes, qui soulèvent des enjeux renouvelés, en particulier en termes de bioéthique (avec les arrêts Mennesson et Labassée du 26 juin 2014), sont évidemment eux aussi des domaines privilégiés de litiges. Le propre de ces affaires est de conduire les juridictions internes et ensuite la Cour à traiter juridiquement de questions cruciales qui revêtent une dimension politique, sociale ou sociétale : c'est le propre du juge d'appréhender en droit des questions qui vont au-delà du droit.

Venons-en à l'impact des arrêts de la Cour dans l'ordre juridique français. Il n'est pas négligeable sans pour autant, loin s'en faut, entraîner de bouleversements.

Je tiens tout d'abord à indiquer que si les arrêts de violation bénéficient d'une grande visibilité, la France est rarement condamnée. Je voudrais expliquer pourquoi.

Cette visibilité s'explique d'abord par la nécessité de faire évoluer une jurisprudence ou – je parle devant des parlementaires – d'engager une réforme législative. Elle s'explique aussi par la proportion de ces arrêts de violation sur les décisions prononcées concernant la France : 749 violations sur les 1 032 arrêts prononcés ; sur les 19 arrêts prononcés en 2019, 13 ont conclu à au moins une violation de la convention ; en ce qui concerne l'année 2020, à l'heure où je m'exprime, 9 violations constatées sur un total de 15 arrêts rendus. Ces arrêts de violation ne constituent, pour autant, qu'une proportion très marginale de l'ensemble des affaires concernant la France qui sont réglées par la Cour.

Entre 1998 et 2019, les condamnations n'ont ainsi concerné que 2,42 % des affaires françaises. Dans la très grande majorité des affaires portées devant une formation judiciaire, la solution correspond à un rejet de la requête qui vient conforter l'ordre juridique interne et les décisions prises par les autorités nationales, qu'il s'agisse de la loi, des mesures prises pour en assurer la mise en œuvre ou des décisions des juridictions internes, premières garantes, en application du principe de subsidiarité, du respect des droits conventionnellement protégés. Comme le disait le Garde des Sceaux, cette situation n'est pas le fruit du hasard : la France est un État de droit qui a précédé la convention dans la consécration des libertés fondamentales et la plupart des droits qui s'y trouvent posés ont leur équivalent dans le bloc de constitutionnalité français et la jurisprudence des cours supérieures.

Et je veux souligner ici la part que prennent l'ensemble des autorités nationales pour assurer, conformément à la hiérarchie des normes, le plein respect des exigences qui résultent de la convention et de la jurisprudence de la Cour : le Parlement lorsqu'il vote la loi ; le gouvernement et les autorités administratives lorsqu'ils la mettent en œuvre ; les juridictions internes lorsqu'elles en contrôlent le respect. La présence aujourd'hui du Président de la chambre criminelle de la Cour de cassation et de la Présidente du CNB témoignent du rôle primordial que remplissent les juges nationaux pour assurer, à leur tour et à leur place, l'application effective de la convention, aidés en cela et parfois même aiguillonnés par les avocats.

Il arrive cependant que la Cour constate, dans le cadre du contrôle qui lui incombe, des violations. Il convient de distinguer celles dont la portée reste d'espèce et celles qui emportent des conséquences plus structurelles, la dimension « micro » du litige – le remède adéquat à apporter à la situation individuelle en cause – s'accompagnant d'une dimension « macro ».

Quelques arrêts concernant la France ont ainsi entraîné soit des évolutions de jurisprudence soit même des réformes législatives. Monsieur le Garde des Sceaux a mentionné plusieurs exemples importants qui témoignent de l'impact de la jurisprudence de la Cour dans notre ordonnancement juridique. S'agissant de cet impact, le Conseil constitutionnel prend souvent, je dirais même de plus en plus souvent, le relais de la Cour, attestant ce faisant de l'heureuse complémentarité des contrôles de constitutionnalité, tout particulièrement au travers de la question prioritaire de constitutionnalité, et de conventionalité. L'intervention, le mois dernier, du Président Spano invité par le Président Fabius à célébrer les dix ans de la question prioritaire de constitutionnalité (QPC) a permis de souligner cette complémentarité des offices et de marquer l'importance d'assurer, dans toute la mesure du possible, l'équivalence des protections.

Sur les exemples les plus parlants de cet impact, Monsieur le Garde des Sceaux a évoqué la réforme de la garde à vue, sujet pour lequel tant la Cour européenne des droits de l'Homme que le Conseil constitutionnel et la Cour de cassation ont joué un rôle important. J'évoquerai, parmi d'autres exemples aussi importants, la réforme du régime des écoutes téléphoniques ( Kruslin c / France du 24 avril 1990), la mise en place devant tous les ordres de juridiction de recours internes permettant d'obtenir réparation en cas de délai de procédure déraisonnable, l'institution d'un recours suspensif contre les décisions refusant l'entrée sur le territoire ( Gebremedhin c/ France du 26 avril 2007), la mise en place d'un recours effectif contre les perquisitions de l'administration fiscale ( Ravon c/ France du 21 février 2008), la réforme de l'accès à la succession ( Mazurek c/ France du 1er octobre 2000, relatif à l'égalité entre enfants) ou encore le droit des militaires à constituer des associations professionnelles ( Matelly c/ France du 2 octobre 2014). L'actualité récente en fournit une illustration avec la perspective d'une prochaine création, par le législateur, d'une nouvelle voie de recours ouverte aux personnes détenues dans des conditions attentatoires à la dignité humaine, à la suite de l'arrêt précité JMB du 30 janvier 2020, condamnant la France pour absence de recours préventif effectif permettant à un juge national de faite cesser des conditions de détention indignes. Je voudrais souligner le caractère exemplaire de cette séquence, avec un arrêt de la Cour européenne des droits de l'Homme qui fait suite à plusieurs arrêts du juge administratif, puis des décisions emblématiques de la Cour de cassation en termes de contrôle de conventionalité – le Président Soulard en parlera certainement –, et enfin une décision QPC du Conseil constitutionnel Geoffrey. F, du 2 octobre 2020, sur renvoi de la Cour de cassation, qui redonne la main au Parlement pour combler les carences de notre législation sur ce point.

L'examen des requêtes dont la Cour est saisie s'accompagne souvent, s'agissant de la France, de demandes de mesures provisoires présentées sur le fondement de l'article 39 de son règlement. Le nombre des demandes concernant la France est élevé – notre pays se situe au 3ème rang ; en 2019 : 157 demandes sur un total de 1 570 – et augmentent de manière notable puisque près de 80 % des demandes portent sur des extraditions, des éloignements forcés, ou la rétention administrative de mineurs. La Cour veille à exercer son pouvoir d'ordonner au gouvernement en cause des mesures conservatoires – le plus souvent, il s'agit de s'abstenir d'exécuter une mesure tant qu'elle n'a pas statué sur la requête – avec tact et mesure, c'est-à-dire dans la seule mesure où l'effectivité des droits en jeu (essentiellement les droits protégés par les articles 2 et 3) l'impose (voir, s'agissant de la notion de conséquences ou de dommages irréparables notamment, l'arrêt Daoudi c/ France du 3 mars 2010). Cela explique que le taux moyen d'application positive reste assez faible : 9,2 % en 2019 et 10,8 % pour la France.

Le respect de ces mesures est une des conditions, lorsqu'elles sont ordonnées, du respect de l'article 34 de la convention, qui institue le droit de recours individuel (arrêt Mamatkulov et Askarov c. Turquie du 4 février 2005, précisé par Savriddin Dzhurayev c/ Russie du 25 avril 2013), ainsi que l'a rappelé le Conseil d'État dans la décision Ministre de l'intérieur, de l'outre-mer et des collectivités territoriales c/ Beghal du 30 juin 2009.

Je tiens à rappeler devant la représentation nationale l'impérieuse nécessité que le gouvernement exécute, dans tous les cas, ces mesures qui sont susceptibles de faire l'objet d'un réexamen et que la Cour peut décider de lever s'il apparaît qu'elles ne sont plus nécessaires à raison d'un changement dans les circonstances de droit ou de fait. Tel n'a malheureusement pas toujours été le cas en ce qui concerne la France, y compris très récemment. Je crois important aussi de vous signaler qu'un certain nombre de demandes résultent d'une divergence entre les appréciations portées par le juge de la liberté et de la détention chargé d'autoriser la prolongation des rétentions administratives et les exigences consacrées par la jurisprudence de la Cour en ce qui concerne la rétention des mineurs (arrêt Popov c/ France du 19 janvier 2012).

Je terminerai par les arrêts, tout aussi significatifs, de non-violation qui reposent sur le constat, effectué par la Cour, que le cadre juridique français, dans son principe ou dans sa mise en œuvre, respecte, compte tenu de la marge nationale d'appréciation dont jouissent les États, les obligations qui découlent de la convention. Là aussi, je me bornerai à n'évoquer que quelques exemples particulièrement illustratifs, sans prétendre à l'exhaustivité : la loi sur la dissimulation du visage dans l'espace public (arrêt SAS c/ France du 1er juillet 2014), la question de la fin de vie et de la suspension de traitement (affaire Vincent Lambert du 5 juin 2015), l'interdiction d'un spectacle susceptible de donner lieu à des propos pénalement répréhensibles (arrêt M'bala M'bala du 20 octobre 2015), la possibilité d'ordonner l'expulsion vers l'Algérie d'un étranger condamné pour faits de terrorisme (affaire AM c/ France du 29 avril 2019), la déchéance de nationalité de binationaux condamnés pour faits de terrorisme (arrêt Ghoumid et autres c/ France du 25 juin 2020) ou encore la dissolution d'un groupement de fait et de deux associations porteurs de discours de haine et d'incitation à la discrimination homophobe (arrêt Ayoub et autres c/ France, 8 octobre 2020). Tous ces arrêts de non-violation ont conforté les solutions retenues dans l'ordre juridique français sur des sujets sensibles touchant au vivre ensemble, à la bioéthique, au respect de l'ordre public et à la lutte contre le terrorisme notamment ; c'est important de le dire.

L'arrêt Ayoub et autres c/ France est aussi intéressant car il fait application de l'article 17 de la convention, qui interdit l'abus de droit, en faisant obstacle au détournement d'un droit par un requérant qui s'en prévaut pour justifier un comportement incompatible avec la démocratie et les valeurs fondamentales de la convention. En faisant obstacle à ce que la convention soit brandie contre elle-même, la mobilisation croissante dans la jurisprudence de la Cour de l'article 17 (également appliqué dans l'arrêt précité M'bala M'bala ) témoigne de l'attention portée à la dimension collective de l'exercice des droits individuels dont la garantie est toujours assurée en prenant en compte le contexte dans lequel ils s'inscrivent et des effets d'ensemble que leur mise en œuvre est susceptible d'entraîner.

Tous ces mouvements s'inscrivent dans le cadre général de la « responsabilité partagée » entre la Cour européenne des droits de l'Homme et les États membres du Conseil de l'Europe pour assurer la garantie effective des droits et libertés protégés par la convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales. La clef de voûte du système conventionnel est le principe de subsidiarité, consacré par le Protocole n° 15, qui fait des autorités nationales les premières garantes du respect de la convention. D'un point de vue procédural, ce principe se traduit par la règle de l'épuisement des voies de recours internes, préalable nécessaire à la saisine de la Cour. D'un point de vue matériel, il renvoie à la marge nationale d'appréciation dont jouissent les États, qui est variable selon la nature des droits en cause et, le cas échéant, l'existence d'un consensus parmi les États parties.

En ma qualité de juge élu au titre de la France, je me réjouis que notre pays, qui a accueilli à Paris en septembre 2019, lors de sa présidence du Comité des Ministres, la réunion des chefs des Cours suprêmes des États membres du Conseil de l'Europe, prenne toute sa part dans cette « responsabilité partagée ». En témoignent la participation pionnière du Conseil d'État et de la Cour de cassation – rejoints depuis par le Conseil constitutionnel – à la création du Réseau des Cours supérieures en 2015, la ratification du Protocole n° 16 et la circonstance, loin d'être anodine, que la première demande d'avis consultatif présentée sur son fondement soit venue de la Cour de cassation, qui a conduit la Cour européenne des droits de l'Homme à émettre son tout premier avis consultatif, le 10 avril 2019, sur les modalités de reconnaissance du lien de filiation d'un enfant né de gestation pour autrui (GPA).

Les évolutions qui marquent la jurisprudence de la Cour en cette année de 70ème anniversaire de la convention vont toutes dans le même sens. Elles recentrent la Cour sur son office. En vertu de la doctrine dite de « la quatrième instance », qui devrait plutôt s'appeler doctrine de la « non quatrième instance », la Cour qui n'est pas une juridiction d'appel, de cassation ou de révision par rapport aux juridictions internes, se refuse, en principe – seules sont réservées les solutions « arbitraires » ou « manifestement déraisonnables » –, à apprécier elle-même les éléments de fait, à établir ou évaluer les preuves ou à interpréter le droit interne. Participent de ce mouvement d'autolimitation de la Cour le principe de « non substitution » consacré par la jurisprudence Von Hannover, qui veut que la Cour n'a jamais pour tâche de se substituer aux juridictions nationales mais doit vérifier, à la lumière de l'ensemble de chaque affaire, si leurs décisions se concilient avec les dispositions de la convention, et le développement du « process-based review ». Mais cette distribution des rôles suppose que les autorités nationales jouent pleinement leur rôle de relais et de renfort dans leurs ordres internes, en contribuant aux fécondes hybridations qu'appelle, dans le respect de la biodiversité juridique, la protection effective des droits fondamentaux. C'est à cette condition que la convention peut continuer à constituer un « instrument vivant » au service de la sauvegarde et du développement des droits de l'Homme et des libertés fondamentales en Europe.

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Christiane Féral-Schuhl, Présidente du Conseil national des Barreaux

Mesdames et Messieurs les parlementaires, Monsieur le Président de la Chambre criminelle de la Cour de cassation, Monsieur le juge à la Cour européenne des droits de l'Homme, c'est un véritable honneur pour moi de participer à cet échange sur la convention européenne des droits de l'Homme et son influence sur l'ordonnancement juridique Français.

Nous célébrons cette année les soixante-dix ans d'un texte fondateur, qui protège de manière effective les droits fondamentaux de plus de 800 millions de citoyens grâce à un contrôle supranational. Nous sommes aujourd'hui le 10 décembre, une journée phare car journée internationale des droits de l'Homme, et c'est une date idoine pour rendre hommage à ce texte mais également aux milliers de juristes, de juges, d'avocats, qui le font vivre quotidiennement.

L'influence de la convention européenne des droits de l'Homme est au moins de deux ordres :

– en premier lieu, le contrôle de conventionalité, effectif depuis 1981 en France, a permis d'insuffler une véritable culture des droits de l'Homme au sein de notre ordre juridique national, transformant par effet miroir, le contrôle juridictionnel français ;

– en second lieu, l'effectivité de ce contrôle a permis une appréhension évolutive des droits fondamentaux. Je prendrai comme exemple l'influence sensible de la convention en matière de droits procéduraux, lesquels intéressent particulièrement les avocats.

Vous souligniez dans votre propos introductif, Madame la Présidente, le caractère tardif de la ratification et de l'ouverture aux recours individuels. C'est absolument exact, mais faut-il rappeler qu'entre 1981 et 2008, le contrôle de conventionalité par la saisine de la Cour européenne des droits de l'Homme était le seul recours a posteriori possible en cas de violation d'un droit fondamental ?

C'est, je crois, un des éléments majeurs du succès de la convention européenne des droits de l'Homme au sein de la communauté juridique et notamment au sein des avocats. Ce réflexe européen du contrôle de conventionalité dans lequel l'avocat dispose d'un moyen de contester un texte est tout à fait remarquable et a permis d'infuser une culture des droits de l'Homme au sein de la société française, en reversant le paradigme classique du travail des juristes. C'est, j'en suis convaincue, cette culture des droits de l'Homme qui a permis en 2008 de mettre en place un contrôle de constitutionnalité a posteriori de la loi.

L'autre point marquant de l'influence de la convention européenne des droits de l'Homme sur l'ordre juridique français est le caractère évolutif d'un texte qui a permis des avancées significatives en termes de protection des droits fondamentaux, et notamment en matière droits procéduraux, qui intéressent tout particulièrement les avocats.

L'influence de cette convention est liée à sa modernité qui est garantie par une méthode dynamique d'interprétation des juges de Strasbourg. Á titre d'exemple, je rappellerai que la convention européenne des droits de l'Homme a permis en France de moderniser de manière importante la procédure pénale en garantissant :

– la motivation des arrêts des cours d'assise, qui a donné lieu à une jurisprudence abondante et parfois fluctuante de la Cour européenne des droits de l'Homme ;

– le droit d'être assisté d'un avocat lors de la garde à vue, grâce notamment à l'arrêt de Grande chambre Salduz c/ Turquie de 2008, dans lequel la Cour avait estimé que, même si le requérant avait pu contester les preuves à charge lors de son procès, l'impossibilité pour lui de se faire assister par un avocat en garde à vue avait irrémédiablement nui aux droits de la défense. Cet arrêt avait d'ailleurs précédé l'arrêt Danayan c/ Turquie allant dans le même sens. Ces décisions fondamentales, font évidemment écho à la décision QPC du Conseil constitutionnel du 30 juillet 2010, dans laquelle les sages ont considéré que le dispositif français de la garde à vue était inconstitutionnel, faute d'assistance effective d'un avocat lors des interrogatoires ;

– enfin, le secret professionnel de l'avocat, qui est quant à lui protégé tant en matière de visite domiciliaire (arrêt André c/ France ), qu'en matière d'écoute téléphonique (arrêts Kopp c/ Suisse et Pruteanu c/ Roumanie, notamment).

En conclusion, permettez-moi d'exprimer un regret. Cet esprit de conquête des droits, dont la convention européenne des droits de l'Homme a été à l'avant-garde, est aujourd'hui en retrait. Plus regrettable encore, la condamnation régulière de la France dans certains domaines, ne permet plus d'initier des réformes structurelles au soutien d'un renforcement des droits fondamentaux de tous. Je veux évidemment parler des conditions de détention et des conditions d'accueil des personnes exilées, qui constituent aujourd'hui des « trous noirs » de la République.

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Christophe Soulard, Président de la Chambre criminelle de la Cour de cassation

Je vous remercie Madame la Présidente. C'est toujours un plaisir et d'un grand intérêt pour un juge national de rencontrer, même à distance, des parlementaires. Et cette rencontre se révèle d'autant plus riche et intéressante qu'y sont associés également le juge français à la Cour européenne des droits de l'Homme et la Présidente du Conseil national des Barreaux.

Ainsi que l'a indiqué Monsieur Guyomar, les affaires concernant la France devant la Cour européenne des droits de l'Homme touchent tous les types de contentieux. Je le confirme dans le cas particulier du contentieux judiciaire, c'est-à-dire du contentieux soumis à la Cour de cassation. Ces affaires concernent à la fois le droit social, le droit civil, le droit commercial et bien sûr le droit pénal. C'est dire qu'ici je ne m'exprime pas seulement en qualité de Président de la chambre criminelle mais également au nom de la Première présidente de la Cour de cassation. J'en suis particulièrement heureux et honoré.

Cela a également été évoqué précédemment, la plupart des dispositions de la convention européenne des droits de l'Homme sont mobilisées dans la jurisprudence de la Cour de cassation : principe de légalité, droit à un procès équitable, droit à la vie, liberté d'expression, vie privée et familiale, liberté de conscience, droit à ne pas être jugé deux fois pour les mêmes faits, etc.

Dans ce propos liminaire, je voudrais souligner quelques-uns des principes qui guident la Cour de cassation et montrer que la convention européenne des droits de l'Homme se manifeste de façon variée : la Cour de cassation ne se contente pas d'appliquer la convention, celle-ci exerce son influence de manières diverses.

La Cour de cassation considère qu'elle est tenue de faire respecter la convention sans attendre que la France soit condamnée par la Cour de Strasbourg : c'est un principe qu'elle a dégagé de manière très solennelle dans un arrêt d'assemblée plénière, en 2011, à propos du droit pour une personne placée en garde à vue de bénéficier de l'assistance d'un avocat. Par ailleurs, la Cour de cassation considère que ni la mise en œuvre du droit de l'Union européenne, ni le contrôle de constitutionnalité ne peuvent la dispenser de cette tâche.

S'agissant du droit de l'Union européenne, la jurisprudence de la Cour de cassation relative au mandat d'arrêt européen est assez significative à cet égard. En effet la Cour de cassation considère que, lorsqu'une chambre de l'instruction doit se prononcer sur une demande tendant à la remise à un autre État d'une personne faisant l'objet d'un mandat d'arrêt européen, elle doit vérifier, si cela lui est demandé, que l'exécution du mandat ne portera pas une atteinte excessive à la vie privée et familiale de l'intéressé protégée par la convention européenne des droits de l'Homme. Et pourtant cette condition ne figure pas dans la liste limitative des motifs de refus prévu par la décision-cadre établissant la procédure de mandat d'arrêt européen, cette procédure étant fondée sur la confiance mutuelle qui doit exister entre les États membres de l'Union européenne.

S'agissant du droit constitutionnel, la Cour de cassation considère que le fait qu'une disposition législative a été déclarée conforme à la Constitution par le Conseil constitutionnel ne la dispense pas d'examiner sa conformité à la convention européenne des droits de l'Homme. Il existe en effet un partage clair des tâches entre le Conseil constitutionnel, qui vérifie la conformité des lois à la Constitution mais s'interdit d'opérer une vérification par rapport à la convention (même s'il tient compte dans la pratique de la jurisprudence de la Cour de Strasbourg), et la Cour de cassation qui, comme le Conseil d'État, vérifie la conventionalité des lois mais non leur constitutionnalité.

Lorsque la Cour de cassation contrôle si un texte est conforme à la convention, on parle de contrôle in abstracto. Lorsque le contrôle porte non pas sur le texte lui-même mais sur son application au cas d'espèce, on parle de contrôle in concreto.

On pourrait penser que la Cour de cassation, qui n'est pas le juge du fait, ne procède qu'à des contrôles in abstracto. Tel n'est pourtant pas le cas en réalité. Ainsi depuis de nombreuses années, la Cour de cassation vérifie elle-même, dans le domaine du droit de la presse, que les condamnations pour diffamation ne portent pas une atteinte excessive à la liberté d'expression. Elle fait ce contrôle in concreto en appliquant strictement les critères définis par la Cour européenne des droits de l'Homme.

Á défaut d'un tel contrôle, on pourrait considérer que l'étape « Cour de cassation » n'est pas nécessaire pour que la condition d'épuisement des voies de recours, qu'a rappelée tout à l'heure Monsieur Guyomar, soit remplie, de sorte que la Cour de Strasbourg pourrait être saisie directement après une décision des juges du fond. C'est alors cette dernière, et non plus la Cour de cassation, qui assurerait la mission d'unifier le droit français alors que tel n'est pas son rôle.

Cette considération a conduit la Cour de cassation à exercer un contrôle de proportionnalité in concreto dans d'autres domaines que celui de la diffamation. Elle a ainsi jugé elle-même que le comportement d'un journaliste qui avait obtenu des informations et des documents relatifs à un parti politique en s'infiltrant dans ce parti et en usant de stratagèmes constitutifs du délit d'escroquerie ne pouvait être incriminé sous peine qu'il soit porté une atteinte excessive à la liberté d'informer. De la même façon, dans un arrêt plus récent, la Cour de cassation a jugé, au nom de la liberté d'expression, que l'exhibition sexuelle à laquelle s'était livrée une militante du mouvement Femen ne pouvait donner lieu à condamnation. Dans les deux cas, la chambre criminelle s'est livrée à une appréciation concrète, sur la base des constatations des juges du fond, de la gravité respective des faits reprochés et de celle de l'atteinte aux droits fondamentaux que leur répression aurait engendrée.

Dans les deux cas également, la Cour de cassation a entendu respecter la convention européenne des droits de l'Homme sans modifier le sens des textes internes (la définition de l'escroquerie dans le premier cas, celle de l'exhibition sexuelle dans le second).

Il ne faut pas se dissimuler que le contrôle de proportionnalité in concreto est délicat à mettre en œuvre car il doit se concilier avec la sécurité et la prévisibilité juridiques. De manière générale, la voie de la motivation enrichie, sur laquelle s'est engagée la Cour de cassation, permet, à l'occasion du traitement d'un cas particulier, de définir des critères généraux qui pourront servir de repères dans d'autres affaires.

Le contrôle de conventionalité, dès lors qu'il peut conduire à écarter une disposition législative ou à neutraliser son application dans un cas d'espèce, pose naturellement la question de la place du juge par rapport au législateur. La Cour de cassation en est tout à fait consciente. Tout en considérant qu'il appartient au juge national d'effectuer ce contrôle à la fois parce qu'il est juge de la convention et parce que, à la différence du Parlement, il est juge du particulier, la Cour de cassation se montre soucieuse de ne pas franchir les limites de sa fonction.

C'est ce souci qui explique que la Cour de cassation n'hésite pas à transmettre au Conseil constitutionnel une question prioritaire de constitutionnalité, même après avoir effectué un contrôle de conventionalité. On a ici le pendant du principe énoncé tout à l'heure, selon lequel le contrôle effectué par le Conseil constitutionnel ne dispense pas la Cour de cassation d'effectuer un contrôle de conventionalité. Dans le sens inverse, le contrôle de conventionalité qu'effectue la Cour de cassation ne doit pas priver le Conseil constitutionnel de son rôle de contrôle de la constitutionnalité des lois.

On trouvera un exemple particulièrement marquant de cette pratique dans l'arrêt du 8 juillet dernier, par lequel la Cour de cassation a tiré les conséquences d'un arrêt de la Cour européenne des droits de l'Homme condamnant la France à raison, notamment, de l'absence de recours juridictionnel préventif effectif offert aux détenus arguant des conditions indignes de leur détention. La Cour de cassation a jugé que, sans attendre une modification des textes, il incombait au juge judiciaire de prévoir ce recours et d'ordonner la mise en liberté des personnes placées en détention provisoire lorsque, à l'issue d'investigations ordonnées par le juge, il apparaît que les conditions de détention sont indignes. Elle a néanmoins considéré que cette jurisprudence ne suffisait pas à régler la question et a transmis en conséquence une question prioritaire de constitutionnalité au Conseil constitutionnel.

Au demeurant il arrive fréquemment que la Cour européenne des droits de l'Homme « inspire » la Cour de cassation sans pour autant la conduire à modifier l'ordonnancement juridique français. Ainsi dans un arrêt du 25 novembre dernier, la Cour de cassation a jugé qu'en cas de fusion-absorption d'une société anonyme par une autre, la seconde (la société absorbante) doit être déclarée coupable des infractions commises, avant la fusion, par la société absorbée. Ce cas est intéressant car il transpose une solution imposée par une directive de l'Union européenne telle qu'interprétée par la Cour de justice de Luxembourg. Jusqu'à présent elle n'avait pu être mise en œuvre car la Cour de cassation considérait que le principe, prévu à l'article 121-1 du code pénal, selon lequel il n'y a pas de responsabilité pénale du fait d'autrui, s'y opposait et que cette interprétation de l'article 121-1 était la seule qui respectait le principe de l'individualisation des peines résultant de l'article 7 de la convention européenne des droits de l'Homme.

Mais la situation a été, d'une certaine façon, « débloquée » par un arrêt de la Cour européenne des droits de l'Homme, qui a estimé qu'une société qui est absorbée par une autre perdure à travers celle qui l'absorbe, de sorte qu'elle n'est pas vraiment « autrui » au sens de la responsabilité pour autrui. C'est à la suite de cet arrêt que la Cour de cassation a modifié sa jurisprudence tout en précisant qu'elle ne s'appliquerait que pour l'avenir, afin de respecter le principe de prévisibilité juridique imposé par la convention.

Cet arrêt, comme celui sur les conditions de détention indignes, apporte aussi d'une autre manière, non exprimée, une pierre à l'édifice des droits ou principes fondamentaux. En effet, il n'est pas douteux que le transfert de responsabilité pénale des personnes morales trouvera une application privilégiée dans les cas de dommages écologiques causés par des sociétés tentées, pour échapper à leur responsabilité, de se faire absorber par une autre. Sans trahir le secret du délibéré je peux vous dire que cet objectif était présent dans l'esprit des auteurs de cet arrêt.

De même l'arrêt sur les conditions indignes de détention ne doit pas être réduit à sa dimension strictement juridique. La Cour de cassation aurait pu considérer que l'arrêt de la Cour européenne des droits de l'Homme s'adressait principalement au législateur et au gouvernement et se contenter, en conséquence, de transmettre la QPC. Mais elle a entendu apporter, à la place qui est la sienne, sa contribution au traitement d'une question aussi importante qu'ancienne. Elle l'a fait en mettant en œuvre une décision non moins importante de la Cour européenne des droits de l'Homme.

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. Avant de passer la parole à mes collègues, je souhaiterais évoquer les perspectives d'adhésion de l'Union européenne à la convention européenne des droits de l'Homme. D'après vous, à quelle échéance pouvons-nous raisonnablement espérer un aboutissement du processus de discussion engagé entre le Conseil de l'Europe et la Commission européenne à cet effet ? Quels sont les points bloquants et quelles solutions sont envisagées pour résoudre les problèmes juridiques qui se posent ?

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Christiane Féral-Schuhl, Présidente du Conseil national des Barreaux

Le sujet est complexe. Nos instances suivent avec une attention particulière le mouvement qui a été initié à la suite du traité de Lisbonne, qui prévoit que l'Union adhère à la convention européenne des droits de l'Homme. L'avis de la Cour de justice de l'Union européenne a cependant douché les espoirs d'une adhésion rapide. Néanmoins, une telle adhésion n'apparaît pas indispensable pour assurer le respect effectif des droits fondamentaux dans l'ordre juridique de l'Union européenne.

Je pense que le dialogue constructif des juges, entre les juges nationaux et les Cours de Strasbourg et de Luxembourg, permet de garantir l'essentiel, c'est-à-dire une protection efficace et à peu près uniforme des citoyens à l'aune de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'Homme et des dispositions de la Charte des droits fondamentaux. Pour ce qui concerne l'échéance de cette adhésion, sans doute celle-ci prendra-t-elle du temps, mais la situation actuelle ne nous empêche pas d'avancer de manière constructive dans l'intervalle.

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Matthias Guyomar, juge français à la Cour européenne des droits de l'Homme

En tant que juge de la Cour européenne des droits de l'Homme, il ne m'appartient pas de me prononcer sur le calendrier en lui-même mais j'espère, à titre personnel, que l'adhésion de l'Union européenne à la convention européenne des droits de l'Homme interviendra le plus vite possible. Pour autant, je rejoins les propos de la Présidente du CNB : la situation actuelle ne constitue pas un obstacle insurmontable au bon fonctionnement et à la bonne articulation des ordres juridiques européens. Certes, ceux-ci sont autonomes et se chevauchent parfois, mais ils coïncident aussi. Ainsi, l'arrêt Bosphorus rendu en 2005 par la Cour européenne des droits de l'Homme a-t-il consacré une présomption de protection équivalente dans les ordres juridiques. La Cour de Strasbourg a, en l'espèce, estimé qu'un acte de droit national respectant le droit de l'Union européenne était présumé respecter aussi la convention européenne des droits de l'Homme.

Il existe en outre des ponts du côté de l'ordre juridique de l'Union européenne : d'abord dans la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union, qui a consacré comme principes généraux du droit communautaire les principes et exigences attachés au respect de la convention européenne des droits de l'Homme ; ensuite, à l'article 52 de la Charte des droits fondamentaux. On peut donc continuer à fonctionner dans le cadre actuel, mais cela demande malgré tout, de la part des juges des deux Cours européennes, un effort renouvelé de vigilance et de cohérence.

Cependant, il me semble important d'insister sur le fait que l'adhésion de l'Union européenne à la convention européenne des droits de l'Homme serait tout de même souhaitable pour deux raisons. En premier lieu, il y a, à mon sens, un paradoxe à ce que tous les États membres de l'Union aient signé et ratifié la convention et que l'Union elle-même ne l'ait pas fait. Il faut mettre un terme à ce paradoxe qui peut créer une ambiguïté, voire des difficultés. En second lieu, l'existence d'un contrôle externe à l'Union européenne paraît souhaitable, ne serait-ce que pour accroître et renforcer la cohérence des ordres juridiques européens.

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Madame et Messieurs, je vous remercie pour vos propos introductifs très éclairants. Vous avez rappelé les décisions de la Cour européenne des droits de l'Homme qui font désormais partie de notre droit interne en matière de droits fondamentaux. Je souhaite pour ma part rappeler ici qu'à l'occasion du débat sur la loi relative à la présomption d'innocence du 15 juin 2000, le Parlement a introduit dans le code de procédure pénale, par voie d'amendement parlementaire, le droit à un réexamen d'une décision pénale consécutivement à une condamnation de la France par la Cour européenne des droits de l'Homme. De même, en 2013, j'ai moi-même été la rapporteure de la loi transposant des directives européennes dans le domaine pénal, dans laquelle nous avons dû prendre en compte certaines condamnations de la France par la Cour européenne des droits de l'Homme, en 2005 et 2012 ; dans ce texte nous avons notamment apporté une définition juridique de l'esclavage en prenant en compte la jurisprudence de la Cour de Strasbourg.

Sur la base des décisions de la Cour européenne des droits de l'Homme, grâce au Parlement, notre législation nationale a donc progressé. Mais l'appropriation collective de ces enjeux, qui ne peut reposer que sur des évolutions institutionnelles, me paraît essentielle. Á la différence d'autres Parlements nationaux, comme ceux du Royaume-Uni, des Pays-Bas ou de l'Allemagne par exemple, aucun débat sur les arrêts de la Cour de Strasbourg à l'encontre de la France ne se déroule en séance plénière dans les assemblées du Parlement français. Bien sûr, les rapports d'information de notre délégation à l'APCE font état de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'Homme, mais cela ne revient pas au même.

En 2019, j'ai proposé une modification du Règlement de l'Assemblée nationale pour permettre une discussion annuelle – pas nécessairement suivie d'un vote –, en commission et en séance publique, sur les arrêts rendus par la Cour européenne des droits de l'Homme à l'encontre de la France. Un tel débat permettrait d'évaluer l'Exécutif sur la question de l'application de ces décisions juridictionnelles qu'il lui revient de suivre. Les choses avancent, mais très lentement. Aristote disait que le commencement représente beaucoup plus que la moitié de l'objectif ; nous ne sommes pas encore à la moitié de l'objectif ! Que suggéreriez-vous pour que nous progressions dans cette voie ? Comment permettre au Parlement français de se saisir plus directement de cet enjeu ?

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André Vallini, sénateur

Si je partage l'enthousiasme du Garde des Sceaux et de la Présidente du CNB à propos de la convention européenne des droits de l'Homme et à l'égard du travail de la Cour européenne des droits de l'Homme, j'ai bien noté leur inquiétude, leur pessimisme, ou du moins leur conscience à l'égard de la remise en cause de ce texte et de cette juridiction par les démagogues en tous genres. Pas plus tard qu'hier, j'ai entendu un adversaire résolu de la Cour européenne des droits de l'Homme, Monsieur Éric Zemmour pour le nommer, affirmer qu'un arrêt de celle-ci autoriserait la polygamie en Europe et que les tenants de cette pratique détestable pourraient ainsi s'abriter derrière cette jurisprudence sur notre continent. Afin de couper court à de telles affirmations, j'aimerais que vous nous apportiez des précisions sur la position exacte de la Cour européenne des droits de l'Homme à ce sujet.

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André Gattolin, sénateur

Concernant l'adhésion de l'Union européenne à la convention européenne des droits de l'Homme, je souhaite rappeler qu'il s'agit d'une obligation prévue par le traité de Lisbonne. La position de la Cour de justice de l'Union européenne traduit un conflit de juridictions et pointe, en un sens, le problème que l'Union a parfois du mal à respecter les règles qu'elle s'impose.

Cela vaut pour l'adhésion à la convention européenne des droits de l'Homme mais aussi pour bien d'autres domaines. Ainsi, le traité de Lisbonne prévoyait-il la diminution du nombre de Commissaires et, l'Irlande s'y étant opposée, cette exigence n'a jamais été respectée, ce qui engendre de sérieuses difficultés de fonctionnement pour la Commission. De même, en matière de parité, les propositions de nominations à la Banque centrale européenne n'ont jamais suivi ce précepte.

Dès lors, on voit bien que l'Union européenne pourrait craindre, à raison, des condamnations par la Cour européenne des droits de l'Homme si elle avait adhéré à la convention éponyme. Je soumets cette hypothèse pour expliquer le conflit de juridictions que nous déplorons.

Je voudrais par ailleurs saluer le discours du Garde des Sceaux. Il a évoqué la notion de dignité humaine, reconnue par de nombreux textes juridiques majeurs à l'étranger, telle la Loi fondamentale allemande, mais absente de notre Constitution alors qu'elle est constitutive de nos grands principes fondamentaux. Pour ma part, je regrette qu'elle ne figure pas dans notre Constitution et j'aimerais savoir s'il vous semble opportun de l'y intégrer.

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Christophe Soulard, Président de la Chambre criminelle de la Cour de cassation

Madame Karamanli a mentionné la possibilité de réviser une condamnation pénale après un arrêt de la Cour européenne des droits de l'Homme et ce point me semble important car cette évolution a permis, au-delà de l'octroi d'indemnités en réparation, de reprendre des procédures entachées d'irrégularités au regard des stipulations de la convention européenne des droits de l'Homme.

S'agissant de la question de l'adhésion de l'Union européenne à la convention européenne des droits de l'Homme, j'observe que les choses ne fonctionnent pas si mal en l'état. Même si une adhésion de l'Union européenne à la convention européenne des droits de l'Homme serait souhaitable, dans l'attente de celle-ci, les juridictions de Strasbourg et de Luxembourg dialoguent et tiennent compte l'une de l'autre, en vue d'une protection effective et cohérente des droits des ressortissants européens. De nombreux arrêts sur la question du non bis in idem les ont conduites à se parler et à chercher à harmoniser leurs positions.

Qu'il y ait des différences sur certains points ou sujets n'est pas très surprenant. N'oublions pas que la Cour de justice de l'Union européenne, si elle tient compte de la Charte des droits fondamentaux, a d'abord et avant tout été créée pour assurer l'unité juridique de l'Union européenne. D'ailleurs, l'avis 2/13 de la Cour de justice de l'Union sur l'adhésion à la convention européenne des droits de l'Homme se bornait à souligner que, dans certains cas, le droit de l'Union pourrait se trouver compromis par une vision des droits de l'Homme qui ne prendrait pas suffisamment en compte les spécificités communautaires.

Là est le problème de fond, qui me semble néanmoins tout à fait soluble. Ce débat me remémore celui sur la création d'une Cour de justice de l'Espace économique européen, à laquelle la Cour de Luxembourg s'était opposée car elle risquait d'empiéter sur ses prérogatives. La question est évidemment sensible mais l'espoir d'une adhésion de l'Union européenne à la convention européenne des droits de l'Homme reste permis.

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Matthias Guyomar, juge français à la Cour européenne des droits de l'Homme

Je salue l'idée, le projet, que vous portez Madame Karamanli de mettre en place au Parlement français une instance de suivi et de discussion des arrêts de la Cour européenne des droits de l'Homme. Une telle procédure existe dans d'autres pays et s'inscrit totalement dans la responsabilité partagée dont je parlais tout à l'heure. S'il est vrai que ce sont les Exécutifs des États, à travers le Comité des Ministres au sein du Conseil de l'Europe et au plan national, qui se trouvent chargés d'exécuter les arrêts de la Cour européenne des droits de l'Homme, le législateur, en sa qualité d'institution en charge du contrôle de l'action du gouvernement et de l'adoption des lois, a toute légitimité pour exercer un regard sur la question.

Cette interactivité est saine. Elle est d'ailleurs au cœur du fonctionnement de la Cour elle-même, qui est sensible aux traditions politiques, juridiques et culturelles des États membres. Ce type de débats pourrait conduire le Parlement à identifier les questions sur lesquelles il pense que la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'Homme pourrait évoluer à l'avenir car un tel dialogue entre les États et la Cour est utile et sain. La Cour sait évoluer mais, pour cela, il faut un dialogue argumenté. La Cour le rappelle toujours, les autorités nationales, en connexion directe avec leurs populations et les réalités de leur pays, ressentent par essence le mieux comment répondre, dans le respect des exigences de la convention européenne des droits de l'Homme, aux enjeux, aux exigences et aux crises contemporaines. Un tel débat annuel sur les décisions de la Cour européenne des droits de l'Homme serait, selon moi, de nature à faire passer à Strasbourg les messages sur ce qui constitue l'identité française. C'est cela la responsabilité partagée.

Monsieur Vallini, vous avez fait écho à certaines attaques contre le système de la convention et l'appartenance de la France au Conseil de l'Europe. Par le passé, le seul État qui a dénoncé la convention européenne des droits de l'Homme a été la Grèce, sous le régime des colonels. Ce rappel est tout à la fois significatif et symbolique de ce qu'une telle décision peut représenter. La convention européenne des droits de l'Homme figure au patrimoine commun d'idéaux et de valeurs des États membres du Conseil de l'Europe et il faut veiller à la faire fructifier, non à s'en détourner, particulièrement quand les vents sont mauvais.

Pour ce qui concerne la polygamie, non, la Cour européenne n'a jamais rendu un arrêt imposant aux États de l'accepter ou la tolérer. J'ai beau chercher, je ne vois pas quelle décision pourrait permettre d'affirmer le contraire. Peut-être, mais cela est une simple supposition, le chroniqueur en question a-t-il extrapolé le contresens généralement fait de l'arrêt Molla Sali c / Grèce de 2018, condamnant la Grèce pour avoir appliqué la Charia au lieu du droit civil grec dans une affaire de succession concernant un musulman qui en refusait l'application ? Cet arrêt a souvent, à tort, été présenté comme condamnant la Grèce pour avoir refusé d'appliquer la Charia. Peut-être est-ce à cela qu'il a été fait allusion ?

D'un strict point de vue juridique, au demeurant, l'article 8 de la convention européenne des droits de l'Homme, qui figure au nombre des droits dits « limités » (le premier paragraphe affirme le principe et le second prévoit qu'il peut y être appliqué des limitations), peut faire l'objet de marges d'appréciation, ainsi que l'a admis la Cour européenne des droits de l'Homme. Il est ainsi possible de limiter la vie familiale au nom de buts légitimes et, de ce fait, interdire la polygamie pour des raisons d'ordre public. La Cour n'a jamais condamné un État qui aurait refusé un mariage à quelqu'un qui est déjà marié.

Monsieur Gattolin, je vous rejoins dans votre interprétation des motivations de la Cour de justice de l'Union européenne quant à son avis 2/13. Si l'adhésion intervient, il faudra que la Cour européenne des droits de l'Homme exerce son office avec la même retenue que celle qu'elle exerce vis-à-vis des juridictions nationales. Personnellement, je ne crois pas que la concurrence entre juges aboutisse à autre chose qu'à une impasse. Nous avons tous le même objectif : la protection effective des droits. Pour y arriver, les juges ont des textes différents qui posent, peu ou prou, les mêmes principes.

Simplement, il faut que les juges s'adossent les uns aux autres. S'il peut être rationnel, pour les justiciables, de s'inscrire dans les interstices juridiques créés par des divergences de jurisprudence, je ne crois pas que les juridictions aient intérêt, quant à elles, à se faire concurrence et à se méfier les unes des autres. Or, à mon sens, le dialogue des juges, même si l'expression est parfois galvaudée, est une réalité.

Lorsque le Président Soulard parle des imbrications des offices entre la Cour de cassation et le Conseil constitutionnel après un arrêt de la Cour européenne des droits de l'Homme, quel bel exemple de succession cohérente et harmonieuse de contrôles juridictionnels ! Aujourd'hui, la Cour de justice de l'Union européenne s'inspire de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'Homme et réciproquement. Au-delà du principe non bis in idem, si l'on prend le droit des réfugiés, par exemple, je constate que les deux Cours ont adopté des solutions convergentes malgré des bases juridiques différentes, à savoir l'article 3 de la convention européenne des droits de l'Homme et le bloc communautaire sur la convention de Genève. La question était quelque peu similaire lors des débats du constituant et du législateur organique sur l'instauration de la QPC : certains juges nationaux ordinaires y étaient réticents.

Les juges ont tous la protection en commun. Ils doivent s'adosser les uns aux autres car on souffre de trop peu de juges, pas d'un trop grand nombre de juges, ça n'est pas la Présidente du CNB qui va me contredire. Ensuite, il faut que les juges s'entendent entre eux, soit par des efforts de coopération institutionnalisés (renvoi préjudiciel, demande d'avis consultatif, filtre et QPC), soit par un effort de congruence informel consistant à intégrer les éléments de jurisprudences extérieures dans leur propre jurisprudence. Il s'agit, selon moi, de la responsabilité éthique des juges. Je crois que cette conviction est largement partagée.

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Christiane Féral-Schuhl, Présidente du Conseil national des Barreaux

J'adhère aux propos tenus par Monsieur Guyomar.

Oui, la Cour européenne des droits de l'Homme exerce une influence normative et, de ce point de vue, un débat annuel au Parlement sur ses décisions serait utile. Je peux vous dire que les avocats seraient heureux de pouvoir participer à ce travail, car il est nécessaire d'accomplir une veille juridique sur les décisions rendues par la Cour, y compris s'agissant d'autres pays que la France.

Pour ce qui concerne la polygamie, je peux vous assurer que la Cour européenne des droits de l'Homme ne l'autorise nullement.

De manière plus générale, la force de toute convention internationale réside dans sa capacité à créer des standards de protection au-delà de toute considération politicienne ou de contingences conjoncturelles. Le caractère fondamental d'un droit ne dépend pas de l'opinion ou de l'émotion ; le respect effectif des droits de chacun et l'éducation des citoyens représentent certainement les meilleures armes pour affronter les menaces pesant sur les libertés. Formons, sensibilisons et valorisons donc toutes les avancées positives que nous constatons. De ce point de vue, les propos tenus par le Garde des Sceaux sont stimulants et incitent à aller de l'avant.

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André Gattolin, sénateur

Permettez-moi d'insister sur la question de l'inscription de la notion de dignité humaine dans la Constitution. Vous ne m'avez pas donné votre point de vue à ce sujet. Nous avons un concept de laïcité que nous essayons de vendre au monde entier et il existe des concepts internationaux que nous ne sommes pas capables de conforter au plan national.

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Le changement climatique est devenue une réalité incontournable. En février 2020, le Conseil de l'Europe s'est engagé à en faire une priorité. Le sujet est d'ailleurs au cœur du prochain Forum de la Démocratie, dont le thème est : la démocratie au secours de l'environnement.

La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'Homme a certes reconnu l'importance de la protection de l'environnement, mais toujours de manière subsidiaire car aucun Protocole additionnel à la convention européenne des droits de l'Homme n'existe sur ce sujet précis. Selon vous, élaborer et adopter un tel Protocole serait-il envisageable et souhaitable ?

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Matthias Guyomar, juge français à la Cour européenne des droits de l'Homme

Face à un corpus prétorien, un ancrage dans la Constitution représente assurément une avancée. La question de la reconnaissance formelle de la dignité humaine, comme celle relative au droit de l'environnement, soulève le rapport entre l'énoncé formel d'un droit dans un texte et son expression par la jurisprudence. Dans les deux cas, de mon point de vue, il n'y a que des avantages à ce qu'un texte s'empare d'un droit pour l'énoncer ou le décliner. C'est l'aboutissement rêvé pour les défenseurs de tels droits, ainsi qu'une garantie supplémentaire à laquelle je souscris personnellement.

En l'état, les jurisprudences ont élevé les principes qui s'y attachent à un niveau satisfaisant, mais une consécration dans un texte serait sans doute une garantie supplémentaire.

Je note d'ailleurs que la dignité humaine a été dégagée de l'article 3 de la convention européenne des droits de l'Homme par la Cour de Strasbourg et que le Conseil constitutionnel a procédé à la même démarche à partir du Préambule de 1946. Pour moi, la dignité humaine figure au nombre des droits matriciels, ces « droits d'avoir des droits » pour paraphraser Hannah Arendt. Il me semble qu'il y aurait beaucoup d'avantages à l'établir dans la Constitution.

Pour le droit à l'environnement, la question est similaire mais elle se pose différemment. Alors que la dignité humaine était au cœur de la reconstruction démocratique de l'après-guerre et fonde notre humanisme juridique, le droit à l'environnement est apparu plus tard. On ne l'avait pas à l'esprit alors. C'est parce qu'elle repose sur un système « vivant », plastique, que la Cour européenne des droits de l'Homme l'a intégré au socle conventionnel pour répondre aux besoins contemporains. Beaucoup de décisions sont intervenues récemment sur ces questions. Un arrêt de la Cour européenne des droits de l'Homme, Cordella c/ Italie, a récemment condamné l'Italie pour ne pas avoir pris les mesures nécessaires dans un bassin de population contre les rejets polluants atmosphériques d'une entreprise, avec l'idée que des obligations positives de protection pèsent sur les États sur la base de l'article 8 de la convention et que s'ils ne s'y conforment pas, ils s'exposent à une condamnation. La Cour suprême des Pays-Bas a elle-même fait référence à cette jurisprudence dans un procès relatif, comme partout en Europe, à « l'affaire du siècle ». Dernièrement, le Conseil d'État français a lui aussi pris une décision remarquée en matière de protection de l'environnement, ce qui montre que, partout, les juridictions se saisissent de l'enjeu sous la pression des justiciables.

Je tiens à le dire solennellement : je pense que cette question n'incombe pas en premier ressort aux juridictions. Le juge est sensé intervenir en dernier recours et il doit normalement rester à sa place, sans empiéter sur les responsabilités institutionnelles des autres acteurs. Je pense donc que si le Conseil de l'Europe décidait d'engager un travail d'élaboration d'une convention sur le droit de l'environnement, ce serait l'occasion pour les États membres de se mettre autour de la table et d'échanger sur une vision commune en la matière, pour poser des garanties minimales communes. Cette démarche serait assurément utile. N'oublions pas que la convention d'Istanbul sur la protection des femmes contre les violences domestiques, cet outil formidable du Conseil de l'Europe pour lutter contre ce fléau, est née d'une jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'Homme, dont les États membres ont pris le relais pour élaborer un texte spécifique pour traiter ce problème. Ces allers-retours entre une jurisprudence vivante, dynamique, constructive et des textes qui consacrent des avancées prétoriennes mais aussi fixent un cadre me semblent fructueux.

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Christiane Féral-Schuhl, Présidente du Conseil national des Barreaux

L'article 3 de la convention européenne des droits de l'Homme prohibant les traitements inhumains et dégradants est l'un des plus influents en France, en matière de police des étrangers et de conditions de détention notamment. Cela étant, les avocats sont favorables à l'inscription du principe de dignité dans la Constitution, la protection en découlant s'en trouvant ainsi décuplée.

L'enjeu de la protection de l'environnement, comme composante à part entière des droits de l'Homme, est quant à lui une piste particulièrement intéressante, qui rejoint un mouvement plus général d'appréhension globale des droits humains. On observe à cet égard une jonction entre la matière « entreprises » et les droits de l'Homme, qui tient de plus en plus compte du préjudice environnemental comme une atteinte aux droits humains.

La force de la mise en œuvre de la convention européenne des droits de l'Homme réside dans ce mécanisme de vérification de son application par une Cour supranationale. Il me semble donc nécessaire d'avancer dans la direction que vous préconisez, Madame Tanguy.

Je rejoins Monsieur Guyomar, les deux questions se rejoignent. L'impulsion est donnée au niveau supranational pour se décliner ensuite à l'échelon législatif national. De ce point de vue, Mesdames et Messieurs les parlementaires, vous exercez un rôle essentiel.

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Christophe Soulard, Président de la Chambre criminelle de la Cour de cassation

J'adhère complètement à tout ce qui vient d'être dit, notamment sur le rôle du juge par rapport au droit de l'environnement. Parfois, il arrive que le juge intervienne de manière décalée et à la marge, mais néanmoins très utile. Je me réfère en cela à ce que je vous ai dit sur l'arrêt de la Cour de cassation sur le transfert de responsabilité pénale en cas de transfert de propriété d'une entreprise, en insistant sur le fait que l'un des domaines de prédilection de l'application de cette jurisprudence sera probablement le droit de l'environnement.

Monsieur Guyomar a cité à raison une récente jurisprudence du Conseil d'État et la Cour de cassation elle-même avait posé, il y a quelques années, le principe du préjudice écologique ; par conséquent, il est clair que le juge intervient déjà sur ces questions. Mais si le juge assume son office, l'enjeu au sens plus général est d'abord, me semble-t-il, un problème incombant au gouvernement et au législateur.

Quant à la dignité humaine, là aussi, je partage l'analyse qu'il s'agit d'une notion matricielle de toute la convention européenne des droits de l'Homme.

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. Avant de clore nos débats, j'aimerais vous demander à quels champs contemporains des libertés et des droits fondamentaux, autres que l'environnement, vous estimez que la convention européenne des droits de l'Homme devrait ou pourrait être étendue à l'avenir pour s'ancrer davantage dans la vie quotidienne des populations. Une telle perspective d'évolution vous paraît-elle inutile ou au contraire souhaitable ?

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Christiane Féral-Schuhl, Présidente du Conseil national des Barreaux

Il s'agit là d'une très bonne question, Madame la Présidente. La convention européenne des droits de l'Homme, depuis soixante-dix ans, a pu et su s'adapter et évoluer sans jamais renier les valeurs qui l'ont fondée. En dehors des sujets d'actualité tels que l'indépendance de la justice, l'usage proportionné de la force publique lors du maintien de l'ordre à l'occasion de manifestations ou encore la lutte contre toutes les discriminations, je pense – et cela ne vous étonnera pas, compte tenu de ma spécialité – que le respect des droits fondamentaux de chacun dans la sphère numérique représente un enjeu majeur pour nos sociétés.

Personnellement, je fais confiance à la communauté juridique européenne pour trouver des solutions protectrices des droits de chacun. Je ne doute pas que la convention européenne des droits de l'Homme aura une place de choix dans ce dispositif. De ce point de vue, les règles internationales présentent l'avantage d'infuser plus positivement et, dans une société qui devient essentiellement numérique, cela me paraît fondamental.

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Matthias Guyomar, juge français à la Cour européenne des droits de l'Homme

Je partage votre préoccupation, Madame la Présidente, sur l'impact de la convention européenne des droits de l'Homme sur la vie concrète des gens. Ce qui vient d'être dit sur les nouvelles technologies est tout à fait emblématique. Je parlais de bioéthique, c'est la même chose. Les potentialités techniques renouvellent la question des droits de l'individu. D'abord du droit à l'autodétermination de son corps, et on pense notamment à ce que toutes les nouvelles techniques médicales permettent en termes de procréation ou de changement de sexe, ce qui a des incidences juridiques concrètes en termes de filiation ou d'état-civil. Dans ce cadre, le juge se trouve « rattrapé » par ces conséquences juridiques, dans un nombre très étendu de situations.

Non seulement les nouvelles technologies dans le champ médical ouvrent un énorme potentiel à l'individu sur la maîtrise – « l'auto-gouvernement », pour reprendre un registre Foucaldien – de son corps, mais elles dotent également les pouvoirs publics d'énormément de moyens pour régir les corps de l'extérieur. Or, ces potentiels sont explosifs : chacun revendique de plus en plus l'autogestion au-delà du naturel, au sens biologique, et les pouvoirs publics peuvent, avec des drones ou des techniques d'intrusion s'appuyant sur le numérique, surveiller et s'introduire dans l'intimité des gens. Or, il s'agit là d'enjeux parmi les plus cruciaux de notre monde contemporain.

Il y a aussi des enjeux qui n'ont rien à voir avec les nouvelles technologies mais que la crise que nous traversons renouvelle. Je pense notamment à la question de la vaccination, et notamment à la vaccination obligatoire en période de crise sanitaire. Étant donné que des recours ont été formés sur le sujet devant la Cour européenne des droits de l'Homme, je n'en dirai donc pas plus. C'est un débat. Je parlais tout à l'heure de la tension entre l'individuel et le collectif, vous voyez bien là ce que la santé publique peut impliquer collectivement en matière de protection et ce que le droit à l'autodétermination des individus peut justifier comme refus : il faut évidemment faire une mise en balance. Et les mises en balance sont régulièrement renouvelées à l'occasion des crises que nous traversons.

C'est la même chose avec le risque terroriste, où des mises en balance incommensurables s'imposent parfois entre, notamment, le véritable risque pour l'intégrité physique d'un individu s'il retourne dans tel ou tel pays où il pourrait se trouver menacé de persécutions et le véritable risque pour notre société si ce même individu reste sur le territoire national. De ce point de vue, la crise migratoire et la crise terroriste s'entremêlent de facto et font que ces questions ne se posent plus dans les mêmes termes qu'autrefois.

Or, ces questions sont terribles. Elles émaillent notre quotidien, comme citoyens, décideurs, juges. Il y a donc des micros et des macro-arbitrages en permanence. Et dans ce contexte, c'est au législateur qu'il revient de procéder aux macro-arbitrages car lui seul a la légitimité pour cela. La convention européenne des droits de l'Homme est au service de la démocratie, qui elle-même passe par le recours aux représentants de la nation pour de tels arbitrages. Je ne vais pas revenir sur ce qu'a dit le Président Soulard sur la mise en œuvre in concreto, mais le juge n'intervient qu'ensuite, dans des affaires portant sur des situations particulières et individuelles, pour dire si les standards qui s'imposent à tous, y compris à la loi, ont bien été respectés. Á chacun son rôle et son office en somme, et c'est très important de le rappeler à un moment où l'on entend de nouveau des critiques à l'encontre d'un supposé « gouvernement des juges », suite à des décisions du Conseil constitutionnel, de la Cour de justice de l'Union européenne (s'agissant de sa décision sur les données de connexion, dernièrement) et de la Cour européenne des droits de l'Homme. Bien sûr que le juge doit faire preuve d'autolimitation, c'est la condition d'un bon fonctionnement du système ; mais il doit aussi exercer la plénitude de son rôle et de ses responsabilités dans l'exact périmètre de ses attributions.

Pour en revenir à votre question, il ne me semble pas indispensable d'ajouter de nouveaux droits à la convention européenne des droits de l'Homme, même si certains Protocoles spécifiques pourraient y être adjoints, comme cela a déjà été le cas sur certaines questions importantes telle la peine de mort. Peut-être éprouvera-t-on le besoin d'élaborer un Protocole sur le droit numérique ou sur la manière dont le corps humain doit être traité – et non sur le fait qu'il ne doit pas être maltraité, ce qui a été l'angle d'approche retenu jusqu'à présent –, y compris médicalement (ce qui engloberait les problématiques de fin de vie, de traitement déraisonnable, etc.) ? Tout ce dont on parle le plus, actuellement, à la Cour européenne des droits de l'Homme, porte sur ces questions touchant au corps incarné ou dans son intimité, donc peut-être faudra-t-il y consacrer des dispositions spécifiques dans le système conventionnel à un moment ou un autre.

Pour le moment, la convention européenne des droits de l'Homme et les catalogues de droits fondamentaux se révèlent assez plastiques pour permettre une interprétation dynamique de la Cour européenne des droits de l'Homme lorsqu'elle a à traiter de ces questions. Le juge est saisi en permanence de sujets que la technique ou les crises font émerger avant l'entendement humain. Pour s'adapter face à ces problèmes, il faut faire preuve de prudence, de vigilance et d'énergie créative au service des droits, pour que ces difficultés ne finissent pas par submerger le quotidien des gens. En notre qualité de juge, nous sommes tous les jours les légataires du respect des droits fondamentaux pour que la vie des gens puisse se dérouler dans le respect des valeurs de notre civilisation.

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. Cette définition recoupe assez bien, je trouve, le cas des parlementaires à cette différence près que, législateurs, nous participons directement à la définition du cadre juridique dans lequel s'exercent les droits de nos concitoyens.

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Christophe Soulard, Président de la Chambre criminelle de la Cour de cassation

Je n'ai pas grand-chose à ajouter. Je rejoins toutes les remarques précédentes sur le rôle incontournable du législateur, la plasticité des textes et celle du juge, qui à partir de textes anciens ne couvrant pas expressément des enjeux nouveaux arrive malgré tout à dégager des solutions.

Nous parlions tout à l'heure du droit à l'environnement, le juge a réussi à en traiter par l'intermédiaire des dispositions relatives au droit à la vie. De même, pour ce qui concerne les enjeux du numérique, des arrêts importants ont pu statuer sur la question à travers la liberté d'expression et de communication, d'une part, et le droit à la vie privée, d'autre part. Et il en va de même pour le terrorisme.

Parfois, le besoin de textes actualisés peut se faire sentir au niveau supranational. Néanmoins, je crois qu'il ne faut adopter de nouveaux textes que lorsque cela s'avère véritablement nécessaire.

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. Monsieur le juge à la Cour européenne des droits de l'Homme, Madame la Présidente du CNB, Monsieur le Président de la chambre criminelle de la Cour de cassation, je tiens à vous remercier pour avoir eu l'amabilité de nous consacrer une part de votre temps précieux aujourd'hui. Cette table ronde s'est révélée passionnante à des bien des égards, ce qui montre bien que tout ce qui touche aux droits humains les plus fondamentaux éveille toujours le plus vif des intérêts.

La séance est levée à 12 h 20.

Membres présents ou excusés

Députés :

Présents. – M. Bertrand Bouyx, Mme Marietta Karamanli, Mme Nicole Trisse, Mme Liliana Tanguy.

Excusés. – Mme Sophie Auconie, M. Olivier Becht, Mme Yolaine de Courson, Mme Marie‑Christine Dalloz, Mme Jennifer De Temmerman, M. Bruno Fuchs, M. Fabien Gouttefarde, M. Dimitri Houbron, M. Yves Hemedinger, Mme Catherine Kamowski, M. Jérôme Lambert, Mme Alexandra Louis, Mme Martine Leguille-Balloy, M. Jacques Maire, M. Frédéric Petit, Mme Isabelle Rauch, M. Frédéric Reiss , Mme Laurence Trastour-Isnart, Mme Marie-Christine Verdier-Jouclas, Mme Martine Wonner.

Sénateurs :

Présents. – M. François Calvet, M. André Gattolin, M. Claude Kern, M. Alain Milon, M. André Vallini.

Excusés. – Mme Nadine Bellurot, Mme Nicole Duranton, M. Bernard Fournier, Mme Sylvie Goy-Chavent, M. Christian Klinger, M. Jacques Le Nay, M. Didier Marie.