Intervention de Matthias Guyomar

Réunion du jeudi 10 décembre 2020 à 10h00
Délégation française à l'assemblée parlementaire du conseil de l'europe

Matthias Guyomar, juge français à la Cour européenne des droits de l'Homme :

Je salue l'idée, le projet, que vous portez Madame Karamanli de mettre en place au Parlement français une instance de suivi et de discussion des arrêts de la Cour européenne des droits de l'Homme. Une telle procédure existe dans d'autres pays et s'inscrit totalement dans la responsabilité partagée dont je parlais tout à l'heure. S'il est vrai que ce sont les Exécutifs des États, à travers le Comité des Ministres au sein du Conseil de l'Europe et au plan national, qui se trouvent chargés d'exécuter les arrêts de la Cour européenne des droits de l'Homme, le législateur, en sa qualité d'institution en charge du contrôle de l'action du gouvernement et de l'adoption des lois, a toute légitimité pour exercer un regard sur la question.

Cette interactivité est saine. Elle est d'ailleurs au cœur du fonctionnement de la Cour elle-même, qui est sensible aux traditions politiques, juridiques et culturelles des États membres. Ce type de débats pourrait conduire le Parlement à identifier les questions sur lesquelles il pense que la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'Homme pourrait évoluer à l'avenir car un tel dialogue entre les États et la Cour est utile et sain. La Cour sait évoluer mais, pour cela, il faut un dialogue argumenté. La Cour le rappelle toujours, les autorités nationales, en connexion directe avec leurs populations et les réalités de leur pays, ressentent par essence le mieux comment répondre, dans le respect des exigences de la convention européenne des droits de l'Homme, aux enjeux, aux exigences et aux crises contemporaines. Un tel débat annuel sur les décisions de la Cour européenne des droits de l'Homme serait, selon moi, de nature à faire passer à Strasbourg les messages sur ce qui constitue l'identité française. C'est cela la responsabilité partagée.

Monsieur Vallini, vous avez fait écho à certaines attaques contre le système de la convention et l'appartenance de la France au Conseil de l'Europe. Par le passé, le seul État qui a dénoncé la convention européenne des droits de l'Homme a été la Grèce, sous le régime des colonels. Ce rappel est tout à la fois significatif et symbolique de ce qu'une telle décision peut représenter. La convention européenne des droits de l'Homme figure au patrimoine commun d'idéaux et de valeurs des États membres du Conseil de l'Europe et il faut veiller à la faire fructifier, non à s'en détourner, particulièrement quand les vents sont mauvais.

Pour ce qui concerne la polygamie, non, la Cour européenne n'a jamais rendu un arrêt imposant aux États de l'accepter ou la tolérer. J'ai beau chercher, je ne vois pas quelle décision pourrait permettre d'affirmer le contraire. Peut-être, mais cela est une simple supposition, le chroniqueur en question a-t-il extrapolé le contresens généralement fait de l'arrêt Molla Sali c / Grèce de 2018, condamnant la Grèce pour avoir appliqué la Charia au lieu du droit civil grec dans une affaire de succession concernant un musulman qui en refusait l'application ? Cet arrêt a souvent, à tort, été présenté comme condamnant la Grèce pour avoir refusé d'appliquer la Charia. Peut-être est-ce à cela qu'il a été fait allusion ?

D'un strict point de vue juridique, au demeurant, l'article 8 de la convention européenne des droits de l'Homme, qui figure au nombre des droits dits « limités » (le premier paragraphe affirme le principe et le second prévoit qu'il peut y être appliqué des limitations), peut faire l'objet de marges d'appréciation, ainsi que l'a admis la Cour européenne des droits de l'Homme. Il est ainsi possible de limiter la vie familiale au nom de buts légitimes et, de ce fait, interdire la polygamie pour des raisons d'ordre public. La Cour n'a jamais condamné un État qui aurait refusé un mariage à quelqu'un qui est déjà marié.

Monsieur Gattolin, je vous rejoins dans votre interprétation des motivations de la Cour de justice de l'Union européenne quant à son avis 2/13. Si l'adhésion intervient, il faudra que la Cour européenne des droits de l'Homme exerce son office avec la même retenue que celle qu'elle exerce vis-à-vis des juridictions nationales. Personnellement, je ne crois pas que la concurrence entre juges aboutisse à autre chose qu'à une impasse. Nous avons tous le même objectif : la protection effective des droits. Pour y arriver, les juges ont des textes différents qui posent, peu ou prou, les mêmes principes.

Simplement, il faut que les juges s'adossent les uns aux autres. S'il peut être rationnel, pour les justiciables, de s'inscrire dans les interstices juridiques créés par des divergences de jurisprudence, je ne crois pas que les juridictions aient intérêt, quant à elles, à se faire concurrence et à se méfier les unes des autres. Or, à mon sens, le dialogue des juges, même si l'expression est parfois galvaudée, est une réalité.

Lorsque le Président Soulard parle des imbrications des offices entre la Cour de cassation et le Conseil constitutionnel après un arrêt de la Cour européenne des droits de l'Homme, quel bel exemple de succession cohérente et harmonieuse de contrôles juridictionnels ! Aujourd'hui, la Cour de justice de l'Union européenne s'inspire de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'Homme et réciproquement. Au-delà du principe non bis in idem, si l'on prend le droit des réfugiés, par exemple, je constate que les deux Cours ont adopté des solutions convergentes malgré des bases juridiques différentes, à savoir l'article 3 de la convention européenne des droits de l'Homme et le bloc communautaire sur la convention de Genève. La question était quelque peu similaire lors des débats du constituant et du législateur organique sur l'instauration de la QPC : certains juges nationaux ordinaires y étaient réticents.

Les juges ont tous la protection en commun. Ils doivent s'adosser les uns aux autres car on souffre de trop peu de juges, pas d'un trop grand nombre de juges, ça n'est pas la Présidente du CNB qui va me contredire. Ensuite, il faut que les juges s'entendent entre eux, soit par des efforts de coopération institutionnalisés (renvoi préjudiciel, demande d'avis consultatif, filtre et QPC), soit par un effort de congruence informel consistant à intégrer les éléments de jurisprudences extérieures dans leur propre jurisprudence. Il s'agit, selon moi, de la responsabilité éthique des juges. Je crois que cette conviction est largement partagée.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Cette législature étant désormais achevée, les commentaires sont désactivés.
Vous pouvez commenter les travaux des nouveaux députés sur le NosDéputés.fr de la législature en cours.