Intervention de Matthias Guyomar

Réunion du jeudi 10 décembre 2020 à 10h00
Délégation française à l'assemblée parlementaire du conseil de l'europe

Matthias Guyomar, juge français à la Cour européenne des droits de l'Homme :

Je partage votre préoccupation, Madame la Présidente, sur l'impact de la convention européenne des droits de l'Homme sur la vie concrète des gens. Ce qui vient d'être dit sur les nouvelles technologies est tout à fait emblématique. Je parlais de bioéthique, c'est la même chose. Les potentialités techniques renouvellent la question des droits de l'individu. D'abord du droit à l'autodétermination de son corps, et on pense notamment à ce que toutes les nouvelles techniques médicales permettent en termes de procréation ou de changement de sexe, ce qui a des incidences juridiques concrètes en termes de filiation ou d'état-civil. Dans ce cadre, le juge se trouve « rattrapé » par ces conséquences juridiques, dans un nombre très étendu de situations.

Non seulement les nouvelles technologies dans le champ médical ouvrent un énorme potentiel à l'individu sur la maîtrise – « l'auto-gouvernement », pour reprendre un registre Foucaldien – de son corps, mais elles dotent également les pouvoirs publics d'énormément de moyens pour régir les corps de l'extérieur. Or, ces potentiels sont explosifs : chacun revendique de plus en plus l'autogestion au-delà du naturel, au sens biologique, et les pouvoirs publics peuvent, avec des drones ou des techniques d'intrusion s'appuyant sur le numérique, surveiller et s'introduire dans l'intimité des gens. Or, il s'agit là d'enjeux parmi les plus cruciaux de notre monde contemporain.

Il y a aussi des enjeux qui n'ont rien à voir avec les nouvelles technologies mais que la crise que nous traversons renouvelle. Je pense notamment à la question de la vaccination, et notamment à la vaccination obligatoire en période de crise sanitaire. Étant donné que des recours ont été formés sur le sujet devant la Cour européenne des droits de l'Homme, je n'en dirai donc pas plus. C'est un débat. Je parlais tout à l'heure de la tension entre l'individuel et le collectif, vous voyez bien là ce que la santé publique peut impliquer collectivement en matière de protection et ce que le droit à l'autodétermination des individus peut justifier comme refus : il faut évidemment faire une mise en balance. Et les mises en balance sont régulièrement renouvelées à l'occasion des crises que nous traversons.

C'est la même chose avec le risque terroriste, où des mises en balance incommensurables s'imposent parfois entre, notamment, le véritable risque pour l'intégrité physique d'un individu s'il retourne dans tel ou tel pays où il pourrait se trouver menacé de persécutions et le véritable risque pour notre société si ce même individu reste sur le territoire national. De ce point de vue, la crise migratoire et la crise terroriste s'entremêlent de facto et font que ces questions ne se posent plus dans les mêmes termes qu'autrefois.

Or, ces questions sont terribles. Elles émaillent notre quotidien, comme citoyens, décideurs, juges. Il y a donc des micros et des macro-arbitrages en permanence. Et dans ce contexte, c'est au législateur qu'il revient de procéder aux macro-arbitrages car lui seul a la légitimité pour cela. La convention européenne des droits de l'Homme est au service de la démocratie, qui elle-même passe par le recours aux représentants de la nation pour de tels arbitrages. Je ne vais pas revenir sur ce qu'a dit le Président Soulard sur la mise en œuvre in concreto, mais le juge n'intervient qu'ensuite, dans des affaires portant sur des situations particulières et individuelles, pour dire si les standards qui s'imposent à tous, y compris à la loi, ont bien été respectés. Á chacun son rôle et son office en somme, et c'est très important de le rappeler à un moment où l'on entend de nouveau des critiques à l'encontre d'un supposé « gouvernement des juges », suite à des décisions du Conseil constitutionnel, de la Cour de justice de l'Union européenne (s'agissant de sa décision sur les données de connexion, dernièrement) et de la Cour européenne des droits de l'Homme. Bien sûr que le juge doit faire preuve d'autolimitation, c'est la condition d'un bon fonctionnement du système ; mais il doit aussi exercer la plénitude de son rôle et de ses responsabilités dans l'exact périmètre de ses attributions.

Pour en revenir à votre question, il ne me semble pas indispensable d'ajouter de nouveaux droits à la convention européenne des droits de l'Homme, même si certains Protocoles spécifiques pourraient y être adjoints, comme cela a déjà été le cas sur certaines questions importantes telle la peine de mort. Peut-être éprouvera-t-on le besoin d'élaborer un Protocole sur le droit numérique ou sur la manière dont le corps humain doit être traité – et non sur le fait qu'il ne doit pas être maltraité, ce qui a été l'angle d'approche retenu jusqu'à présent –, y compris médicalement (ce qui engloberait les problématiques de fin de vie, de traitement déraisonnable, etc.) ? Tout ce dont on parle le plus, actuellement, à la Cour européenne des droits de l'Homme, porte sur ces questions touchant au corps incarné ou dans son intimité, donc peut-être faudra-t-il y consacrer des dispositions spécifiques dans le système conventionnel à un moment ou un autre.

Pour le moment, la convention européenne des droits de l'Homme et les catalogues de droits fondamentaux se révèlent assez plastiques pour permettre une interprétation dynamique de la Cour européenne des droits de l'Homme lorsqu'elle a à traiter de ces questions. Le juge est saisi en permanence de sujets que la technique ou les crises font émerger avant l'entendement humain. Pour s'adapter face à ces problèmes, il faut faire preuve de prudence, de vigilance et d'énergie créative au service des droits, pour que ces difficultés ne finissent pas par submerger le quotidien des gens. En notre qualité de juge, nous sommes tous les jours les légataires du respect des droits fondamentaux pour que la vie des gens puisse se dérouler dans le respect des valeurs de notre civilisation.

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