Depuis plusieurs années, un modèle social européen se construit peu à peu. Ce chantier ne pourra faire l'économie d'un travail sur le salaire minimum. Au sein de l'Union européenne, celui-ci varie fortement. Ainsi, en 2020, il oscille entre 312 euros bruts par mois en Bulgarie et 2 142 euros au Luxembourg.
Au-delà de ces écarts, près de 70 % des travailleurs européens qui touchent un salaire minimum considèrent que leurs fins de mois sont un peu, voire très difficiles. Partant du constat que « pour trop de personnes, le travail ne paie plus », Mme Ursula von der Leyen a défendu en septembre, lors de son discours sur l'état de l'Union, la mise en œuvre de salaires minimums adéquats dans l'Union européenne. Ainsi, la Commission européenne a présenté le 28 octobre dernier une proposition de directive visant à permettre l'accès aux travailleurs de l'Union européenne à un salaire minimum adéquat et un niveau de vie décent.
La Commission européenne dès l'année dernière, et plus récemment la présidence allemande, ont fait de cette initiative une priorité. La future présidence portugaise a déjà fait part de sa volonté de poursuivre ce chantier essentiel à la construction d'une véritable Europe sociale. La crise que nous vivons rend ce sujet d'autant plus prioritaire ; il deviendra l'une des conditions d'une reprise économiques juste.
Depuis plusieurs décennies, les bas salaires ne progressent plus au même rythme que les autres. Dans le même temps, nos sociétés continuent d'être impactées par les effets de la mondialisation et de la numérisation, ce qui accentue la transformation du marché du travail tout en le polarisant. En d'autres termes, nous voyons augmenter le nombre de travailleurs pauvres ainsi que les inégalités salariales. La proportion de personnes en situation de pauvreté alors qu'elles travaillent était en 2018 de 9,4 % du total des actifs à l'échelle de l'Union européenne. En parallèle, 60 % des travailleurs qui touchent un salaire minimum sont des femmes. Il y a donc aussi un enjeu évident d'égalité salariale entre les femmes et les hommes.
Tous les travailleurs de l'Union ne sont pas protégés face à ces situations. Les États membres n'ayant pas un cadre juridique homogène, nous pouvons distinguer deux cas de figure.
Dans les vingt-et-un pays qui ont fait le choix de fixer des salaires minimums légaux, ceux-ci sont inférieurs à 60 % du salaire médian brut ou à 50 % du salaire moyen brut dans presque tous les États concernés. Comme le relève la proposition de directive, « en 2018, dans neuf États membres, le salaire minimum légal prévu pour un célibataire était inférieur au seuil de risque de pauvreté ».
Dans six autres États, dans lesquels la protection du salaire minimum est assurée exclusivement par les conventions collectives, la situation n'est pas plus favorable. On estime que dans quatre d'entre eux, la part des travailleurs exclus est comprise entre 10 % et 20 %, et qu'elle atteint même 55 % dans un autre État membre.
Ces constats démontrent l'impérieuse nécessité de mettre en place des mesures de protection communes.
La crise actuelle nous le démontre, les secteurs les plus impactés sont ceux emploient principalement des travailleurs à bas salaires. Elle fragilise encore davantage les catégories sociales les plus défavorisées. Cette initiative peut et doit participer à une relance durable et inclusive de l'Union.
Lorsqu'ils sont fixés à des niveaux adéquats, les salaires minimums emportent de multiples effets bénéfiques. Au-delà de leurs effets sociaux, ils bénéficient à nos économies en soutenant la demande intérieure et en renforçant les incitations au travail. Ils contribuent à réduire les inégalités salariales, notamment les écarts de rémunération entre les femmes et les hommes.
Pour intervenir dans ce domaine, la Commission européenne a dû prendre en considération deux contraintes : la compétence strictement délimitée de l'Union en matière sociale, et la diversité de modèles sociaux présents au sein de l'Union.
Au titre X du traité sur le fonctionnement de l'Union (TFUE), qui porte sur les politiques sociales, l'article 153 détaille les domaines où l'Union soutient et complète l'action des États membres. Or, le paragraphe 5 exclut les rémunérations du champ d'intervention de l'Union. De plus, en 2008, en réponse à une question préjudicielle, la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) a précisé qu'instaurer un salaire minimum communautaire constituerait une ingérence directe du droit européen dans la détermination des rémunérations. Consciente de cette limite, la Commission ne propose pas, à travers cette directive, de mesure ayant un effet direct sur le niveau des rémunérations.
Elle a en outre tenu compte des différences entre les modèles sociaux existant dans les États membres, liées principalement au mode d'encadrement des salaires minimums, par la loi ou la convention collective. Dans les pays ayant fondé leur modèle social sur la négociation collective, l'encadrement des salaires minimums fonctionne particulièrement bien.
Face à ces différents modèles sociaux, la Commission a précisé que sa proposition de directive ne cherchait pas à les harmoniser. Elle n'interfère pas avec la liberté des États membres de fixer des salaires minimaux par la loi ou par la négociation collective. Plus encore, il est souligné que la directive n'impose aucune obligation d'introduire un salaire minimum légal là où il n'existerait pas, ni de rendre les négociations collectives d'application générale. De même, la Commission ne fixe pas le niveau des salaires.
Concrètement, à travers cette directive, la Commission propose un cadre pour rendre les salaires minimums plus adéquats et améliorer l'accès à la protection qu'ils garantissent, ainsi qu'un renforcement du recours à la négociation collective. Cette proposition contient des dispositions générales et horizontales, ainsi que des dispositions qui s'appliquent seulement aux États membres ayant des salaires minimums légaux.
Concernant les dispositions générales et horizontales, la Commission propose un champ d'application qui permette d'inclure les travailleurs exerçant des formes d'emploi atypiques comme les travailleurs domestiques, les intermittents ou encore les travailleurs des plateformes (article 2).
Elle demande aux États membres de prendre des mesures afin que les partenaires sociaux puissent s'engager pleinement dans les négociations collectives sur les salaires minimums (article 4).
Lors de l'exécution des marchés publics et contrats de concession, les opérateurs économiques doivent respecter les salaires minimums lorsqu'ils existent (article 9).
En cas d'irrespect de la directive, des sanctions doivent être prévues (article 12).
Dans les États membres où les salaires minimums sont fixés par la loi, la directive propose la création de critères définis de manière claire et stable pour déterminer le caractère adéquat des salaires minimums. Elle propose les critères suivants : le pouvoir d'achat des salaires minimums par exemple, ou encore le niveau général des salaires bruts et leur répartition, et enfin le taux de croissance des salaires bruts et l'évolution de la productivité du travail (article 5).
Elle défend également une participation effective des partenaires sociaux aux discussions sur le sujet, qu'elle voit comme un élément de bonne gouvernance (article 7).
Elle impose aux États membres de prendre les mesures nécessaires pour garantir un accès effectif des travailleurs aux protections qu'offrent les salaires minimums légaux (article 8).
La proposition de directive se fonde sur plusieurs dispositions juridiques. Tout d'abord, sur l'article 153, paragraphe 1, point b) du TFUE. Ce dernier prévoit que l'Union soutient et complète l'action des États membres dans le domaine des conditions de travail tout en respectant les principes de proportionnalité et de subsidiarité.
La proposition de directive se présente également comme une mise en œuvre du socle européen des droits sociaux, sur lequel, j'avais eu l'occasion de présenter un rapport avec Marguerite Deprez-Audebert. Le principe n° 6 du socle européen des droits sociaux proclamait que « les travailleurs ont le droit à un salaire juste permettant un niveau de vie décent ». Dans notre rapport, nous faisions quarante propositions pour une Europe sociale, parmi lesquelles nous recommandions de réfléchir à l'introduction du principe d'un salaire minimum dans l'Union, fondé sur une proportion du salaire médian dans chaque État membre. Cette proposition de directive s'inscrit donc dans la continuité de ces travaux et matérialise une des principales propositions du rapport.
Concernant la procédure de vote, cette initiative sera soumise à la procédure législative ordinaire, elle sera donc examinée au Parlement européen et au Conseil, qui se prononcera à la majorité qualifiée. Une fois la directive adoptée, les États membres disposeront de deux ans pour la transposer en droit national.
Néanmoins, à ce stade, l'adoption de cette directive est encore loin. Dès les phases de consultation, cette proposition a suscité de nombreuses craintes de la part des partenaires sociaux et des États membres.
Pour finaliser cette proposition, la Commission européenne a procédé en plusieurs étapes. Elle a d'abord effectué deux phases de consultation avec les partenaires sociaux. La première a été lancée en janvier pour recueillir leur point de vue et déterminer si l'Union devait agir sur ces questions, et la deuxième en juin pour recueillir leurs positions sur le contenu et l'instrument législatif proposé. Au vu de leurs résultats, les partenaires semblent divisés sur la question. Les organisations patronales dans leur vaste majorité se sont vivement opposées à une initiative contraignante, en estimant qu'une interférence de l'Union pourrait avoir des conséquences néfastes sur le dialogue social et la négociation collective. A contrario, les organisations syndicales ont demandé une initiative contraignante, avec deux objectifs principaux : pérenniser et promouvoir la négociation collective et, augmenter les salaires minimums légaux pour qu'ils garantissent des conditions de vie décentes.
Quant aux États membres, des lignes de fracture se dessinent également, en lien avec leurs différents modèles sociaux. La France fait partie de ceux qui se sont montrés très favorables à cette initiative, qui présente le mérite de concrétiser le socle européen des droits sociaux et de poursuivre l'harmonisation des conditions de travail. Le Portugal, l'Italie, l'Espagne, entre autres, soutiennent également la proposition de directive.
À l'inverse, certains États membres se sont prononcés en défaveur de cette proposition, notamment la Suède, l'Autriche, le Danemark, qui ont des modèles sociaux basés sur la négociation collective, ainsi que l'Estonie ou encore Malte. Certains États membres du groupe de Višegrad qui semblent s'y opposer, notamment la Pologne, seront amenés à jouer un rôle central dans ce dossier.
Le principal grief mis en avant par ces pays, et sans doute le plus fort, est la remise en question de la compétence juridique de l'Union pour entreprendre une initiative législative sur le sujet. Ces États estiment que cette proposition va au-delà des compétences de la Commission et évoquent des dispositions du paragraphe 5 de l'article 153 TFUE, sur lequel se fonde la Commission pour intervenir et pour préciser que les dispositions de cet article ne s'appliquent pas aux rémunérations. Pour s'en assurer, le Conseil de l'UE a commandé une expertise juridique qui ne sera pas rendue publique, mais qui permettra sans doute de clarifier ou affermir les positions des États membres.
En outre, les détracteurs de la proposition s'inquiètent également du caractère contraignant de la directive alors que les négociations collectives sont un pilier du marché du travail notamment dans les pays scandinaves. Nous savons donc déjà que les négociations seront difficiles, et pourront prendre plusieurs années. Pour autant, les négociations sont lancées et devront être poursuivies résolument dans le respect du dialogue social et du corpus juridique de chaque État.
Je tiens à souligner l'importance de cette directive, tant sur le plan social et pour le marché du travail, que dans sa dimension politique. En effet, si elle est adoptée, elle représenterait une concrétisation à grande échelle du projet d'Europe sociale qui a besoin de marques d'engagements.
Je vous propose donc, chers collègues, de continuer à suivre activement l'avancée des négociations. Nous aurons l'occasion d'entendre prochainement ici Mme Élisabeth Borne, ministre du Travail, de l'emploi, de la formation professionnelle et du dialogue social. Je souhaiterais que nous saisissions cette opportunité pour aborder ce sujet d'une importance fondamentale.
Je pense que cette proposition est déterminante à de nombreux égards pour l'avenir de l'Union. En premier lieu, elle nous montre les limites de nos traités puisque nous savons tous que la marge de manœuvre de la Commission sur ce sujet est étroite et que ses remises en cause juridiques, alors que nous avançons sur un terrain inexploré jusque-là, sont grandes. De plus, les vives réactions et oppositions qu'a suscité la proposition dans certains États membres mettent en lumière nos sensibilités et la différence de nos modèles sociaux auxquels nous sommes profondément attachés. Cela démontre les difficultés mais aussi la vivacité de la construction européenne à laquelle nous sommes tous résolument attachés. Charge à nous de réussir à nous mettre d'accord pour faire avancer l'Europe sociale et mettre effectivement en œuvre le socle européen des droits sociaux sur lequel nous avons réussi à nous entendre il y a quelques années. Je vous remercie et je remercie également l'équipe des administrateurs de l'Assemblée nationale qui suivent ces travaux avec constance et engagement.