Intervention de Carole Grandjean

Réunion du mercredi 20 janvier 2021 à 17h00
Commission des affaires européennes

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaCarole Grandjean, rapporteure :

Au cours de nos travaux, nous avons constaté des évolutions dans les pratiques de cette nouvelle économie numérique du fait d'une prise de conscience collective qu'une régulation sur les conditions de travail est nécessaire. Que ce soit par l'intervention du législateur ou à travers des initiatives des acteurs du secteur eux-mêmes, des améliorations sur les conditions de travail voient le jour.

Le législateur est par exemple intervenu au Portugal pour encadrer spécifiquement les conditions de travail des chauffeurs VTC en 2018 et en Italie en 2018 et 2019 avec l'introduction de mesures concernant les coursiers. Ces dispositions permettent d'ouvrir de nouveaux droits et apportent des garanties aux travailleurs. De la même manière en France, la loi Travail et la loi LOM ont apporté des avancées en matière de protection sociale avec par exemple la mise en place d'une forme de « droit de grève » pour les travailleurs des plateformes. Des initiatives législatives sont également engagées en Espagne et en Allemagne.

Au niveau européen, des voix s'élèvent pour demander une régulation du travail à travers les plateformes. Le Conseil, relevant que trop peu d'États membres ont entrepris des mesures de régulation, plaide pour un accès renforcé de ces travailleurs à la protection sociale. Il rappelle les conséquences néfastes de ce manque de protection sociale : outre les effets sur la santé, il accroît le risque de pauvreté et d'incertitude économique. De son côté, dans ses résolutions sur l'emploi et les politiques sociales dans la zone euro en 2019 et 2020 le Parlement européen s'est dit en faveur d'une régulation. Il y a une volonté transpartisane au niveau européen de réguler ce type de travail. Elle a été entendue par la Commission européenne, qui devrait proposer cette année une initiative sur le sujet, comme nous l'ont confirmé les auditions menées.

Dans le même temps, les initiatives des acteurs du secteur ont contribué à améliorer les conditions de travail. En témoignent par exemple la mise en place de partenariats assurantiels entre les plateformes et les assureurs, qui permettent de couvrir les risques comme les accidents du travail. Elles correspondent bien au statut indépendant des travailleurs mobilisés.

De la même manière, il existe une volonté de toutes les parties d'organiser un dialogue social. Par exemple, les consultations faites auprès des travailleurs par Uber en 2019 et 2020 en France constituent un premier pas en ce sens. Selon les données communiquées par Uber, les inquiétudes des travailleurs de la plateforme sur lesquelles ils souhaitent être accompagnés portent sur : le soutien financier en cas de baisse d'activité, davantage de protection en termes de santé ainsi que l'accès à un mécanisme de protection contre le chômage ou la possibilité de mieux préparer leur retraite. Les travailleurs ont, quant à eux, pris l'initiative de s'organiser en collectifs pour défendre leurs revendications. De leur côté les syndicats traditionnels ont entrepris de s'ouvrir pour accueillir ces travailleurs, comme l'a fait par exemple le syndicat allemand IG Metall. Inspiré d'une expérience américaine, il a créé une plateforme collaborative nommée Fair crowd watch où les travailleurs peuvent noter les clients et les tâches effectuées, pour aider les autres travailleurs à choisir pour quelle plateforme ils souhaitent travailler.

En parallèle, l'accroissement des contentieux entre travailleurs et plateformes, a conduit le juge à préciser les contours de cette relation. Si les arrêts Take Eat Easy et Uber de la Cour de cassation française sont souvent évoqués dans le débat public, d'autres cours dans le monde ont eu à connaître de ce type de contentieux. En Californie, le juge a mis au point un test dit « ABC » pour vérifier que le travailleur est effectivement un independent contractor. Pour cela, il doit : être placé en dehors du contrôle de l'entreprise, effectuer une activité différente de l'activité principale de l'entreprise et être en mesure d'offrir ses services à d'autres employeurs. En Espagne, dans une affaire dite Glovo, la Cour Suprême a procédé à une requalification en contrat de travail en insistant sur la place du travailleur dans un service pleinement organisé par la plateforme.

Ainsi, des progrès sont encore possibles et nécessaires, notamment sur la transparence des algorithmes, la représentation des salariés, la garantie d'une protection sociale « socle » pour les travailleurs et l'approfondissement d'une responsabilité sociale des entreprises.

Il nous semble que le caractère transnational de ce phénomène rend inefficace toute tentative de régulation exclusivement nationale. Partant de ce constat, nous effectuons deux recommandations au niveau international et européen. La première concerne le micro-travail, dont l'importance continue de croître. Nous suggérons que des négociations internationales, que ce soit à l'OCDE ou au niveau de l'OIT, soient entreprises pour améliorer les conditions de travail de ces travailleurs, particulièrement vulnérables. Un des premiers pas en ce sens serait de mieux appréhender l'importance de ce phénomène en Europe et en France, les études actuelles restant imprécises. Ensuite, il serait possible de s'entendre sur un cadre juridique pour réguler a minima les pratiques les plus critiquées du micro-travail. La seconde recommandation concerne le travail à travers les plateformes dans son ensemble. Nous plaidons pour une directive européenne sur ce sujet, dans le respect de nos différents modèles sociaux. Il s'agit de clarifier les règles applicables et stabiliser le fonctionnement de ce secteur en Europe sans pour autant nuire à l'innovation qu'apportent les plateformes. Ces mesures permettraient en outre de concrétiser le socle européen des droits sociaux.

Pour la mise en œuvre, plusieurs acteurs différents pourraient intervenir. La mise en place d'une instance de contrôle, de régulation et de médiation - suggérée lors des auditions - faciliterait la résolution à l'amiable de certains différents. De plus, l'Autorité européenne du travail créée récemment, pourrait organiser la coordination des actions nationales. Elle informerait les travailleurs de leurs droits et contrôlerait leur respect.

Ainsi, le travail à travers les plateformes, en ce qu'il préfigure ce que pourrait être le marché du travail de demain, appelle notre attention. Nos travaux nous conduisent à penser qu'une régulation efficace ne peut être exclusivement nationale et doit s'appuyer sur des négociations internationales et des mesures décidées à l'échelle européenne.

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