Intervention de Michel Herbillon

Réunion du mercredi 24 mars 2021 à 16h15
Commission des affaires européennes

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaMichel Herbillon, rapporteur :

Je vais donc traiter dans cette première partie sur la prise de conscience par l'Union européenne de la nécessité de créer une véritable politique industrielle pour défendre ses intérêts stratégiques.

Avec mon collègue Patrice Anato, nous avons retenu une définition restrictive de la politique industrielle. La politique industrielle au sens strict est une politique sectorielle et sélective, qui cherche à améliorer la croissance par une meilleure allocation des ressources en faveur des secteurs les plus productifs.

Or, en ce sens, force est de constater que l'Union n'a jamais eu de vraie politique industrielle, sauf paradoxalement à ses débuts, à l'époque de la « Communauté européenne du charbon et de l'acier » (CECA). Depuis, l'Union européenne a toujours pensé qu'il suffirait de renforcer le marché intérieur et de favoriser les conditions du libre-échange pour atteindre la prospérité économique. Nous voyons bien aujourd'hui, et les exemples sont abondants, que cela ne suffit pas.

Les économistes que nous avons entendus – vous vous en souvenez, chers collègues, puisque nous avons reçu ici même Philippe Aghion pour en parler – montrent qu'il existe de nombreuses justifications à la création d'une véritable politique industrielle européenne.

Je retiendrai à ce sujet quatre raisons.

La première raison est que plusieurs secteurs d'activités entraînent des « externalités », c'est-à-dire que les comportements des acteurs privés ont des répercussions de manière transversale sur une grande partie de l'économie. Quand ces externalités sont positives et que ces activités représentent un progrès social ou technologique, il faut évidemment les encourager par des incitations financières. À l'inverse, quand ces externalités sont négatives (je pense notamment à l'empreinte carbone), il faut pénaliser ou interdire les activités qui en sont responsables et orienter l'industrie vers les modes de production les plus vertueux.

Deuxièmement, une politique industrielle européenne serait justifiée par le manque de coordination des acteurs privés. Par exemple, les constructeurs de voitures électriques ne pourront pas vendre de voitures s'il n'existe pas de bornes de recharge, mais inversement personne ne construira des bornes de recharge s'il n'y a pas déjà des voitures électriques. Très concrètement, c'est ce que nous vivons sur le terrain dans les différentes villes de nos circonscriptions. Si l'État n'envoie pas des « signaux » pour coordonner les uns et les autres, l'industrie ne se mettra pas en mouvement toute seule !

Troisièmement, seuls les États ont une vision de long terme et la capacité de financer les projets les plus risqués. Le succès d'Airbus est à cet égard emblématique : sans l'aide des États européens, Airbus n'aurait pu se développer et faire concurrence à Boeing. De manière générale, quand les investissements initiaux et les risques sont structurellement importants, comme dans le secteur des nouvelles technologies, les investissements publics sont indispensables pour « enclencher le mouvement ».

Enfin, la quatrième raison qui justifie la politique industrielle est qu'elle sert un objectif politique, qui a bien été mis en évidence par la crise sanitaire : l'exigence d'indépendance, aussi appelée « autonomie stratégique ». Dans certains secteurs essentiels, nous ne pouvons pas nous permettre de dépendre de nos importations. Le numérique représente en outre un enjeu spécifique, celui de la protection des libertés (vie privée, liberté d'expression) et des risques d'ingérence étrangère. Cela pose la question de l'indépendance normative et technologique de l'Europe, parfois appelée un peu abusivement « souveraineté européenne ».

Nous défendons donc la création d'une politique industrielle européenne volontariste dans les secteurs considérés comme stratégiques pour la croissance ou pour l'indépendance de l'Union européenne.

Cette politique industrielle doit être conduite au niveau européen pour des raisons de taille critique : dans tous les secteurs à forts coûts fixes, les investissements initiaux et les rendements d'échelle sont tels qu'il ne peut pas y avoir plus de deux ou trois entreprises au niveau mondial. Toutes les forces du continent doivent s'unir pour avoir une chance d'exister au niveau international. Nous avons aussi, dans l'Union européenne, la chance d'avoir un marché intérieur et des préférences culturelles et éthiques homogènes : nous pouvons donc fonder une politique industrielle sur des valeurs sociales, politiques et environnementales propres sans se laisser imposer celles de nos concurrents.

Mais pour autant, cela ne signifie pas que la politique industrielle doive devenir une compétence de l'Union européenne qui se substituerait aux compétences nationales. L'exemple d'Airbus nous l'a montré, il n'y a pas de politique industrielle efficace sans volonté forte et sans impulsion politique des États européens, quelle que soit leur taille. L'Union européenne a d'abord un rôle de définition des objectifs et de coordination des efforts nationaux. Elle doit être capable d'assouplir la politique de concurrence et les règles du marché intérieur pour rendre aux États membres une certaine marge de manœuvre en matière industrielle.

Heureusement, les choses sont en train d'évoluer au niveau européen. Alors que la notion de « politique industrielle » était pendant longtemps un tabou, l'évolution du contexte international et le « choc » de la pandémie ont infléchi la philosophie économique très libérale des institutions européennes dans un sens beaucoup plus réaliste. L'Union européenne s'est rendu compte qu'elle avait trop misé sur la politique commerciale et la politique de concurrence et négligé la politique industrielle et la défense de ses intérêts fondamentaux.

Cette prise de conscience s'explique par le succès des politiques industrielles des partenaires de l'Union européenne. La Chine et la Corée en donnent les illustrations les plus spectaculaires. Les États-Unis ont désormais un monopole mondial dans le numérique, avec les GAFAM ; le succès de Samsung en Corée du Sud ou de la marque LG n'est plus à démontrer, et la Chine est devenue leader de la transition environnementale – un comble ! – grâce à ses batteries. L'Europe avait plusieurs entreprises importantes dans les télécoms (comme Nokia ou Ericsson), et aujourd'hui nous dépendons de Huawei pour la 5G ce qui nous a obligés à légiférer pour prévenir les risques d'espionnage. Contrairement à l'Union européenne, ces États ont une vraie stratégie industrielle et, bien sûr, ils n'ont pas le même droit de la concurrence ni le même degré d'ouverture des marchés publics.

Le 10 mars 2020, sous l'impulsion de Thierry Breton, la Commission européenne a enfin décidé de réagir en annonçant une « nouvelle politique industrielle européenne ». Cette politique industrielle est fondée à la fois : sur le fond, sur un objectif ambitieux, la « double transition » environnementale et numérique ; pour ce qui est de sa finalité, sur l'exigence d'une « autonomie stratégique » européenne.

Nous ne pouvons que nous réjouir de l'annonce de cette nouvelle politique industrielle européenne, très pertinente d'un point de vue conceptuel. Mais notre présentation n'est pas terminée, et vous devinez bien que nous n'en sommes pas restés là. Nous avons analysé les outils de cette nouvelle politique industrielle européenne, et nous émettons des doutes sur la capacité de l'Union européenne à traduire concrètement ce discours nouveau en des résultats tangibles, notamment à court terme.

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