Intervention de Michel Herbillon

Réunion du mercredi 24 mars 2021 à 16h15
Commission des affaires européennes

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaMichel Herbillon, rapporteur :

La politique industrielle ne suffit pas à définir une stratégie industrielle. Si les efforts de recherche, la politique commerciale, les règles du marché intérieur et le droit de la concurrence ne suivent pas, il ne sera pas possible d'atteindre les objectifs fixés, c'est-à-dire la « double transition », environnementale et numérique, et l'autonomie stratégique de l'Union européenne.

La politique de recherche de l'Union européenne n'est pas assez orientée vers « l'innovation de rupture ». Les fonds sont saupoudrés, les objectifs et les priorités ne sont pas suffisamment bien définis.

Lors du colloque de la semaine dernière, « Europe Urgence, Europe Espoir », nous avons parlé de la nécessité de créer une DARPA européenne, sur le modèle de cette agence américaine financée par le département de la Défense, à l'origine des innovations majeures de la deuxième moitié du XXe siècle. L'Union européenne a créé il y a deux ans un « Conseil européen de l'innovation » qui est pleinement effectif depuis cette année et qui est censé répondre à l'ambition d'une DARPA européenne.

Nous pensions qu'il s'agit d'une excellence initiative, mais nous craignons que le Conseil européen de l'innovation perde peu à peu l'objectif qui devait initialement être le sien, c'est-à-dire financer l'innovation de rupture, au profit d'objectifs plus diffus. Par ailleurs, le Conseil européen de l'innovation ne s'occupe que des technologies civiles, ce qui est bien dommage car les technologies de pointe ont souvent une application civile et militaire.

C'est pourquoi nous pensons qu'il pourrait être utile de créer, à l'intérieur du Conseil européen de l'innovation, une agence davantage intergouvernementale qui serait véritablement l'équivalent européen de la DARPA. Cette agence serait exclusivement dédiée à l'innovation de rupture, et elle travaillerait en priorité, comme la DARPA américaine, sur des technologies duales. Pourquoi une agence intergouvernementale ? Parce qu'il est délicat de faire financer par le budget communautaire une agence qui, en raison de sa « logique d'excellence », n'a pas de critère de « juste retour ». C'est donc une question d'efficacité et de volonté politique. De plus, le caractère intergouvernemental de la DARPA européenne permettrait d'inclure certains États européens non-membres de l'Union européenne mais très impliqués dans la recherche et l'innovation. Nous pourrions commencer par une « DARPA franco-allemande », puis étendre à d'autres États de l'Union européenne et enfin à la Suisse, la Norvège ou le Royaume-Uni, qui serait un atout significatif.

De plus, la politique commerciale, les règles du marché intérieur et le droit de la concurrence doivent tenir compte des objectifs de politique industrielle.

Si nous n'articulons pas correctement toutes ces politiques, nous parviendrons à des résultats contradictoires. Par exemple, la politique de l'environnement privilégie la vente de voitures électriques, et la politique industrielle a vocation à stimuler l'industrie européenne. Ces objectifs sont contradictoires à l'heure actuelle, puisque les batteries représentent un tiers de la valeur des véhicules électriques et que ces batteries sont produites en Chine. En incitant à l'achat de voitures électriques sans mesures de politique industrielle adéquates, nous aidons l'industrie chinoise. L'Europe a fait la même erreur quand elle a subventionné des panneaux photovoltaïques sans réfléchir au fait que ces panneaux étaient en fait produits en Chine.

De manière générale, les normes environnementales fortes imposées aux entreprises européennes ne sont pas accompagnées de mesures de politique industrielle et de politique commerciale suffisantes pour compenser la perte de compétitivité que ces normes représentent.

Nous ne pourrons pas imposer nos normes partout dans le monde : il faut donc adopter des mesures compensatoires. Il est ainsi indispensable que l'Union européenne ait une vision plus stratégique et plus cohérente de l'ensemble de ses politiques, sans quoi la politique industrielle risque de rester une incantation.

Si l'Union européenne veut inciter à l'achat de véhicules électriques, ce qui est parfaitement légitime, il faut aussi qu'elle protège la filière européenne des batteries pour permettre aux consommateurs d'acheter des véhicules électriques entièrement produits en Europe. C'est justement l'idée d'une proposition de règlement publiée en décembre 2020, qui vise à interdire progressivement les batteries les plus polluantes, c'est-à-dire en pratique les batteries produites en Chine. Il s'agit d'un usage stratégique d'un outil réglementaire : en contrôlant la vente de produits à raison de leur contenu carbone, l'Union européenne améliore la compétitivité « hors coût » de ses entreprises « propres » sans discriminer les entreprises étrangères. C'est une forme de « protectionnisme intelligent », qui complète bien le PIIEC sur les batteries.

Les normes du marché intérieur sont donc à la fois un outil de différenciation industrielle et un outil de maîtrise de nos flux commerciaux. À côté des normes de commercialisation, les règles du marché intérieur comprennent aussi les règles de la commande publique. Là aussi, des marges de manœuvre existent pour servir les objectifs de la politique industrielle européenne. Actuellement, les pouvoirs publics adjudicateurs ont quasiment l'obligation de choisir l'offre la moins chère. Il existe une possibilité de prendre en compte des critères plus qualitatifs, par exemple sociaux ou environnementaux, mais la charge administrative que cela implique est plus lourde. Nous proposons de rendre systématique le recours à la clause sociale et environnementale dans la commande publique ; cela permettra de valoriser les entreprises innovantes et peu polluantes et de privilégier indirectement la production européenne.

En ce qui concerne la cohérence des politiques européennes, nous avons déjà évoqué la politique de la recherche et le marché intérieur et nous devons également évoquer la politique de la concurrence, en lien avec le rapport présenté par Patrice Anato et Constance Le Grip sur cette thématique en novembre 2019. Les objectifs du droit européen de la concurrence devront en effet être mis en cohérence avec ceux de la politique industrielle européenne. Les règles européennes de la concurrence sont appliquées de manière abstraite, sans tenir compte de l'environnement international et de sa dynamique stratégique. En servant seulement l'intérêt du consommateur européen – le prix le plus bas –, la politique européenne de concurrence privilégie en réalité l'intérêt… du producteur chinois.

Le droit européen de la concurrence doit aussi prendre en compte la nécessité de reconstruire une capacité d'innovation et de production européennes, dans un objectif de croissance économique et d'indépendance politique. Nous proposons donc que la politique de concurrence intègre les objectifs de politique industrielle, et que la grille d'analyse qui vaut pour l'examen des PIIEC soit aussi applicable à l'examen des concentrations. Autrement dit, quand un projet de concentration présente un « intérêt européen commun » du fait de son intérêt économique et stratégique, il doit pouvoir être autorisé.

Enfin, la politique commerciale doit aussi tenir compte des objectifs de politique industrielle. Le 18 février, la Commission a annoncé une nouvelle politique commerciale qui semble aller dans ce sens, puisqu'elle mentionne la « transition environnementale », la « transition numérique » et qu'elle se base sur une « autonomie stratégique ouverte ». Selon nous, il est impératif d'être moins pusillanime dans l'usage des outils de défense commerciale. Nous encourageons aussi une mise en place rapide du « mécanisme d'inclusion carbone », ou « taxe carbone aux frontières », pour restaurer une équité dans le commerce international.

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