Intervention de Boris Vallaud

Séance en hémicycle du mardi 28 septembre 2021 à 15h00
Ratification de l'ordonnance relative aux modalités de représentation des travailleurs indépendants recourant aux plateformes — Motion de rejet préalable

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaBoris Vallaud :

L'impasse, c'est de ne pas voir ce qui se passe ailleurs, en Espagne, par exemple, où le gouvernement de Pedro Sanchez a institué une présomption de salariat. C'est de ne pas regarder Just Eat, de ne pas voir que le salariat et les plateformes, ça marche ailleurs. C'est de ne pas entendre la Confédération européenne des syndicats, c'est de ne pas même écouter une députée européenne de votre « grand mouvement », élue du MODEM, qui invite la Commission, « en vue de faciliter la classification correcte des travailleurs des plateformes, à introduire dans sa proposition à venir une présomption réfragable d'une relation de travail » dans le cas de ces travailleurs et à prévoir un renversement de la charge de la preuve afin que ce soit à l'employeur de prouver qu'il n'existe pas de relation de travail. C'est exactement le sens des propositions formulées voilà quelques mois par nos collègues sénateurs socialistes – je pense à Monique Lubin et à Olivier Jacquin – dans le cadre d'une proposition de loi qu'ils avaient déposée et que nous faisons nôtre aujourd'hui avec nos amendements.

Pourquoi, chers collègues, prenez-vous ainsi l'histoire à contresens ? Pourquoi regardez-vous l'avenir avec de vieilles lunettes ? Parce que, nous dites-vous, 80 % des travailleurs des plateformes souhaitent être indépendants, produisant à l'appui de votre assertion des chiffres qui, de votre propre aveu, sont ceux des plateformes elles-mêmes et qui ne nous ont d'ailleurs été confirmés par aucun des interlocuteurs que nous avons auditionnés dans le cadre de la préparation de cette loi et dont certains sont ici aujourd'hui – que je salue.

Dans un effort de compréhension et de bienveillance dont vous savez que je suis capable à votre endroit, admettons qu'un grand nombre de travailleurs de plateformes souhaitent être indépendants. Le sont-ils effectivement, lorsqu'ils ne choisissent ni leurs prix, ni leurs clients, ni leurs conditions de travail, dictées dans des « conditions générales d'utilisation » aussi obscures que les algorithmes qui les guident sont secrets ? Lorsque la dépendance économique est telle qu'il faut travailler de soixante à soixante-dix heures pour gagner l'équivalent d'un SMIC ? Il ne suffit pas de vouloir être indépendant pour l'être – c'est évidemment une réalité économique dure et implacable, mais c'est aussi l'état du droit du travail que, je le sais, madame la ministre, madame la rapporteure, aucune de vous n'ignore. L'existence d'une relation de travail ne dépend ni de la volonté exprimée par les parties ni de la dénomination qu'elles ont donnée à leur convention, mais des conditions de fait dans lesquelles est exercée l'activité, l'office du juge étant d'apprécier le faisceau d'indices qui lui est soumis pour dire si cette qualification peut être retenue. Voilà le droit tel qu'il a encore été rappelé par la cour d'appel de Paris le 16 septembre dernier, et que votre projet entend désormais faire mentir.

Vous faites fausse route, et de la plus mauvaise des manières : non seulement en esquivant le débat parlementaire à grand renfort de nouvelles ordonnances, mais également dans l'incroyable imbroglio de votre calendrier. Vous prévoyez en effet de faire élire des représentants des travailleurs des plateformes avant même qu'ils ne connaissent précisément l'objet et le contenu des futurs accords qu'ils auront à négocier. Admettez que c'est une curieuse façon d'annoncer cette campagne, et que c'est un curieux dialogue que vous envisagez d'instituer, a fortiori lorsque je vois votre doute et votre indécision lorsqu'il s'agit de déterminer les conditions dans lesquelles les plateformes elles-mêmes seront représentées. C'est à peine si vous avez consenti, en commission, à nous dire que le chiffre d'affaires pourrait faire le poids dans la représentation, laissant augurer que la domination économique dans l'institution chargée d'instituer ce dialogue social sera du même ordre que le monopole que nous constatons sur le marché des VTC et de la livraison. C'est un rapport de forces qui s'annonce déséquilibré et qui ne produira que ce qu'il pourra produire. Ce sera bien modeste.

Le chemin qu'il faudrait prendre, il est celui que nous avons décrit. Il n'est ni singulier ni solitaire ; c'est celui de la facilitation de la reconnaissance du salariat par la présomption de salariat, qui se distingue de l'assimilation – chacun aura le choix de saisir ou non le juge –, par l'inversion de la charge de la preuve – parce que nous sommes confrontés à un rapport de force qu'il faut rééquilibrer –, par la possibilité de l'action collective, par la publicité des algorithmes devant les tribunaux, par le recours aux coopératives d'activités et d'emplois, par un travail aussi sur l'autonomie dans l'organisation du travail salarié, comme cela existe déjà pour certains métiers dans notre droit du travail.

Il vous est loisible de reprendre le travail avec nous, de choisir ce chemin qui est celui que l'Europe emprunte, que des gouvernements ont déjà choisi de retenir.

Votre loi, en définitive, est un progrès en trompe-l'œil, et permettez-moi d'achever en citant Victor Hugo qui, le 9 juillet 1849, à cette tribune même, voulant éradiquer la misère avait ces mots que nous pourrions faire nôtres, que vous devriez faire vôtres : « Vous n'avez rien fait, j'insiste sur ce point, tant que l'ordre matériel raffermi n'a pas pour base l'ordre moral consolidé ! »

J'invite chacune et chacun de mes collègues à reprendre ce travail plutôt que de demeurer dans une situation insatisfaisante et dangereuse pour l'avenir de notre droit du travail.

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