Intervention de Paula Forteza

Séance en hémicycle du mercredi 23 juin 2021 à 15h00
Accès aux œuvres culturelles à l'ère numérique — Discussion générale commune

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaPaula Forteza :

Parce que le présent texte prévoit la fusion de la HADOPI et du CSA, je regrette qu'il ne soit pas l'occasion de mener une grande réforme visant à la création d'un régulateur unique du numérique. Les géants du numérique forment des conglomérats économiques de taille inédite dans l'histoire du capitalisme contemporain. Nous connaissons tous Amazon, certes leader mondial du commerce en ligne, mais également principal fournisseur de cloud ; Amazon qui, demain, diffusera 80 % des matchs de la Ligue 1 de football. Les principaux réseaux sociaux, eux, ont créé un modèle d'affaires fondé sur le traitement de nos données personnelles, que nous devons suivre de près, de même que nous devons nous interroger sur les meilleures façons de modérer les contenus.

Par quel angle approcher la régulation de ces géants dont les différentes activités sont devenues complètement interdépendantes ? Depuis quelques années, plusieurs experts plaident pour la création d'un régulateur unique puissant ; c'est le cas, aux États-Unis, des économistes du comité Stigler. Selon eux, les plateformes tirent leur puissance des données qu'ils contrôlent et génèrent et peuvent s'insérer dans tous les pans de l'économie. Pour y faire face, ils suggèrent la création d'un régulateur unique capable d'imposer des standards en matière de portabilité des données personnelles et d'accessibilité à ces données, de sanctionner les dérives et de faire respecter le droit de la concurrence.

Les Britanniques, pour leur part, ont mis en place un super-régulateur au début des années 2000, l'OFCOM (Office of communications) qui supervise la régulation des télécommunications mais aussi du secteur audiovisuel. Il est doté d'un budget annuel de 120 millions de livres ; en comparaison, l'Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse (ARCEP), c'est 20 millions d'euros, le CSA 36 millions et la HADOPI, 9 millions. De nombreux rapports et groupes de travail, au niveau européen, ont également souligné la nécessité de convergence, de concertation pour faire face à des acteurs devenus hyperpuissants.

En France, tous les rapports sur la régulation du numérique mettent en évidence ce besoin d'une approche holistique et systémique de la question numérique. Or notre approche est encore malheureusement trop souvent catégorielle, pour ne pas dire corporatiste. Pas moins de six autorités – CSA, Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL), HADOPI, ARCEP, Autorité de la concurrence, Autorité nationale des jeux (ANJ) – ont compétence en matière numérique. À ces autorités, nous pouvons ajouter le Conseil national du numérique (CNNUM) qui joue un rôle clé dans la réflexion et la définition d'une stratégie numérique nationale.

Présente déjà dans le rapport Retailleau de 2007, la fusion du CSA et de l'ARCEP a été remise à l'ordre du jour par le récent rapport Ollier, qui envisageait plusieurs scénarios. De leur côté, les états généraux des nouvelles régulations du numérique de 2019 ont également relancé l'hypothèse d'une instance unique en recommandant fortement aux régulateurs de collaborer de plus en plus étroitement et en soulignant la difficulté technique que représente, pour une institution, le fait se saisir de sujets nécessitant une expertise technique qu'elle ne maîtrise pas : algorithmes, cloud, intelligence artificielle, mais aussi maîtrise légale du Règlement général sur la protection des données (RGPD) et du droit de la concurrence.

Pour accroître la capacité des régulateurs, il faut donc mutualiser les ressources existantes. Pas plus tard qu'hier, un article du Figaro rappelait que l'Autorité de la concurrence, la CNIL et le CSA s'étaient lancés dans le recrutement de profils dits tech, d'ingénieurs de données, de geeks. Pourquoi mener en parallèle trois processus de recrutement pour de mêmes compétences, de mêmes talents, qui sont déjà si rares sur le marché de l'emploi ?

En misant petit, nous risquons de perdre gros puisque nous serons très rapidement incapables d'agir efficacement face aux nouvelles menaces. Je pense aux deepfakes, par exemple, pour n'en mentionner qu'une.

Avec la fusion CSA-HADOPI, nous accouchons d'une souris, nous restons au milieu du chemin. Pour éviter d'aller plus loin, on a objecté la complexité de la tâche, les rigidités administratives, les différences culturelles entre les organisations, voire les conflits personnels entre présidents ou membres de collège d'autorités administratives indépendantes. De tels arguments ne sont pas recevables. C'est ce qu'on appelle la dépendance au sentier : pas d'argument de fond, pas de préférence stratégique, pas de choix délibéré pour un état des choses, juste un renoncement face aux difficultés. Mais cet enchevêtrement, ce millefeuille de régulateurs conduit à un affaiblissement de la puissance publique qui, dès lors, manque de moyens pour affronter les mastodontes du numérique et la complexité des nouveaux enjeux.

Alors que vient d'être élue à la tête de l'institution antitrust américaine une jeune économiste de trente-deux ans, Lina Khan, connue pour son approche critique des positions monopolistiques des géants du numérique, je regrette que nous soyons, en France, aussi timides. Alors que nous assistons peut-être à un tournant majeur dans l'histoire du capitalisme numérique, nous n'aurons pas, faute d'ambition suffisante, les moyens d'y participer activement.

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