Simon, 21 ans, est livreur à vélo dans la Vienne. Il complète son activité avec des heures de ménage. « "Pendant les couvre-feux, la livraison marchait bien. [Avec le ménage], j'arrivais à gagner entre 800 et 900 euros [par mois]" », confiait-il au journal La Nouvelle République il y a quelques jours. « Mais depuis quelques mois, ça se complique. […] "En une journée, j'ai parfois du mal à faire 20 ou 30 euros." […] Depuis mars dernier, il s'est donc syndiqué à la CGT pour "changer les choses", à son échelle. Ses revendications : "Être salarié, être payé en heures normales et pas à la commande, avoir des congés, cotiser pour la retraite…" Sans oublier le retour de la prime de pluie, "supprimée il y a six mois". […] S'il répète qu'il aime ce métier et le "contact client", il le concède volontiers : "On survit plus qu'on ne vit. […] Je suis à deux doigts d'écrire une lettre au Président pour lui dire que nos conditions de travail sont lamentables. La plateforme nous prend pour des esclaves." »
Il n'aura pas besoin d'écrire au Président. Ce dernier est au courant, mais il ne l'entend pas de cette oreille. Premier VRP des plateformes numériques, il a chargé son gouvernement d'aller à rebours des demandes de nombre de ces travailleurs, des propositions de la Commission européenne et du progrès social en général en faisant approuver le présent projet de loi. En établissant un cadre de supposées négociations collectives entre les représentants des plateformes de VTC et de livraison et ceux des travailleurs de ces secteurs, le Gouvernement et la majorité deviennent les ardents, et désormais, seuls – ils sont en tout cas très isolés en Europe – défenseurs du tiers statut. Ils institutionnalisent ainsi l'ubérisation, un modèle qui use frauduleusement du statut d'indépendants pour surexploiter les travailleurs.
Fidèles en cela aux principes qui ont guidé votre réforme du travail, vous préférez renvoyer les conditions de travail à la négociation collective plutôt que de les fixer par la loi. Au lieu de dissiper le flou juridique qui règne autour de ces relations, vous donnez libre champ aux plateformes pour élaborer ces normes à leur avantage. Au cours de telles négociations, le rapport de force est toujours inégal entre employeurs et travailleurs, mais c'est encore plus vrai pour les indépendants liés aux plateformes, tant leur situation est précaire. À terme, c'est bien un statut tiers d'indépendant, avec certains droits et protections liés au salariat, que vous voulez créer.
Pour le moment, ces travailleurs sont tenus, à partir d'un certain seuil, de s'affilier au régime de sécurité sociale des indépendants, qui couvre peu les risques d'accident du travail, la perte d'activité ou la complémentaire santé. Ce régime est en outre sujet à des dysfonctionnements répétés.
La situation des indépendants invite à se pencher sur l'essor du travail précaire, au détriment du modèle social stable qu'est le salariat. En 2017, 87 % des contrats signés étaient des CDD, donc précaires ; 30 % des CDD ne durent qu'une seule journée. Il s'agit d'une régression sociale : ce n'est pas le projet de société que nous défendons, mais il semble que ce soit le vôtre.
Vous avez proposé ce projet de loi quasiment au moment où le Parlement européen se prononçait en faveur d'une présomption de salariat pour les travailleurs des plateformes, grâce au combat acharné de certains députés européens, notamment Leïla Chaibi, membre de la direction de La France insoumise. Le rapport rédigé à cette occasion a pourtant été cosigné par l'eurodéputée Sylvie Brunet, qui, à Strasbourg, siège dans votre propre groupe. En décembre, la Commission a d'ailleurs présenté une directive reprenant cette proposition. Pour les plus de 4 millions de travailleurs des plateformes en Europe, il s'agira d'un progrès immense de leurs conditions de travail, même si on devrait considérer cela comme un simple rattrapage.
En France, ce sont près de 200 000 travailleurs que vous voulez maintenir dans une situation d'extrême dépendance : la plateforme règne en maître, fixe et modifie les prix, la cadence de travail, les sanctions, sans recours possible pour les travailleurs, qui assument tous les coûts et tous les risques mais ne bénéficient d'aucune protection.
Dans ce secteur, la précarité est grande. En novembre 2020, Patrice Blanc, alors président des Restos du cœur, qui en a pourtant vu d'autres, confiait au micro de France Inter qu'il avait été bouleversé d'avoir vu arriver ces derniers mois, dans les files d'attente de l'association, des livreurs Uber Eats, en tenue de travail, qui venaient entre deux courses chercher des repas : ils en livrent, mais non pas les moyens de s'en payer.
Cette situation est la conséquence d'un abus du statut d'indépendant, que ce texte, en prétendant protéger les travailleurs, ne fera que faciliter. Vous allez à rebours des préconisations des rapports – notamment celui de Jean-Yves Frouin – qui privilégient la présomption de salariat.
Voilà quelques-unes des raisons pour lesquelles nous restons opposés à votre texte et voterons contre. Une fois au pouvoir, nous entendons bien établir une présomption de salariat afin de protéger au mieux ces travailleurs.