Il faut se souvenir que ce sont les désobéissants, en l'occurrence des officiers désobéissants, qui ont alors sauvé l'honneur de la France en sauvant 15 000 hommes, dont M. L. Lui débarque à Perpignan avec, selon ses propres mots, « une valise, rien dans mes mains, rien dans mon portefeuille. La seule chose qu'on avait, c'est la vie, et on était bien content avec. » Du sud, un train les emmène, un peu au hasard. Le 6 juillet 1962, à deux heures du matin, ils descendent à Amiens, les projecteurs de l'armée braqués sur les voies, éclairant des femmes avec des bébés plein la poitrine, des pieds qui trébuchent sur les marches, des hommes qui soutiennent un vieillard ; on se passe à bout de bras non pas des valises, mais juste des paquets ficelés, et les familles échouent là, groupées, apeurées, ballottées sur les flots de l'Histoire, de leur bled à Alger puis en France dans les camps – le Nord aujourd'hui, où demain ? Sur les photos, ce sont des paysans en costume avec des toques, fatigués de ce voyage en troisième classe dans des wagons de bois, fatigués de leur destinée de troisième classe, déchets d'une guerre rejetés ici ou ailleurs, cargo de pauvres avec l'exil pour unique bagage, qui ne partent à l'assaut d'aucune Amérique, d'aucune revanche, seulement en quête d'un refuge à l'abri des fusils. La Croix-Rouge les réconforte d'un Viandox sorti d'un chariot poussé par des jeunes filles – même la pitance est de troisième classe. Puis on les pousse, les fait monter dans des camions militaires ; les bâtiments gris défilent vers un lieu inconnu… Le moteur s'arrête. Dans l'obscurité, une torche à la main, un uniforme ouvre la voie jusqu'à une grange, pousse la porte de sa hanche : on dépose de la paille sur la terre, elles dormiront là les femmes, même enceintes, et leurs bambins aussi. On défait les ballots. On commence à s'allonger. Mais trois harkis, des commandants, se plaignent, ils gueulent : « On est des hommes ! On n'est pas des animaux ! », Alors tout le monde repart : direction la citadelle d'Amiens. « Aujourd'hui, je n'accepterais pas, se souvient M. S. Je taperais du poing sur la table. Ils nous ont reçus comme des bêtes. À l'époque, on ne savait pas combien la France est riche. Elle s'est moquée de nous, la France… Dix mètres carrés pour deux familles, séparés par un drap ! Et l'hiver, pas de chauffage ! L'hiver 63, c'était terrible… pareil qu'une étable… de la gadoue partout, une patinoire… Avec nos épouses, et la mienne était enceinte, nos bébés dans les langes… Avec les pauvres comme nous, elle est rapace la France. »
Les autres furent conduits à Doullens, dans une citadelle également. Ils résideront là, dans cette ancienne prison pour nobles, puis pour femmes, abandonnée en 1959 pour cause d'humidité et pour manque de salubrité. Le bâtiment est réquisitionné pour une durée de trois mois. Ce provisoire va durer trois années, jusqu'en mai 1965. M. R. en râle encore : « On faisait la queue comme des clochards, ma parole d'honneur. On dormait à dix par chambre. On faisait nos besoins dans un pot, devant les femmes, dans un coin de la pièce, avec juste un rideau pour se cacher. »
La France avait déjà, par la voix de François Hollande, reconnu sa responsabilité dans l'abandon des harkis. La France va aujourd'hui reconnaître les mauvais traitements et les sévices qu'ils ont endurés sur notre territoire. Je remercie les sénateurs – de droite – d'avoir élargi cette reconnaissance au-delà des hameaux de forestage en y incluant les prisons reconverties en lieux d'accueil des rapatriés.
Mais sur le volet financier, quel regret ! Le montant des indemnités relève de l'aumône : trois années dans ces camps donneront droit à 5 000 euros ! Trois années privés de liberté et c'est à l'arrivée, madame la secrétaire d'État, moins d'un mois de nos rémunérations ! Cela me paraît dérisoire, presque méprisant. Et je regrette que vous ayez lié les deux aspects de la question dans le même texte.
Sur le volet symbolique, c'est-à-dire sur la reconnaissance, j'applaudis. Mais sur les réparations, ce n'est pas acceptable. Comme le disait Konrad Adenauer : « L'histoire est le total des choses qui auraient pu être évitées. » Et beaucoup aurait pu être évité dans cette terrible histoire.