Intervention de Raphaël Gauvain

Séance en hémicycle du mardi 27 mars 2018 à 15h00
Protection des savoir-faire et des informations commerciales — Présentation

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaRaphaël Gauvain, rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la République :

Madame la présidente, madame la garde des sceaux, ministre de la justice, monsieur le vice-président de la commission des lois, madame la rapporteure pour avis de la commission des affaires économiques, mes chers collègues, il est des débats dans lesquels le rapporteur a un rôle décisif : celui de dissiper les malentendus, d'apaiser les craintes. Pour cela, il doit expliquer, encore et encore, la portée réelle du dispositif en cause. Voilà comment je conçois mon intervention devant vous, cet après-midi.

Quel est l'objet de la proposition de loi dont nous sommes saisis ? Ce texte vise, ni plus ni moins, à transposer une directive européenne débattue et votée il y a près de deux ans, le 8 juin 2016. Il y a urgence à adapter notre droit sur ce point, car les États membres n'ont que jusqu'au 9 juin prochain pour transposer cette directive sur le secret des affaires, faute de quoi nous nous exposerions à d'importantes sanctions financières. C'est cette urgence qui explique le choix de passer par une proposition de loi.

Ce texte de transposition est cependant le fruit d'un travail largement ouvert. Si l'initiative en revient au groupe majoritaire, la rédaction a été effectuée avec le soutien de la Chancellerie : je remercie au passage Mme la ministre du précieux concours de ses services. Ce travail s'est poursuivi il y a quinze jours au Conseil d'État, qui a bien voulu examiner ce texte dans des délais très contraints ; il a rendu un avis précieux pour améliorer encore sa rédaction et lever quelques imprécisions.

Cette proposition de loi a ensuite été examinée, la semaine dernière, par la commission des affaires économiques, dont je salue la rapporteure pour avis, Christine Hennion : elle a pris une part active à notre travail. La commission des lois, quant à elle, a débattu pendant toute une matinée de cette proposition de loi, et adopté pas moins de quarante-six amendements, pour la plupart de nature rédactionnelle. Pour cela, elle s'est appuyée sur l'avis du Conseil d'État – que j'ai déjà mentionné – afin de clarifier la portée du texte. Elle est parfois revenue à une rédaction plus proche de celle de la directive, comme l'y invitaient nos collègues Philippe Latombe et Marietta Karamanli.

Pourquoi protéger le secret des affaires ? Cette proposition de loi intervient pour combler un vide juridique : en France, la protection du secret des affaires relève pour l'essentiel de l'application jurisprudentielle des règles de droit commun de la responsabilité civile. Pourtant, de nombreux pays, parmi lesquels nos concurrents économiques, et en tout premier lieu les États-Unis, disposent depuis longtemps d'un arsenal législatif performant en la matière pour défendre leurs entreprises.

La proposition de loi entend y remédier, en dotant notre pays d'un cadre juridique clair et précis. Il s'agit de protéger nos entreprises, leur savoir-faire, leurs innovations, de protéger, en somme, leur cerveau, contre l'espionnage économique, le pillage industriel ou la concurrence déloyale. C'est une impérieuse nécessité.

Il faut, à ce propos, faire preuve de pédagogie. Les entreprises recèlent plusieurs types d'informations confidentielles : d'une part, des informations ou des secrets d'ordre technique, protégés au sens du droit de la propriété par des régimes juridiques spécifiques ; d'autre part, des informations ou des secrets d'ordre commercial, économique ou financier. Ces derniers sont d'une importance capitale pour les entreprises, leur survie, leur développement : il s'agit par exemple des fichiers de clients ou de fournisseurs, des méthodes et des stratégies commerciales, des informations sur les coûts et les prix, les projets de développement, les sinistres, les études de marché.

Je veux rassurer M. Ruffin : toutes ces informations confidentielles n'ont pas vocation à être protégées au titre du secret des affaires ; seules le seront celles qui correspondent aux critères de définition précisés par la directive. J'ajoute que ces critères n'ont pas été dictés par tel ou tel lobby bruxellois, comme je l'ai entendu dire la semaine dernière. La directive sur le secret des affaires s'inspire très directement de l'accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce, signé en 1994, en même temps que le traité instituant l'Organisation mondiale du commerce, et décliné par de nombreux pays dans leur législation interne – mais jusqu'à présent, pas en France.

La directive est-elle, sur certains points, « sur-transposée » ? La réponse est non, assurément non. La proposition de loi procède à une transposition fidèle : elle reste au plus près de la directive et écarte, lorsque c'est possible, les adaptations inutiles. Nous avons notamment préféré – et c'est un choix politique – que les mécanismes de protection et d'indemnisation du secret des affaires ne soient mis en oeuvre que par la voie civile. L'idée d'une infraction pénale spécifique pour violation du secret des affaires – qui est sans doute, par parenthèse, à l'origine de l'échec des précédentes tentatives législatives – a ainsi été délibérément écartée.

Sur un point seulement, nous avons été conduits à retenir les marges de manoeuvre laissées par la directive, sans pour autant excéder ce qu'elle autorise, et donc sans la « sur-transposer » : il s'agit de l'extension de la protection du secret des affaires à l'ensemble des procédures judiciaires et administratives. Les auditions de magistrats et d'avocats spécialistes de ces questions, et surtout l'avis du Conseil d'État ont en effet mis en effet en lumière une faiblesse du dispositif que nous avions initialement prévu.

Au départ, en effet, nous avions circonscrit les mesures spéciales visant à protéger le secret des affaires à l'occasion des procédures judiciaires aux seules instances où la violation du secret des affaires était directement alléguée. Nous nous sommes aperçus que ce dispositif serait aisément contourné si nous n'étendions pas à l'ensemble des instances la faculté, pour le juge, de décider de ces mesures de protection.

À cet égard, il faut rappeler que les juges – administratifs comme judiciaires – sont déjà confrontés au problème de la protection du secret des affaires à l'occasion d'une instance, et ont mis en place des pratiques pour garantir le secret des affaires et le respect du principe du contradictoire. Il s'agit à présent de donner un cadre légal clair à ces pratiques.

Reste une dernière question : la liberté d'informer ou d'alerter est-elle menacée ? Telle est la principale inquiétude suscitée par la proposition de loi. Le débat a déjà été tranché au moment de la discussion de la directive, après une large consultation, de longs débats et un vote favorable à près de 80 % par les parlementaires européens. Ce vote positif a été acquis grâce à des dérogations très importantes au profit des journalistes, des lanceurs d'alerte et des représentants du personnel. Nous ne pouvons étendre davantage ces exceptions sauf à méconnaître la directive et notre engagement européen.

J'ajoute que la rédaction que nous avons choisie, qui fait référence à la définition du lanceur d'alerte donnée par la directive, s'adosse aussi, grâce à la formule « y compris », aux procédures et à la définition adoptées en 2016 dans le cadre de la loi « Sapin 2 ». Ces deux définitions sont associées de manière cumulative : les lanceurs d'alerte bénéficieront donc d'une meilleure protection.

Enfin, sur ma proposition, et à l'unanimité, la commission des lois a créé un dispositif assez inédit pour lutter efficacement contre les procédures abusives qui pourraient être engagées par les entreprises contre les journalistes et les lanceurs d'alerte. Il s'agit de répondre à leur crainte à propos de ce que l'on appelle les « procédures-bâillons », ces stratégies judiciaires élaborées dans le seul but de déstabiliser son adversaire en multipliant les procédures et en demandant des dommages et intérêts très importants. Le juge disposera dorénavant d'un régime autonome d'amende civile assez dissuasif, en plus des dommages et intérêts qui pourraient être accordés aux journalistes et lanceurs d'alerte, pour sanctionner une demande manifestement non fondée ou une procédure engagée abusivement, de manière dilatoire ou de mauvaise foi.

Nous visons ainsi l'objectif fixé par la directive d'une protection plus effective des défendeurs. Ce sera un outil supplémentaire entre les mains du juge, qui restera maître de son utilisation au cas par cas, car il est – et a toujours été – le maître de l'articulation entre la liberté d'information et le secret des affaires. Protéger nos entreprises tout en préservant la liberté d'informer : tel est l'office du juge. La directive et la proposition de loi ne changent pas cet équilibre.

Cette proposition de loi ne remet absolument pas en cause la liberté de la presse ni la liberté d'expression. Les scandales comme ceux du Mediator, ou des affaires comme les Panama Papers ou les LuxLeaks pourront toujours être portés sur la place publique. Les journalistes, les lanceurs d'alerte et les représentants des salariés pourront continuer à faire leur travail, et c'est toujours le juge qui se prononcera, lors d'une procédure judiciaire, sur les dérogations dont ils pourront bénéficier en cas de révélation d'un secret des affaires.

Il me semblait important de clarifier la portée réelle de la proposition de loi sur ces points avant que les débats commencent. Nul doute que nous aurons l'occasion d'y revenir en examinant les amendements, sur lesquels je m'efforcerai de vous donner à chaque fois des éléments d'explication circonstanciés.

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