Intervention de François Ruffin

Séance en hémicycle du mardi 27 mars 2018 à 15h00
Protection des savoir-faire et des informations commerciales — Motion de rejet préalable

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaFrançois Ruffin :

Et c'est à cela que vous prêtez main-forte ! À ces firmes sans scrupule ! À ces firmes sans vergogne, dépourvues de sentiment, qui s'en fichent que les oiseaux disparaissent, que les cancers se multiplient, que des enfants naissent mal formés ! Comme députés, comme délégués des gens, nous devrions lutter pour que les multinationales ouvrent leurs portes, pour qu'elles ouvrent leurs registres, pour qu'elles ouvrent leurs ordinateurs. Et, à l'inverse, vous leur offrez un instrument de plus pour qu'elles restent dans l'ombre, dans l'opacité, pour punir les hommes qui viendront apporter quelques lumières sur leurs pratiques ! C'est David contre Goliath, mais vous, vous trouvez que David abuse, qu'il faut réglementer l'usage de la fronde, qu'elle frappe trop fort, qu'elle porte trop loin. Or qu'advient-il, d'ores et déjà, des David, lanceurs d'alerte ?

Je songe à mon ami Denis Robert, qui s'est retrouvé face à Clearstream, face aux amis de Jean-Claude Juncker. Il a eu à subir trente et une plaintes pour diffamation, à tous les coins de France, en Belgique, en Suisse, au Canada. Quand il a gagné ses procès, les firmes ont fait appel, puis il s'est retrouvé devant la Cour de cassation, et je ne parle pas des autres procédures, pour recel de vol et pour abus de confiance. Et puis, il a eu à subir ce que j'ai parfois vécu en tant que journaliste, mais à une tout autre échelle : des visites d'huissiers, les papiers blancs, bleus, jaunes, la pression sur la famille, l'usure, la fatigue, la solitude, la honte. Chaque fois que je le vois, je me demande comment il a tenu.

Je veux d'ailleurs profiter de cette tribune pour lui dire mon admiration, ainsi qu'à ceux que je ne connais pas, seulement de nom, par médias interposés. Antoine Deltour, d'abord, l'homme des LuxLeaks, ce héros malgré lui, avec sa timidité, ses petites lunettes, son air sérieux, son ton posé. Lui qui est poursuivi pour vol, violation du secret professionnel, accès frauduleux dans un système informatique, blanchiment et divulgation de secrets des affaires. Lui que la police française a placé en garde à vue. Je songe aussi à son complice, puisque complicité il y a, Raphaël Halet, chez qui les gendarmes français ont perquisitionné, saisissant son ordinateur, fouillant dans ses mails et jusque dans les tablettes de ses enfants.

Je songe à Stéphanie Gibaud, ancienne cadre de la firme suisse UBS, licenciée, placardisée, épuisée, traumatisée, qui se décrit comme une « rescapée ». Ou encore à Karim Ben Ali, ce camionneur lorrain, qui a tourné une petite vidéo avec son téléphone portable, dans laquelle il disait : « Et voilà comment on recycle les déchets, chez Arcelor : je viens de déverser 28 mètres cubes d'acide en pleine nature. » C'est lui qui a été poursuivi, c'est lui qui a été blacklisté, c'est lui qui a été marginalisé. Et votre urgence, à vous, c'est de renforcer les Goliath des multinationales ? de les rassurer ? de leur offrir une voie de plainte supplémentaire ?

Qui peut m'assurer, dans cette assemblée, que d'ici quelques années, pas un journaliste, pas un lanceur d'alerte, pas un homme ou une femme de bonne volonté ne subira un procès pour atteinte au « secret des affaires » ? Qui s'engage à dire : « J'irai m'asseoir à côté de cet homme, de cette femme, je témoignerai du détournement de la loi, je paierai ses frais d'avocat, ses amendes et ses dommages et intérêts. » ? Êtes-vous prêt à cela, monsieur le rapporteur ? Êtes-vous prête à cela, madame la ministre ? Qui ira protester contre M. Bolloré ? Depuis des années, ce magnat use de procédures baâillons, contre Bastamag, contre France Inter, contre Mediapart, contre L'Obs, contre Le Point, contre Sherpa, contre ReAct, contre Les Inrocks, contre à peu près tout ce qui écrit dans ce pays, et il le fait avec la complicité silencieuse des politiques.

Il écrase ses propres rédactions, dans l'indifférence des élus. Pourquoi une telle indifférence ? Par peur de ne plus passer sur Canal +, sur CNews, ou dans ses journaux. Et maintenant, voilà sa nouvelle stratégie : quand une reportage de France 2 montre des enfants de quatorze ans au travail dans ses plantations, Bolloré bidonne et soudoie d'abord, puis il innove en portant plainte, au motif de l'atteinte à ses intérêts commerciaux, devant le tribunal de commerce – cette même juridiction devant laquelle sera plaidé le secret des affaires, et qui est aux mains du patronat. Levez-vous et dites-moi que M. Bolloré n'usera pas et n'abusera pas de cette procédure à l'avenir.

La question a été posée lors de l'examen en commission des lois, par la voix de Stéphane Peu notamment, et les journaux s'en font également l'écho : pourra-t-on encore révéler des affaires comme celles du médiator, du bisphénol A, comme les Panama Papers ou LuxLeaks ? Ces affaires pourront-elles toujours être portées à la connaissance des citoyens ?

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