Intervention de Christophe Bouillon

Séance en hémicycle du lundi 9 avril 2018 à 16h00
Nouveau pacte ferroviaire — Motion de rejet préalable

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaChristophe Bouillon :

Nos divergences portent aussi sur la lecture de l'ouverture à la concurrence. Sur ce sujet, on nous a dit une chose et son contraire. J'ai notamment entendu que rien n'avait été fait jusqu'ici, et en même temps que tout avait été décidé auparavant.

La vérité, vous le savez bien, c'est que l'ouverture à la concurrence vient de loin : des années 90, puisque c'est la fameuse directive 91440CE qui a ouvert la perspective d'un système ferroviaire unique. L'ouverture devait se faire progressivement, par étapes : d'abord avec le fret international, puis avec le fret national, ensuite avec le transport international de passagers, avant que soit posée la question de l'ouverture à la concurrence du transport national de passagers. Elle devait passer par l'adoption de paquets ferroviaires successifs – si nous en sommes au quatrième, c'est bien qu'il y a en a eu trois autres auparavant.

À chaque fois, ces paquets ont entraîné, pour nos assemblées, la nécessité de modifier un certain nombre de dispositions législatives issues de la fameuse LOTI – loi d'orientation des transports intérieurs – de 1982. Il y a d'abord eu la loi de 1997 portant création de RFF – Réseau ferré de France. Il y a eu ensuite, dans les années 2000, d'autres textes qui ont conduit à la création de l'Établissement public de sécurité ferroviaire et du régulateur, l'ARAF – l'Autorité de régulation des activités ferroviaires. En 2009, la loi ORTF, relative à l'organisation et à la régulation des transports ferroviaires, a apporté de nouvelles modifications. Enfin, la loi du 4 août 2014 portant réforme ferroviaire était censée adapter notre système ferroviaire aux exigences européennes – on ne l'a pas assez dit, ou alors on l'a mal dit. Dans le rapport qu'ils avaient rédigé à l'époque, nos collègues Bertrand Pancher et Gilles Savary écrivaient noir sur blanc que cette réforme ferroviaire était sans doute l'un des textes les plus importants portant sur le système ferroviaire depuis 1937. Il y a donc bien eu, au cours des dernières années, un texte important qui préparait l'ouverture à la couverture.

Je le dis parce que, lorsque nous appelons au statu quo, certains prétendent que rien n'aurait été fait avant. Or la loi de 2014 prouve bien que l'on a fait des choses. D'ailleurs, certains ne défendent plus aujourd'hui les mêmes positions qu'à l'époque. Ainsi, le Premier ministre avait voté contre la réforme ferroviaire majeure de 2014, de même que le ministre de l'économie et des finances. Pourtant, ce texte correspondait à notre vision du service public dans le secteur ferroviaire.

Je le dis d'autant plus que, s'il y a un sujet sur lequel la législature précédente a laissé sa patte, c'est bien la négociation du quatrième paquet ferroviaire. Cette négociation n'a pas commencé en août 2014 mais un peu après le vote par notre assemblée de la loi portant réforme ferroviaire. Dans ce cadre, la France a défendu sa conception de l'ouverture à la concurrence du secteur ferroviaire en soutenant le règlement OSP – obligations de service public – , qui correspond à la philosophie de notre pays en la matière : celle de la délégation de service public. Nous connaissons bien ce mécanisme car, dans nos agglomérations, dans nos communautés de communes, partout où existent des autorités organisatrices de transports, c'est ce système de délégation de service public qui permet à l'autorité de fixer les conditions du contrat de service public grâce auquel les habitants de ces territoires peuvent bénéficier d'un service public de transport, ce cadre n'empêchant évidemment pas les autorités qui le souhaitent de privilégier le régime de la régie. C'est donc cette philosophie qui a été adoptée en 2016 à l'échelle européenne, à travers le règlement OSP, et qui devrait continuer à nous inspirer aujourd'hui.

Nos divergences portent également sur l'avenir du statut des cheminots. Le quatrième paquet ferroviaire n'impose aucunement l'extinction de ce statut, car il est écrit noir sur blanc que les dispositions relatives au personnel relèvent des législations nationales. Le statut des cheminots, c'est plus qu'un symbole : ce sont des droits accrochés à des conditions particulières de travail. Comme vous le savez, ces conditions sont aussi liées au niveau de sécurité que nous attendons du service ferroviaire dans notre pays, à propos duquel il ne faut rien négliger, et qui nécessite des sujétions particulières, des horaires décalés et une présence continue du personnel. Ainsi, nombre de cheminots exercent leur métier dans des conditions qui n'ont certes plus rien à voir avec celles du siècle dernier mais qui restent difficiles et appellent bien évidemment toute notre attention. Je le répète, aucune disposition du quatrième paquet ferroviaire n'imposait l'extinction du statut des cheminots.

Par ailleurs, la fameuse loi du 4 août 2014 prévoit un contrat social et le lancement d'une convention collective à l'échelle de la branche ferroviaire qui permettra de rediscuter de l'organisation du travail, de la formation professionnelle, de la maintenance et d'un certain nombre de sujets essentiels. Bien sûr, les cheminots ne sont pas hostiles au fait d'améliorer les conditions de travail et de chercher des gains de productivité – personne ne dira le contraire – , mais tout cela peut parfaitement se faire sans toucher à leur statut, croyez-moi ! Preuve en est l'avancée à grands pas de la convention collective de la branche ferroviaire.

S'agissant du statut, on nous oppose souvent le même argument : à partir du moment où d'autres opérateurs ferroviaires utiliseront le réseau français, il faudrait traiter tout le monde de façon équitable. Cet argument est un peu spécieux, voire dangereux. Pourquoi ? Parce que d'autres cas de figure peuvent être envisagés. Par exemple, il existe des hôpitaux publics et des cliniques privées, qui sont en concurrence ; les personnels de l'hôpital public bénéficient d'un statut particulier, et pourtant, personne n'aurait l'idée d'aligner, au nom du principe d'équité, les situations des personnels de ces deux types d'établissements. Compte tenu du principe de la garantie de l'emploi, des conditions particulières de travail, mais aussi des difficultés de recrutement que connaît parfois la SNCF, notamment dans la région Île-de-France, il est important de maintenir ce statut coûte que coûte, d'éviter son extinction que ne demandent ni l'Europe ni celles et ceux qui veulent disposer d'un réseau performant et robuste.

Nous ne sommes pas non plus d'accord sur la question de la dette. Là-dessus, beaucoup de choses ont été dites. Je sais, madame la ministre, que vous n'êtes pas responsable de cette dette et que vous ne souhaitez évidemment pas que celle-ci perdure. Pour autant, nous devons bien nous dire les choses.

Vous savez comme moi qu'en 1997, au moment de la création de RFF, la dette s'élevait à 20,9 milliards d'euros : c'était de la dette du pays, qui résultait de la constitution de ce réseau permettant d'irriguer l'ensemble du territoire national sans oublier aucune région. Entre 1997 et 2001, la progression de la dette a été, somme toute, raisonnable : autour de 2 %. Après une première augmentation liée à la première phase de construction de la ligne à grande vitesse Est européenne, le Gouvernement a décidé en 2009, à l'issue du Grenelle de l'environnement et un peu avant le lancement, en 2011, des assises du ferroviaire, de réaliser quatre LGV en même temps : le prolongement de la ligne Est européenne ; la ligne Sud Europe Atlantique jusqu'à Bordeaux ; la ligne Bretagne-Pays de la Loire ; le contournement ferroviaire de Nîmes et de Montpellier. Comme vous le savez, cette décision de 2009 a entraîné une augmentation conséquente de la dette. L'État a engagé la construction de 700 kilomètres de nouvelles voies en laissant l'ardoise à la SNCF. Vous l'avez dit vous-même, madame la ministre, tout comme le rapporteur et le rapporteur pour avis, ainsi que les différents orateurs en commission : le choix de privilégier pendant des années le « tout TGV » a entraîné une augmentation importante de la dette de la SNCF, au point qu'elle atteigne le montant actuel de près de 47 milliards d'euros.

En matière de dette, là encore, il faut revenir à ce qui a été décidé en août 2014 dans la loi portant réforme ferroviaire. D'abord, il a été décidé d'appliquer ce que l'on a appelé la « règle d'or », comme un moyen d'endiguer cette fameuse dette qui n'arrêtait pas de gonfler et qui pèse comme un fardeau sur la SNCF. Il s'agissait de faire en sorte que SNCF Réseau ne s'engage pas sur de nouveaux investissements sans en avoir les moyens, selon un principe que l'on pourrait résumer par la formule : « qui décide paie ». Lorsque l'État prend des décisions, comme il l'a fait en matière de création de grandes lignes, il doit en assumer les conséquences financières. Par ailleurs, ont été instaurés des contrats de performance entre l'État et les différents EPIC – établissements publics à caractère industriel et commercial – , notamment SNCF Réseau, prévoyant une trajectoire budgétaire et des efforts en termes de productivité.

Vous l'avez dit en commission, madame la ministre, il a été demandé au Gouvernement, en 2014, de remettre dans un délai de deux ans, c'est-à-dire en 2016, un rapport sur la question de la dette. Selon ce rapport – c'était écrit noir sur blanc – , si la règle d'or et la trajectoire budgétaire devaient être respectées, si les efforts de productivité devaient être tenus, la dette de la SNCF serait maîtrisable, mais il faudrait réexaminer la situation trois ans plus tard, lors du rendez-vous prévu dans le contrat de performance, pour répondre à cette question importante, qui fait parfois figure d'angle mort dans vos propositions.

SNCF Réseau consacre maintenant près de 1,5 milliard d'euros en frais financiers pour le service de la dette. Cet argent affecté à la dette, c'est autant qui n'est pas consacré à l'entretien ou à la régénération du réseau existant. Dès lors que l'ouverture à la concurrence du secteur ferroviaire a été décidée en Allemagne en 1994, l'État allemand a décidé à deux reprises de reprendre la dette de la Deutsche Bahn. Cet exemple doit nous inspirer aujourd'hui en France.

Nous ne sommes pas non plus d'accord sur la question des investissements. D'autres l'ont dit avant moi, parce que nous pouvons tous constater sur nos territoires, soit par notre expérience d'usager, soit par les témoignages de nos concitoyens ou des cheminots eux-mêmes, que les trains ralentissent et sont de plus en plus souvent en retard sur les plus de 5 000 kilomètres de voies que compte notre pays. C'est tout simplement le vieillissement des voies, des appareils de voie et des rames – en somme, la vétusté du réseau – qui est en cause. Nous ne sommes pas les seuls à le dire. D'ailleurs, ce constat n'est pas nouveau : comme vous l'avez dit, madame la ministre, il a déjà été fait en 2005 à la suite du travail réalisé par l'École polytechnique fédérale de Lausanne, sous la direction du Pr Robert Rivier, qui allait dans votre sens. La nécessité d'allouer des moyens importants à l'entretien, à la régénération et à la maintenance du réseau a été confirmée en 2012.

Il faut admettre qu'un processus de rattrapage avait été engagé avec le grand plan de modernisation du réseau, qui a permis d'injecter 10 millions d'euros pour répondre à cette exigence. Mais, en 2014, le président de SNCF Réseau, Jacques Rapoport, disait lui-même, lors d'une audition au Sénat, que la situation était dramatique et que le niveau de sous-investissement pourrait devenir dangereux. Malheureusement, cette prédiction s'est confirmée ces derniers temps, avec les dramatiques pannes à répétition à la gare Montparnasse ou à la gare Saint-Lazare. Certains paliers techniques ne correspondent plus les uns aux autres. Comme vous l'avez dit, madame la ministre, il y a là un vrai travail à réaliser.

Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si, dans le contrat de performance conclu en 2017 entre l'État et SNCF Réseau, 46 milliards d'euros d'investissements étaient prévues sur dix ans, c'est-à-dire entre 2017 et 2026. De votre côté, madame la ministre, vous avez annoncé 10 millions d'euros d'investissements par jour. Vous confirmez ainsi votre volonté d'investir dans le réseau existant, et je crois que c'est essentiel.

Enfin, madame la ministre, nous ne sommes pas d'accord sur l'avenir du groupe public ferroviaire. Rien, je le répète, dans le quatrième paquet ferroviaire, n'indique qu'il faille transformer le groupe, tel qu'il a été conçu en 2014 – c'est-à-dire sous forme de trois EPIC – , en société anonyme. Certes, je ne l'ignore pas, l'arrêt rendu sur La Poste par la Cour de justice de l'Union européenne qui, s'intéressant aux aides d'État, a examiné cette situation en essayant de pousser la France à changer un peu son fusil d'épaule. Cela dit, le modèle intégré de la Deutsche Bahn, qui semble être celui qui a la préférence du Gouvernement, n'est pas non plus sans s'attirer certaines remarques de la part de l'Europe.

Je voudrais insister sur deux points, qui nourrissent nos inquiétudes.

La première de ces inquiétudes tient à ce que, comme vous le savez, quand on a transformé des établissements publics en sociétés anonymes, ce fut souvent l'amorce d'une privatisation – on le voit aujourd'hui avec ADP et avec la Française des jeux, et on l'a vu précédemment avec GDF et EDF. Cette menace est évidemment présente. On peut certes nous dire – et nous faire voter – qu'il s'agit d'une société anonyme à capitaux publics incessibles, mais l'histoire nous enseigne que les déclarations et ce qui est voté peuvent très vite, au fil du temps, s'évanouir, s'évaporer et, pour ainsi dire, passer à la trappe. Cela nourrit chez nous de très fortes inquiétudes.

Une autre importante question sous-jacente, que vous connaissez, tient à ce qu'on ne peut comparer la téléphonie avec le rail. En effet, le réseau actuel, monsieur le président, constitue ce que les économistes et les spécialistes appellent un « monopole naturel ». Ce réseau de lignes de chemin de fer qui innervent notre pays et relient, d'un bout à l'autre, tous nos espaces a été construit par les Français, par l'effort de tous : c'est ce que je serais tenté d'appeler la « bonne dette » de la SNCF. Ce réseau et notre patrimoine. Or, en transformant l'EPIC SNCF Réseau en société anonyme, vous ne le sanctuarisez pas : vous mettez ce qui est pour nous un patrimoine essentiel à la merci de prédateurs privés, à la merci d'une forme de privatisation qui, si elle n'est peut-être pas envisagée aujourd'hui, n'en est pas moins possible demain. Il importe donc de maintenir, coûte que coûte, le réseau et le rail sous forme d'établissement public, c'est-à-dire comme faisant partie de notre patrimoine. C'est du reste conforme à ce que pense aujourd'hui l'Europe : la séparation entre le gestionnaire d'infrastructures et les opérateurs conduit évidemment à considérer le gestionnaire d'infrastructures, à savoir SNCF Réseau, comme une sorte d'émanation publique, un dépassement de l'État par lui-même, qu'il importe de conserver.

Vous voyez donc que de nombreuses lignes nous séparent. Comme un train peut en cacher un autre, cette réforme peut en cacher une autre. On devine, à travers la question du statut, que ce qui se passe est malheureusement guidé moins par un souci d'amélioration du service et du système ferroviaires que par un symbole et un totem. Nous sommes nombreux à penser que ce qui est important pour répondre à la fois aux usagers et aux Français, c'est de s'attaquer aux vrais problèmes qui, comme vous le voyez, sont sur la table et auxquels il nous appartient collectivement de répondre.

Dans ce domaine, je crois, il aurait fallu un peu moins d'idéologie. J'entends depuis plusieurs semaines de nombreux propos sur la concurrence. Un peu partout, chacun cite ses exemples, oubliant parfois certaines des données qui sont pourtant sur la table.

Le Boston Consulting Group, que beaucoup ici connaissent sans doute et qui n'est pas franchement un think tank ou un cabinet de gauche, s'est amusé à évaluer les performances dans vingt-quatre pays européens, qui ont été passés au tamis d'un indicateur créé de toutes pièces pour vérifier la performance des différentes sociétés de ces pays : en 2012, la France se classait au deuxième rang – il est vrai qu'en 2015, elle se situait au quatrième puis, en 2017, au septième.

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