Je rappellerai quatre éléments de contexte : la disparition, d'abord, au nom de la concurrence libre et non faussée, des mécanismes de régulation des prix et des productions ; le fait ensuite que les agriculteurs mais aussi les consommateurs sont devenus une simple variable d'ajustement dans la guerre des prix à laquelle se livrent la grande distribution et les groupes industriels agroalimentaires, une guerre qui déséquilibre la chaîne de valeur et fragilise l'ensemble du secteur agroalimentaire français pourtant stratégique dans l'économie nationale ; en troisième lieu, ce que nous dénoncions déjà, il y a dix ans, lors de l'examen de la loi de modernisation de l'économie, à savoir une contractualisation qui ne peut être gagnante pour toutes les parties, car elle est laissée au seul jeu des forces de marché – j'avais à l'époque insisté sur le mirage de cette contractualisation, alors que le renard était toujours plus libre dans le poulailler, que les centrales d'achat se concentraient de plus en plus et qu'à l'inverse les filières et les producteurs ne parvenaient pas à s'organiser suffisamment ; enfin, le rejet dogmatique et systématique par les majorités successives des outils de bon sens – conférence annuelle, définition de prix planchers, coefficient multiplicateur, encadrement des marges de distribution en cas de crise – que nous proposions pour permettre à la puissance publique, aux agriculteurs et aux interprofessions d'intervenir directement sur la construction des prix d'achat.
Dans ce contexte, quels sont les enjeux aujourd'hui ? Bien que nous disposions d'une vision assez claire des marges de chacun des acteurs, le législateur a choisi de limiter son intervention à des mesures visant à renforcer la loyauté et l'équilibre des relations commerciales, sans jamais vouloir transformer les rapports de force. Est-ce de la naïveté, de l'idéologie ou le souci de préserver certains intérêts ? Nous devons nous poser la question, parce que les grands distributeurs et les grands groupes industriels n'ont pas attendu l'avènement du nouveau monde pour s'adapter aux éventuelles contraintes qu'on pouvait leur imposer : ils l'ont toujours fait.
Le texte dont nous débattons aujourd'hui n'échappe pas à la règle, et si certains déchantent aujourd'hui, je pressentais dès le départ que l'atterrissage serait rude, après les États généraux de l'alimentation, qui avait fait naître un espoir réel que l'on intervienne enfin dans la construction des prix d'achat. En refusant aux interprofessions ou – ce qui serait à vos yeux encore plus sacrilège – à des organismes publics la possibilité de construire des indicateurs de coûts de production, vous touchez les limites de votre exercice de communication.
Ces propositions, qui font consensus au Sénat et à l'Assemblée, ne seraient à mon sens qu'un premier pas sur la route d'un rééquilibrage partiel de la répartition de la valeur ajoutée au bénéfice des producteurs. Cela dit, nous comprenons, avec votre potentiel coup de force sur l'article 1er, que votre position est purement idéologique. Elle est en tout cas bien loin de ce que les agriculteurs attendaient. Vous êtes corsetés par la doctrine selon laquelle il faut laisser le marché libre et ne pas imposer des normes, pourtant indispensables dans le secteur agricole.
Après les accords de libre-échange signés au fil de l'eau, sans contrôle, sans engagement ni contreparties au niveau agricole, nous aboutissons aux mêmes résultats en termes de logique de construction des prix. Votre positionnement conduit à mettre en oeuvre un texte, certes très technique, mais qui n'aura, dans les faits – je vous le dis, et je ne suis pas le seul – pas la moindre efficacité en matière d'équilibre des relations commerciales. Il ne modifie en rien les rapports de force. La majorité des organisations agricoles ne s'y trompent pas. Ce texte ne changera rien, ou alors il changera les choses, seulement à la marge, car il reste inscrit dans un modèle économique qui favorise le plus fort.
Durant ces discussions, nous allons encore tenter de vous convaincre, mais je crains, que le raidissement de vos propositions ne soit plus en phase, non pas avec nous, c'est secondaire, mais avec la réalité des attentes du monde agricole.