… on sait bien qu'une partie importante de ses moyens a été basculée vers la seconde, au détriment de la première. Il faudrait à cet égard, madame la ministre, s'interroger sur le fait que la majeure partie des chargés de mission du CIPDR – le comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation – se concentrent sur la prévention de la radicalisation, quatre seulement se consacrant encore à la prévention de la délinquance, et alors qu'il n'y a pas de nouvelle feuille de route sur celle-ci, la précédente ayant pourtant pris fin en 2017. J'ajoute que, parmi le peu qui reste consacré à la prévention de la délinquance, le premier poste de dépense est destiné à aider les communes à installer des caméras de vidéosurveillance.
Il ne reste plus grand-chose pour pratiquer une autre forme de prévention, par exemple des actions menées par les éducateurs de rue, de moins en moins nombreux alors que leur présence sur le terrain est un vrai relais pour les policiers, contribuant ainsi à faire baisser le niveau de tension, à résoudre des enquêtes, à diminuer la délinquance. Tous ces moyens sont en constante diminution. J'y vois un effet de vases communicants. D'où mes alertes sur la vidéosurveillance, en l'espèce sur les caméras-piétons.
Si on croit que la prévention de la délinquance consiste uniquement à mettre des caméras, fixes ou mobiles, je crois qu'on est un peu en deçà du sujet, des enjeux et des objectifs. Je le dis parce qu'il me tient à coeur que les policières et les policiers, les gendarmes, tous ceux qui ont affaire aux thématiques de sécurité, puissent faire leur travail dans les meilleures conditions possibles.
Nous avons entendu parler d'un rapport du ministère de l'intérieur issu de remontées du terrain qu'il a collectées, dont j'aimerais avoir un exemplaire. Quoi qu'il en soit, il n'y a pas ou quasiment pas d'analyses scientifiques sur le sujet qui permettraient d'objectiver un certain nombre de paramètres. Toutes les études dont nous fait part le ministère de l'intérieur se fondent sur un sentiment. Je ne dis pas qu'elles soient à balayer d'un revers de main, mais il ne s'agit que d'un sentiment : « on a le sentiment » que c'est utile, que cela fait baisser le niveau de tension, que cela permet au policier d'être rassuré dans l'exercice de ses fonctions – mais on n'a aucune donnée scientifique. J'ai contacté plusieurs chercheurs, qui m'ont renvoyé aux rares études dont ils disposaient.
Une étude de Barak Ariel, en 2016, fait une comparaison, dans la ville de Denver – les États-Unis sont le pays où le dispositif existe depuis le plus longtemps, ce qui apporte le recul nécessaire – , entre les districts qui ont déployé les caméras-piétons et les autres, et constate une diminution de 35 % du nombre de plaintes pour violences policières – c'est l'aspect positif – , mais une augmentation de 14 % du nombre de plaintes pour mauvaise conduite. Remarquons que les personnes situées dans les districts munis de ces caméras ont 18 % de probabilité en moins d'être arrêtées, mais est-ce vraiment une bonne chose ? S'agit-il d'une autocensure, le policier ayant peur d'arrêter la personne parce qu'il sait que c'est filmé et qu'il pourrait y avoir des suites fâcheuses, et ce même si les faits sont établis, ou bien s'agit-il bien d'une diminution du niveau de tension et donc des probabilités d'arrestation ? Ce chercheur explique que, globalement, la caméra-piéton pousse plutôt le policier à la prudence. Il a conduit la même année une autre étude, cette fois avec plusieurs autres chercheurs et conjointement avec les services de police, montrant que si l'usage de la force par les policiers ne diminue pas, il y a une hausse des agressions contre les agents porteurs d'une caméra-piéton.
En 2017, deux chercheurs francophones, Meyer et Tanner, indiquent que les propos des sondés tendent à mettre en évidence une méfiance accrue entre les deux parties, du moins dans la perception des policiers. À plusieurs reprises, ceux-ci évoquent leur inconfort dans le contact avec le citoyen dès lors que la scène se déroule sous la caméra d'un tiers.
En mars 2018, Patrik Manzoni et Dirk Baier procèdent à une analyse à Zurich et, pour eux, il n'y a pas d'argument clair et scientifiquement valable contre l'utilisation des caméras-piétons, ce qui pourrait être un élément favorable pour les défenseurs de cette mesure, mais ils précisent aussi qu'il n'existe pas non plus d'argument scientifique vraiment en faveur de leur introduction. Aucune étude partielle n'a fourni de preuves concrètes laissant penser que le procédé puisse favoriser l'escalade de la violence, mais aucune non plus qu'elle puisse avoir un effet apaisant. Vous allez me dire : « Cela nous fait une belle jambe. » Non seulement on n'a aucune preuve dans un sens ou dans l'autre, mais les études sont même contradictoires en fonction des villes étudiées. La plus récente, complémentaire de celle de Zurich, faite cette fois par Ian Adams et Sharon Mastracci, est une étude plus complète, faite à partir de données beaucoup plus vastes et qui, contrairement aux autres, s'est intéressée aux effets que la caméra-piéton pouvait avoir sur les agents eux-mêmes. Elle montre un risque plus élevé de burn-out pour les agents qui en utilisent une. Je vous livre cette information telle quelle.
Voilà ce qui m'a amené à défendre cette motion de renvoi en commission. En effet, pourquoi s'emballer, pourquoi vouloir étendre les expérimentations de caméras-piétons aux sapeurs-pompiers et dans l'administration pénitentiaire, alors même qu'on n'a pas assez de recul scientifique ? Je lance un message, madame la ministre : je demande que la suite des expérimentations déjà en cours – police nationale et gendarmerie nationale, pour lesquelles aucun nouveau texte de loi n'est nécessaire – fasse l'objet de la mise en place d'un collectif scientifique qui puisse objectiver ce qui se passe avec les caméras-piétons. Notre pays dispose tout de même des outils adéquats pour ce faire : je pense à l'Institut national des hautes études de la sécurité et de la justice, au CESDIP – le Centre de recherche sociologique sur le droit et les institutions pénales, un des laboratoires du CNRS. Je pense que si on le demande aux chercheurs en leur donnant accès aux données du ministère de l'intérieur, ils se feront un plaisir de travailler sur le sujet afin que nous soyons sûrs que les objectifs affichés sont en voie d'être atteints.
Vous avez évoqué à fort juste titre, madame la ministre, la police de sécurité du quotidien, dont l'objectif est de rapprocher la police et la population – même si c'est rarement exprimé en ces termes par le ministre de l'intérieur. Or si on se rend compte, à la lecture des études, que le fait d'installer des caméras sur les agents les incite certes à la prudence, mais aussi les robotise dans leur manière de discuter avec les citoyens et de les aborder, cela signifie qu'il y a un risque d'éloignement de la police vis-à-vis de la population – ce que pressentent Meyer et Tanner dans leur étude. De fait, on peut penser que, dans une société apaisée, il ne serait nul besoin de filmer pour que la police puisse intervenir. C'est bien être sur la défensive que de vouloir se doter – et à tout prix – de caméras pour se protéger soi-même ainsi que l'institution. Il ne faudrait pas que le déploiement de ces caméras soit à cet égard parfaitement contre-productif. Or c'est ce que je crains ; voilà pourquoi je demande que l'on prenne un peu plus de temps pour mieux étudier les conséquences du procédé avant d'étendre son périmètre et de poursuivre l'expérimentation pour les policiers municipaux.
Je note par ailleurs qu'un tel déploiement ne ferait peut-être que déplacer le problème : on créerait une nouvelle source de contentieux en raison de la contestation du contenu des images. Vous avez vous-même dit que tout cela avait été très cadré avec la CNIL pour éviter les problèmes. Ainsi, le policier doit annoncer quand il active sa caméra – un signal lumineux l'indiquant à la personne filmée. Cela paraît bien normal à chacun. Toutefois, ces caméras sont dotées d'une mémoire-tampon : elles filment en réalité en continu et l'enregistrement démarre trente secondes avant le déclenchement de la vidéo. Par conséquent, il y a déjà un petit paradoxe, même si je comprends bien pourquoi on veut prendre trente secondes en arrière : il s'agit d'éviter que le policier ne déclenche la caméra que quand cela l'arrange.
On pourrait imaginer une situation dans laquelle un policier malveillant – heureusement, ce n'est pas la norme – voudrait exciter un individu dans la rue avant de le contrôler et ne déclencherait sa caméra qu'une fois que celui-ci a été bien échauffé, afin de pouvoir dire : « Vous voyez, c'est lui qui m'a agressé. »
Peut-être un élément n'a-t-il pas été pensé : pourquoi la caméra ne filmerait-elle pas toute la journée, en continu ? Elle commencerait à tourner au moment où l'agent concerné prend son poste et commence sa tournée et s'arrêterait à la fin du service. Il n'aurait pas accès aux images mais il serait possible de les consulter en cas de plainte, de contentieux ou d'un quelconque problème. Pourquoi, en effet, s'arrêter au milieu du gué ? Honnêtement, je ne le comprends pas. Au demeurant, cela permettrait de rééquilibrer les choses : si un policier n'a pas déclenché sa caméra lors d'une intervention qui a dégénéré, il lui sera plus compliqué de se défendre face au plaignant.
Tels sont les différents éléments que je voulais soumettre à votre sagacité, sachant que, pour préciser les choses, nous pensons pour notre part que le dispositif n'est pas incompatible avec les récépissés. Ces derniers, en effet, s'agissant des contrôles d'identité, permettraient à nos concitoyens de disposer d'un document attestant qu'ils ont été contrôlés quatre, cinq, voire six fois dans la même journée. La caméra, quant à elle, ne prouve rien : même avec les téléphones NEO – nouvel équipement opérationnel – , si un contrôle est enregistré, on ne peut pas déterminer combien de fois la personne en question a été contrôlée. Quand bien même d'ailleurs elle aurait déjà été contrôlée, le policier va d'abord procéder au contrôle avant de se rendre compte, grâce à son téléphone, que l'un de ses collègues l'a déjà fait avant lui. Par conséquent, ce n'est pas de cette façon que nous allons résoudre le problème.
Je porte néanmoins au crédit des caméras-piétons le retour d'expérience qu'elles rendent possible : pour le coup, les différentes études montrent bien que, lorsque la structure policière s 'e n saisi t pour en faire un outil de management positif – et non un moyen de casser du sucre sur le dos des policières et des policiers ou de les réprimander – , il permet de faire évoluer les pratiques des uns et des autres. C'est peut-être le seul aspect positif, d'ailleurs clairement validé par les différentes études.
Dans ces conditions, pourquoi étendre le dispositif aux sapeurs-pompiers ? Comme je le disais au début de mon intervention, il vaudrait mieux équiper les véhicules de caméras. Si on veut voir qui caillasse les véhicules des pompiers, on n'y parviendra pas en équipant les pompiers de caméras mobiles. Il en va de même, d'ailleurs, pour les agressions de policiers, qui consistent souvent en des caillassages de leurs camionnettes lorsqu'elles circulent dans les quartiers.
S'agissant de la police municipale, je perçois également bien, de la même manière que pour la vidéosurveillance, la tentation qui consiste à poursuivre l'expérimentation, de façon à ce que finalement, au bout de quatre ou cinq ans d'utilisation de caméras à cette fin, l'on ne sache plus très bien pourquoi l'on s'arrêterait là.