Intervention de Stéphane Peu

Séance en hémicycle du mardi 15 janvier 2019 à 21h30
Programmation 2018-2022 et réforme de la justice — Discussion générale commune

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaStéphane Peu :

Le monde judiciaire s'est encore mobilisé aujourd'hui, plus fortement que les fois précédentes, sur l'ensemble du territoire, pour défendre les droits des justiciables. J'étais avec les manifestants ce matin, en Seine-Saint-Denis, devant le tribunal de grande instance de Bobigny, puis, à midi, place Saint-Michel, et j'ai pu constater leur colère et leur désarroi face à la surdité du Gouvernement. À l'instar des gilets jaunes et de tous les citoyens mécontents, ils se sentent méprisés et ignorés. Au-delà du contenu même de la réforme, c'est leur mise à l'écart dans l'élaboration des textes qui suscite l'indignation. Votre persistance à exercer le pouvoir de façon si peu démocratique ne peut qu'aggraver les fractures qui traversent actuellement notre société.

C'est dans ce contexte que nous abordons aujourd'hui l'examen de votre réforme en nouvelle lecture, malheureusement sans grand espoir de vous faire changer de cap. Votre réforme de la justice, sous couvert de simplification et d'amélioration des procédures, vise en réalité à réduire les coûts, à entraver l'accès au juge, à privatiser certains aspects de la justice, plutôt que de lui donner les moyens humains et matériels d'exercer ses missions.

L'augmentation du budget d'ici à 2022 et la ventilation des crédits ne sont pas suffisants. La France consacre en effet moins de 66 euros par an et par habitant à son système judiciaire, quand l'Allemagne lui en consacre 122 euros. De plus, sur ces 66 euros, seulement 48 euros par an et par habitant sont dédiés aux tribunaux. Le budget annoncé n'est absolument pas à la hauteur des enjeux, compte tenu de ce que votre prédécesseur a décrit comme un service public de la justice « en voie de clochardisation ».

La réforme prévoit la restriction du périmètre d'intervention du juge sur les contentieux de masse, c'est-à-dire les contentieux populaires. Au lieu de combler le manque de personnel, essentiel par exemple aux activités de médiation et de conciliation, le projet de loi prétend tout régler par le développement des modes alternatifs de règlement en ligne et consacre même l'ouverture d'un marché du règlement des litiges, qui me semble extrêmement dangereux. Nous le savons, la numérisation ne permet ni une justice plus proche ni une justice plus simple, mais aggrave les inégalités. La fracture numérique n'est pas seulement une fracture des infrastructures selon les territoires ; c'est aussi une fracture d'usage selon des distinctions d'âge, de classe sociale, de handicap ou d'illettrisme.

Au lieu de donner à la justice les moyens de fonctionner, vous avez choisi de déjudiciariser les contentieux du quotidien. Votre réforme propose par exemple de transférer à la caisse d'allocations familiales le pouvoir de réviser le montant des pensions alimentaires. Pourtant, rien n'indique que les CAF, regroupées désormais à l'échelle départementale, seront en situation d'assurer un service plus rapide et plus simple pour les usagers. Les personnels que j'ai interrogés disent même le contraire.

En outre, et c'est une illustration parfaite de la façon dont vous concevez le débat démocratique, vous avez décidé à la dernière minute, dans la stupeur générale et sans discussion parlementaire, d'engager la réforme de l'ordonnance de 1945. Votre seul projet pour l'enfance délinquante consiste à juger plus vite en considérant les enfants comme des adultes en miniature, alors que l'ordonnance de 1945 les voit comme des adultes en devenir. Or, ce qui est important dans l'intérêt des enfants, c'est de mettre rapidement en oeuvre les mesures éducatives et de s'assurer de leur plein exercice pour rompre au plus tôt avec l'engagement délinquant. Pour cela, bien entendu, la question des moyens humains et matériels accordés à la justice, notamment à la justice des mineurs, est incontournable.

C'est tout le sens de la tribune publiée le 5 novembre dernier par les juges des enfants du tribunal de grande instance de Bobigny, lesquels ont, une énième fois, lancé un appel au secours face à la forte dégradation des dispositifs de protection de l'enfance en Seine-Saint-Denis. Les délais de prise en charge des mineurs en danger sont inacceptables : dix-huit mois séparent l'audience au cours de laquelle la décision est prononcée par le juge des enfants et l'affectation du suivi à un éducateur ; quant aux délais des jugements pénaux, ils sont d'environ un an. Les raisons sont connues : un manque flagrant de personnel, magistrats et greffiers. « Nous sommes devenus les juges de mesures fictives », écrivent ces magistrats dans leur tribune.

Enfin, vous voulez réformer l'organisation judiciaire de la première instance en regroupant le tribunal de grande instance et les tribunaux d'instance de son ressort dans une nouvelle juridiction unifiée. Si vous vous défendez de vouloir procéder à la fermeture de lieux de justice, la réorganisation des compétences territoriale et matérielle des juridictions constitue une évolution radicale dont il convient de mesurer les effets sur les justiciables. La répartition des compétences qui pourrait varier entre différents tribunaux de grande instance risque au contraire de rendre l'organisation judiciaire moins lisible et moins efficace pour le justiciable. Le dispositif proposé ne tient aucunement compte de la nécessaire adéquation entre la répartition des juridictions et les besoins des populations. Comme l'ensemble des professionnels de la justice, le défenseur des droits souligne à juste titre, fort de l'expérience de ses près de 500 délégués sur les territoires, que la fin de la justice de proximité conduira à un recul important du droit à l'accès au juge pour les plus vulnérables.

En pratique, la réforme va restreindre l'égalité devant la loi, et entraver l'accès au droit et au juge au nom de la sacro-sainte logique de rigueur budgétaire. On cherchera en vain, dans ces textes, où se cache l'intérêt du justiciable. Avec l'ensemble des professionnels de la justice, nous nous opposons vigoureusement à cette réforme qui promeut une justice de classe, à rebours des attentes exprimées par nos concitoyens.

Alors que le débat national s'ouvre aujourd'hui, vous ne pouvez pas, d'un côté, prétendre écouter, discuter et débattre, et, de l'autre, passer en force sur votre réforme. Nous pensons que vous devez retirer vos projets de loi ou, à tout le moins, décréter un moratoire, pour qu'enfin un vrai débat sur la justice puisse avoir lieu dans notre pays.

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