Dans une conférence que Bruno Latour a prononcée voilà quelques semaines, j'ai été frappé par sa référence à Charles Péguy. Il comparait notre début de XXIe siècle à la situation précédant la première guerre mondiale, car nous connaissons une crise de l'engendrement : la génération climat doute de pouvoir elle-même engendrer.
Au-delà des questions physiques et techniques liées à l'anthropocène, nous affrontons une crise de civilisation ouverte par les risques d'effondrement que la COP25 va énoncer, sous réserve qu'elle trouve des solutions à la hauteur des enjeux. Nous sommes confrontés à des maux qui sont tous interdépendants, comme nous le sommes devenus : les maux du changement climatique, du sixième effondrement de la biodiversité, de notre capacité à assurer la sécurité alimentaire quand il faudra nourrir 10 milliards d'habitants, et tous les risques connexes.
Nous affrontons ces maux avec des mots qui paraissent faibles, mais que le pouvoir exécutif, y compris au sommet de l'État, énonce parfois avec beaucoup de talent. Cependant, c'est sur nos actes que les générations futures nous jugeront.
Notre mandat, à l'instar de ceux qui l'ont précédé, sera jugé sur des actions de trois ordres.
En premier lieu vient la définition du budget consacré à la protection de la planète. Tel était l'objet de la proposition de loi portant création d'une prime pour le climat et de lutte contre la précarité énergétique défendue par Boris Vallaud et Jean-Louis Bricout ; à notre sens, les budgets alloués à ce domaine ne sont pas à la hauteur des enjeux.
Deuxièmement, les politiques publiques seront évaluées selon leur cohérence. Je ne fais que reprendre les conclusions du Haut Conseil pour le climat, qui dans ses premières recommandations, avant même de réclamer des augmentations budgétaires ou des réorientations de politiques publiques, appelle à veiller à leur cohérence. Or celle-ci fait terriblement défaut.
Enfin, restera à notre crédit – je nous considère ici collectivement – l'élaboration d'un droit nouveau, capable de relever les défis de notre temps.
La proposition de loi dont nous débattons aujourd'hui, brillamment défendue par Christophe Bouillon, procède de cette intention. Si nous l'adoptons, elle s'inscrira dans la lignée des grandes lois qui ont marqué l'histoire. En lisant le texte sur l'écocide et son exposé des motifs, je me suis dit que nous étions à la hauteur de l'abolition de l'esclavage en 1848, de la levée d'impunité concernant la responsabilité dans la survenue des accidents du travail en 1898 et de l'abolition de la peine de mort en 1981. Ces grands textes, au-delà de leur effectivité, sont de ceux qui fondent une civilisation.
Cette proposition de loi est à la hauteur des enjeux actuels, et je remercie notre collègue de nous avoir convaincus de l'inscrire à l'ordre du jour de cette niche parlementaire.
J'espère, madame la ministre, apporter de nouveaux arguments ; et pour cela, je voudrais dire que cette proposition de loi nous oblige à deux égards.
D'abord, le combat contre l'écocide est un humanisme. Nous ne souscrivons pas à une philosophie panthéiste ; il ne s'agit pas tant de protéger la planète ou la nature que d'affirmer que la protection de l'environnement, telle qu'elle est définie dans ce texte, procède d'une protection de l'espèce humaine. Il n'y a pas de confusion possible avec un génocide – il est utile de lever toute ambiguïté à ce sujet.
Cet humanisme est affermi par des principes issus de l'épidémiologie, qui prospèrent désormais à l'échelle internationale. Il s'agit de penser la santé dans son unicité : il n'est pas de santé humaine possible hors de la santé du monde animal et végétal. Notre relation à la nature nous rend interdépendants ; la protéger revient à donner la capabilité – selon le concept d'Amartya Sen – à l'homme d'accomplir son destin, celui de parvenir à une égale dignité humaine.
Ce texte fait écho à une proposition formulée à l'été 2018, alors que nous débattions d'une éventuelle réforme de la Constitution. Sous l'autorité de cinquante intellectuels et forts de soutiens venus de tous les bancs, nous avions déposé des amendements visant à inscrire le bien commun dans la Constitution.
Madame la ministre, vous savez l'estime et le respect que nous avons pour vous, mais je dois vous dire que nous avons été marris que vous rejetiez nos amendements d'un « défavorable » humiliant, eu égard aux cinquante signatures associées à notre proposition. Les premières étaient celles de Mireille Delmas-Marty et d'Antoine Lyon-Caen, réunis pour défendre ce principe d'un bien commun susceptible d'équilibrer la toute-puissance, dans notre Constitution, du droit de propriété et de la liberté d'entreprise, afin de faire face à ces menaces. Je citerai ainsi l'accaparement des terres, que l'ONU et la FAO – Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture – dénoncent comme étant une cause de misère et de violence dans le monde plus puissante que les guerres.
Si nous ne nous dotons pas d'instruments nouveaux, telles cette réforme de la Constitution ou cette proposition de loi sur l'écocide, nous serons impuissants à réduire les souffrances engendrées par des compartiments de droit non renseignés, des angles morts du droit national et international.
J'ai évoqué le rapport que l'homme entretient à la nature et souligné que notre combat représentait avant tout un humanisme, pour les socialistes comme, je le crois, pour tous les républicains ici rassemblés. Je voudrais ajouter qu'il s'agit aussi de notre rapport au monde et à la tradition universelle héritée des Lumières, dans notre civilisation et dans notre droit.
Cette tradition affirme le caractère universel de notre souveraineté, par la dimension universelle de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Je ne conçois pas de guider une visite de l'Assemblée sans commenter la « Sphère des droits de l'homme » : elle représente une planète sans frontières – ce que nous disons pour nous, nous le disons aussi pour d'autres.
Mireille Delmas-Marty a merveilleusement bien développé cette idée en évoquant le principe d'une souveraineté solidaire dans la construction du droit contemporain.