Initialement fixée au 10 novembre prochain, l'échéance de la période transitoire a été ramenée au 30 octobre par la commission. Qu'en sera-t-il si le virus circule toujours en France ou en Europe à la fin du mois d'octobre ? Si le maintien de l'état d'exception se justifie pendant près de quatre mois, comment ne pas imaginer que sa prolongation s'imposera bien au-delà du 30 octobre ?
On aurait pu imaginer un texte répondant réellement à l'exposé des motifs. Le virus circule toujours et chacun ici sait, de manière responsable, combien il est nécessaire de renforcer notre vigilance, notamment en mobilisant les moyens permettant d'observer la circulation du virus et de surveiller le taux de contamination, ainsi qu'en veillant à ce que nous disposions de tout ce qui nous a fait défaut au printemps dernier : masques, respirateurs, tests, lits de réanimation en quantité suffisante. Or on ne trouve rien de tout cela dans votre projet de loi. Les pouvoirs exorbitants conservés par l'exécutif ciblent directement les libertés publiques – comme si leur restriction allait permettre d'améliorer notre vigilance !
De ce point de vue, votre texte ne fait pas seulement preuve d'incohérence ; il donne le sentiment – ce qui est plus grave – que la puissance publique garde sous la main des pouvoirs hors du commun, au détriment des Français, auxquels on ne restitue pas en totalité les libertés qu'on leur a enlevées. Ainsi, jusqu'au 30 octobre 2020, le Premier ministre pourra, par décret et sans l'approbation du Parlement, interdire la circulation des personnes et des véhicules, réglementer les conditions d'usage des transports, ordonner la fermeture provisoire des établissements recevant du public, interdire les rassemblements sur la voie publique ainsi que les réunions de toute nature.
Pourquoi créer ce nouveau régime juridique, alors même que le code de la santé offre la possibilité de recourir à des pouvoirs très larges en cas de circonstances sanitaires exceptionnelles ? Madame la rapporteure, vous avez indiqué à plusieurs reprises que le texte ne créait pas un nouveau régime dérogatoire au droit commun, sans toutefois faire la démonstration de ce que vous avanciez. Dans son article L. 3131-1, le code de la santé confère en effet au ministre des solidarités et de la santé le pouvoir de prendre « toute mesure » nécessaire, non seulement pour répondre à une menace sanitaire, mais aussi « après la fin de l'état d'urgence sanitaire [… ], afin d'assurer la disparation durable de la situation de crise sanitaire ». À l'issue de nos débats en commission, j'ai relu cet article à plusieurs reprises. Aucun doute ne subsiste : dans ce cadre, le ministre peut prendre toute mesure « proportionnée aux risques courus et appropriée aux circonstances ». Pourquoi ne pas s'en contenter ? Pourquoi le droit commun ne vous satisfait-il pas ?
Parmi les mesures prorogées par le présent texte, on trouve celles qui sont relatives au droit de se rassembler et de manifester. Curieuse décision que de conserver les restrictions en la matière : on ne perçoit pas vraiment en quoi elles permettent de renforcer notre vigilance ! Il s'agit là d'un droit fondamental, à la garantie duquel chacun est très sensible.
Alors que les Français aspirent à retrouver toute leur liberté, après avoir vécu une période de privation sans précédent, voilà qu'on la leur restitue par petits bouts ! Voilà qu'on leur dit qu'il faudra attendre encore un peu pour retrouver leurs libertés perdues !
Monsieur le ministre, vous savez comme moi que notre démocratie est malade, que la parole citoyenne souffre du peu de place qu'on lui accorde, et que les processus décisionnels de l'action publique sont toujours plus contestés. Dans ces conditions, la liberté de se rassembler pour manifester son opinion est plus que jamais une liberté fondamentale de notre démocratie. La suspendre, même provisoirement, suppose d'avoir des raisons impérieuses de le faire. Or, dans le cas d'espèce, ces raisons nous échappent. Dès lors, beaucoup verront dans l'état d'urgence sanitaire un simple prétexte pour limiter les libertés à des fins qui intriguent. Alors même que la France a besoin d'apaisement, de concorde, de confiance, de liberté retrouvée et de droits nouveaux, vous lui infligez des mesures malvenues et guère justifiées !
Comment la vie démocratique peut-elle reprendre son rythme, l'ordre du jour du Parlement s'étoffer et les annonces du Président se multiplier si, dans le même temps, la vox populi se trouve menacée de censure ? La vie démocratique ne saurait reprendre ses droits par petites étapes bancales ! Le Conseil d'État lui-même a rétabli la liberté de manifester, nonobstant l'état d'urgence sanitaire. Sur ce point, votre texte s'apparente à une provocation à son endroit.
Monsieur le ministre, le déconfinement des libertés publiques ne peut pas être remis à plus tard. Si des circonstances particulières, notamment une seconde vague épidémique, devaient survenir, vous pourriez à tout moment rétablir l'état d'urgence sanitaire par un simple décret pris en Conseil des ministres. Les Français, qui ont fait la preuve de leur civisme, comprendraient bien mieux que vous adoptiez une telle démarche, plutôt que présenter ce projet de loi, suspendu au-dessus de leurs têtes et disproportionné sans raison valable.
Le Président de la République nous a invités à tirer toutes les leçons de la crise. Permettez-moi d'en retenir trois, parmi tant d'autres. Premièrement, lorsqu'un péril menace la nation, nos compatriotes savent faire corps, dans un esprit de responsabilité et de solidarité. Deuxièmement, la démocratie a besoin d'air. Alors même qu'il lui faut d'urgence un respirateur, vous maintenez une sorte de pression risquant à tout moment de susciter les débordements que vous prétendez chercher à contenir. Troisièmement, l'engagement des Français pour certaines causes est viscéral, culturel, intouchable. Rien ne les empêchera de braver des mesures bridant leur liberté. De ce point de vue, si des manifestations doivent avoir lieu, elles auront lieu. Votre gouvernance par l'exception rencontrera alors ses limites.
Pour toutes ces raisons, il nous semble urgent de sortir de l'urgence. Un régime d'exception étouffe toujours la démocratie, et porte en lui la menace de devenir la règle. Ce texte n'est qu'une nouvelle illustration du « en même temps » : d'un côté, le Président de la République affirme que la vie reprend ses droits et que les jours heureux sont à venir ; de l'autre, le Premier Ministre ajoute : « Oui, mais pas tout de suite quand même ! »
De cette façon d'agir, les Françaises et les Français ne sont plus dupes. Ils aspirent à un rétablissement plein et entier du droit commun. Nous le leur devons. Si la prudence est une vertu, elle n'autorise pas tout, et certainement pas un numéro de bonneteau consistant à faire croire à la fin de l'état d'urgence sanitaire alors même qu'on en conserve l'essentiel.
Pour cette raison, et pour toutes celles que je viens d'exposer, je vous demande, mes chers collègues, de bien vouloir rejeter le texte.