Nous voilà réunis de nouveau pour examiner ce texte qui vise à proroger les effets, d'une part, des mesures de police administrative prévues aux articles 1 à 4 de la loi dite « SILT » du 30 octobre 2017, et, d'autre part, l'usage de la technique de renseignement dite « algorithmique » prévue par la loi du 24 juillet 2015.
Évidemment, le contexte de cette nouvelle lecture est très particulier, juste après les attentats odieux dont ont été victimes Samuel Paty à Conflans-Sainte-Honorine puis Vincent Loquès, Simone Barreto Silva et Nadine Devillers à Nice. Comment ne pas avoir une pensée émue pour eux, leurs familles et leurs proches. Et n'oublions pas l'attaque de Vienne, qui prouve, s'il en était besoin, que la lutte antiterroriste n'est pas uniquement française mais bien internationale, au moins européenne.
Le présent projet de loi soulève la question de la valeur de notre arsenal juridique et de notre capacité à lutter contre le terrorisme, quelles qu'en soient les formes – celles-ci étant manifestement en train d'évoluer. À ce stade, le Gouvernement écarte un retour à l'état d'urgence. Le ministre de l'intérieur, Gérald Darmanin, nous l'a dit à plusieurs reprises, expliquant très clairement que la menace est forte – vous l'avez aussi souligné, madame la ministre déléguée – mais qu'elle reste diffuse et que rien ne justifierait par conséquent un état d'urgence. Nous devons donc continuer d'agir dans le cadre du droit commun, celui-ci étant complété, à titre provisoire, par les deux textes dont nous envisageons la prorogation.
La vraie question est la suivante : ces dispositifs sont-ils suffisamment solides pour répondre aux enjeux actuels et nous permettre d'attendre le débat parlementaire de fond nécessaire pour les améliorer ?
S'agissant de la loi SILT, la réponse est sans aucun doute positive. Au plan opérationnel, les mesures fonctionnent, manifestement. Il serait de superfétatoire de reprendre les chiffres que vous avez donnés, madame la ministre déléguée, sur les fermetures de lieux de culte, les visites domiciliaires et les périmètres de sécurité. Les mesures fonctionnent également du point de vue des textes : le ministre de l'intérieur a indiqué, lors de son audition devant la commission des lois, que le cadre juridique de la police administrative suffisait pour attendre une loi plus approfondie l'année prochaine.
Il faut aussi rappeler, comme vous l'avez fait, madame la ministre déléguée, que ces mesures font l'objet d'un contrôle parlementaire rigoureux, renforcé sur la base de l'article 5 de la loi SILT. Sur ce point, je me réfère au rapport annuel d'application de nos collègues Yaël Braun-Pivet, présidente de la commission des lois, Raphaël Gauvain et Éric Ciotti. Ils soulignent régulièrement, lors des réunions de la commission, la qualité et l'efficacité du travail mené par les services de police, ainsi que leur usage parcimonieux et raisonné – les deux adjectifs sont importants – des outils à leur disposition.
Il est clair, en revanche, que nous devons lutter, au-delà des opérations de police, contre l'islam politique, qui combat la République, et organise et arme idéologiquement les auteurs d'attentats. C'est l'objet du projet de loi qui, je crois, sera présenté au conseil des ministres le 9 décembre prochain.
En conséquence, à ce stade, contrairement à la position du Sénat qui visait à pérenniser immédiatement la loi sous réserve de quelques adaptations mineures, nous vous proposons de revenir au texte que nous avions voté en première lecture en prolongeant l'application des mesures de la loi SILT jusqu'au 31 juillet 2021. C'est sans aucun doute une date ambitieuse sur le plan des délais, d'autant plus dans le contexte actuel de pandémie de covid-19, qui bouscule tous nos agendas, mais elle est impérative. Elle doit nous permettre de mener entre nous un vrai débat de fond et sans doute d'améliorer le texte avant d'intégrer définitivement dans notre droit commun des dispositions de cette importance.
Concernant les techniques de renseignement, plus particulièrement les trois techniques dites « algorithmiques » auxquelles Mme la ministre déléguée a fait référence – il s'agit d'une recherche automatisée en temps réel sur des données de téléphones ou de fournisseurs d'accès – , la réponse est identique, même si la temporalité sera différente. L'amélioration du contrôle des échanges de données est, surtout depuis les vagues d'attentats de 2015, un enjeu majeur, d'abord pour remonter les pistes judiciaires – l'exemple du Bataclan est significatif, puisque la saisie d'un téléphone a permis de remonter un certain nombre de pistes – , mais aussi pour détecter des signaux plus ou moins puissants ou plus ou moins faibles de radicalisation, et surtout pour intervenir avant les passages à l'acte, ce qui est absolument fondamental.
Cette lutte passe, bien sûr, par une mobilisation constante des enquêteurs, qui doivent être en nombre suffisant, Mme la ministre déléguée l'a rappelé. Le Premier ministre a tout récemment annoncé le renforcement de PHAROS – la plateforme d'harmonisation, d'analyse, de recoupement et d'orientation des signalements.
Elle passe également par une augmentation des capacités d'accès aux données de contact et de contenu ; en ce domaine, nous pouvons nous appuyer sur le rapport d'information « Sécurité nationale et libertés : le cadre juridique du renseignement, aujourd'hui et demain », récemment présenté par Guillaume Larrivé, président de la mission d'information, et nos deux collègues Loïc Kervran et Jean-Michel Mis, rapporteurs.
Il nous faut aussi veiller à l'adaptation de nos systèmes de renseignement ; la contribution de Laurent Nunez, patron de la coordination nationale du renseignement et de la lutte contre le terrorisme, sera déterminante en la matière.
Mais la lutte contre le terrorisme, y compris par l'application de ces méthodes, est rendue particulièrement difficile par plusieurs éléments : l'augmentation de la volumétrie des échanges et des canaux ; le problème du cryptage des messageries, qui sont toujours aussi complexes à « casser », comme on dit ; la dépendance aux réponses des réquisitions adressées aux multiples opérateurs ; enfin, la difficulté de tracer des individus inconnus et non fichés – l'exemple de Nice en est malheureusement l'expression.
Dans ce contexte, comme vous l'avez également dit, madame la ministre déléguée, les arrêts de la Cour de justice de l'Union européenne du 6 octobre, dans l'affaire Privacy International d'une part, et dans les affaires jointes La Quadrature du Net et French Data Network d'autre part, ne sont pas, il faut le reconnaître, sans nous poser une certaine difficulté, en tout cas une difficulté d'analyse. La Cour a en effet jugé que « le droit de l'Union s'oppose à une réglementation nationale imposant à un fournisseur de services de communications électroniques, à des fins de lutte contre les infractions en général ou de sauvegarde de la sécurité nationale, la transmission ou la conservation généralisée et indifférenciée de données relatives au trafic et à la localisation ». Ce point majeur peut nous poser des difficultés, y compris s'agissant de la manière dont le renseignement français sera susceptible d'évoluer dans le futur.
La Cour admet toutefois, et c'est heureux, que « dans des situations dans lesquelles un État membre fait face à une menace grave pour la sécurité nationale qui s'avère réelle et actuelle ou prévisible, celui-ci peut déroger à l'obligation d'assurer la confidentialité des données afférentes aux communications électroniques en imposant, par des mesures législatives, une conservation généralisée et indifférenciée de ces données pour une durée temporellement limitée au strict nécessaire ». C'est bien le cadre dans lequel nous nous trouvons. Elle ajoute : « Une telle ingérence dans les droits fondamentaux doit être assortie de garanties effectives et contrôlées par un juge ou une autorité administrative indépendante. » Nous sommes parfaitement en capacité de répondre à cette exigence légitime de la Cour de justice de l'Union européenne.
Chacun comprendra que ces arrêts devront faire l'objet d'une analyse approfondie avant nos débats, y compris concernant la manière dont le Conseil d'État les interprétera dans les mois à venir, puisqu'ils font suite à des questions prioritaires de constitutionnalité et doivent donc être repris dans notre ordre juridique interne.
S'y ajoute le fait que nous avons encore à nous pencher sur l'amélioration de notre dispositif afin que la technique ne porte pas que sur des individus déjà identifiés – je n'y reviens pas – et qu'elle permette non seulement de savoir qui a communiqué avec qui, ce qui s'avère singulièrement insuffisant dans les conditions actuelles, mais aussi d'accéder au contenu des conversations.
Ces points posent évidemment de nombreuses questions, y compris sur le plan du respect des libertés individuelles, et ne peuvent être tranchés rapidement ou dans des délais trop restreints. C'est la raison pour laquelle le Sénat a prolongé les mesures de la loi de 2015 relative au renseignement jusqu'à la fin de l'année 2021 et que je vous propose de suivre cette position de sagesse.