La réunion

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La séance est ouverte à quatorze heures quarante-cinq.

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Mes chers collègues, nous recevons M. Hakim El Karoui, ancien associé au cabinet Roland Berger, et M. Romain Lucazeau, actuellement principal au sein de ce même cabinet.

Messieurs, votre audition nous est apparue pleinement justifiée après qu'Arnaud Montebourg a fait état, lorsque nous l'avons auditionné, du travail d'analyse qu'il avait demandé à votre cabinet sur l'avenir d'Alstom, à l'époque où il était ministre du Redressement productif. Baptisé « Projet ALMA », votre rapport lui a été remis le 19 février 2014 et il exposait les différentes solutions qui s'offraient à Alstom.

Nous aimerions que vous nous rappeliez les conditions et la date exacte de cette commande puisque vous avez remis votre rapport peu de temps avant que l'agence de presse Bloomberg n'annonce dans une dépêche que Patrick Kron avait décidé de s'entendre avec General Electric (GE). Quelles informations aviez-vous eues ? Il est évident que les projets étaient déjà dans l'air. Arnaud Montebourg nous a parlé des rencontres qu'il avait eues, notamment avec M. Patrick Kron et Mme Clara Gaymard, un peu en amont de cette annonce et de la commande qu'il vous avait passée. Vous nous préciserez si le commanditaire, au-delà du ministre, était formellement l'Agence des participations de l'État (APE), la direction générale du Trésor (DGT) ou la direction générale des entreprises (DGE).

Avec qui et comment avez-vous travaillé pour effectuer cette analyse ? Avez-vous pu travailler avec le management d'Alstom ou d'autres interlocuteurs tels que les banques conseil du groupe ? Il me semble, monsieur El Karoui, que vous êtes un ancien collaborateur de Rothschild, la banque retenue par Alstom pour la cession de sa branche énergie.

Saviez-vous qu'une autre étude avait été réalisée par le cabinet A.T. Kearney sur le même sujet, un an et demi auparavant, à la fin de l'année 2012 ? Cette étude vous avait-elle été remise ? Arnaud Montebourg nous a affirmé que, pour sa part, il n'en avait pas eu connaissance, ce qui ne favorise pas notre compréhension du fonctionnement des services de Bercy.

Sans en faire un commentaire ligne à ligne, vous nous résumerez votre analyse de l'époque. Votre conclusion était plus ouverte et moins alarmiste que celle d'A.T. Kearney, même si vous signaliez qu'à brève échéance, Alstom serait obligé de revoir ses jeux d'alliance dans les domaines de l'énergie et du transport.

Avant de vous donner la parole, conformément aux dispositions de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958, je dois vous demander de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Hakim El Karoui et M. Romain Lucazeau prêtent successivement serment.)

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Hakim El Karoui, ancien associé au cabinet Roland Berger

Monsieur le président, je vais essayer de répondre à vos questions dans l'ordre chronologique.

Formellement, notre client était la DGCIS, que l'on appelle désormais la direction générale des entreprises (DGE). Nous avions répondu à un appel d'offres restreint, procédure utilisée par cette administration quand elle ne veut pas faire savoir à tout le marché que l'État s'intéresse à tel ou tel sujet très confidentiel. En l'occurrence, le sujet était vraiment très confidentiel. Quand il y a eu une fuite, Patrick Kron est devenu vert de colère : à un moment où la situation d'Alstom n'était pas extraordinairement bonne, le fait que l'État s'intéresse aux perspectives stratégiques du groupe était un signal envoyé au marché. Or il ne fallait pas envoyer de signal au marché.

Je n'ai pas le texte de l'appel d'offres mais je peux vous dire que l'on ne nous avait pas demandé d'envisager toutes les options stratégiques possibles pour Alstom. La consigne était de s'intéresser à la manière de renforcer le groupe. À dessein, nous n'avons donc pas étudié l'idée de vendre tout ou partie d'Alstom. Nous avons cherché des sources de capitaux et l'une des options envisagées consistait à ouvrir le capital des filiales. Dans la partie des activités du transport, un processus de ce type était d'ailleurs en cours avec une entreprise russe. Considérant que la Russie était un marché d'avenir dans ce domaine, Alstom avait noué un partenariat avec une entreprise russe. En quelque sorte, nous avions pour mission de répondre à deux questions : dans quel état est Alstom et que faut-il faire pour renforcer le groupe ?

Pour votre information, j'indique que nous avions déjà travaillé avec la DGCIS sur le groupe PSA, en 2012, dans les mêmes conditions. C'était peu après l'arrivée de Monsieur Montebourg au Gouvernement. Au mois de juin, il avait découvert la fermeture de l'usine d'Aulnay et, très vite, il avait décidé de trouver une autre solution. Il nous avait alors demandé de faire une analyse stratégique : regarder la situation de l'entreprise, questionner en profondeur l'alliance avec General Motors, étudier toutes les autres alliances possibles et imaginables avec des constructeurs européens, américains et du monde émergent. Évidemment, il n'avait pas été question de s'interroger sur la vente de PSA. L'étude sur Alstom avait donc un périmètre à peu près identique à celle sur PSA. Il fallait trouver les moyens de renforcer le groupe Alstom sans le diluer dans une autre entité ni le couper en deux.

Avec qui avons-nous travaillé ? Compte tenu de la sensibilité du sujet pour Alstom et de la qualité des relations entre l'État et Patrick Kron, nous n'avons pas travaillé avec le management. Nous avons travaillé avec les clients et les prestataires ; nous avons utilisé des bases de données payantes ; nous nous sommes aussi appuyés sur l'expertise du cabinet qui compte des spécialistes dans nombre de métiers différents. Notre travail a donc été fondé sur notre expérience et sur des entretiens effectués avec des clients ou des partenaires d'Alstom, mais nous n'avons pas eu de contacts avec la direction du groupe.

Nous connaissions l'existence de l'étude du cabinet A.T. Kearney qui avait eu à répondre à une question un peu différente. Notre client ne nous avait pas donné cette étude pour une raison simple : il voulait avoir un regard neuf, non biaisé, sur le sujet. Nous l'avons eue après la remise de nos travaux.

Voilà les réponses que je peux apporter à vos trois questions de contexte.

J'en viens au fond. Vous avez eu notre étude qui a suscité beaucoup d'agitation, notamment dans les médias, parce que tout le monde voulait connaître les informations dont disposait l'État. Nous ne l'avons évidemment jamais donnée aux médias, et, côté gouvernement, M. Montebourg ne l'a pas transmise non plus. Petite précision chronologique : nous avons commencé le travail fin novembredébut décembre. Nous avons réalisé cette étude dans un contexte assez précis. Le ministre du Redressement productif – qui voyait très régulièrement M. Kron, notamment pour des questions de soutien à l'exportation – s'inquiétait de la situation d'Alstom.

Notre travail, qui a duré environ deux mois, s'est terminé par un entretien avec Monsieur Kron. Nous lui avons exposé nos conclusions, sans la présence de membre de la DGCIS ou de représentant de l'État, histoire d'avoir un regard informé et probablement contradictoire. La réunion s'est relativement bien passée, ce n'est que plus tard qu'il nous a traités de « stagiaires d'HEC », au moment où l'existence de notre étude a été dévoilée dans la presse. Comme je n'ai pas fait HEC, je ne me sens pas concerné. (Sourires.) D'ailleurs, Romain Lucazeau n'a pas fait HEC non plus !

Sur le fond, nous avions conclu que l'entreprise était dans une situation qui n'était pas bonne, que son activité et surtout sa situation financière se dégradaient. Dans ces grandes entreprises industrielles, de véritables paquebots dont les carnets de commandes se remplissent pour des années, le sujet important c'est la situation financière et non pas le chiffre d'affaires. L'entreprise était présente dans quatre grands métiers : l'énergie thermique, l'énergie renouvelable, le transport et la distribution d'électricité. Elle n'avait pas le même positionnement concurrentiel sur tous ses marchés qui, en outre, évoluaient selon des cycles différents. Quoi qu'il en soit, il apparaissait très clairement qu'Alstom rencontrait des difficultés financières qui allaient s'accroître, comme le montraient ses flux de trésorerie négatifs.

Les flux de trésorerie permettent de financer l'activité et la R&D qui est aussi vitale que coûteuse : une grande turbine coûte un milliard d'euros. Ces difficultés s'expliquaient par des enjeux de marché sur lesquels je vais revenir. Elles s'expliquaient probablement aussi par des retards pris dans l'exécution des contrats, ce que le management avait un peu de mal reconnaître. En gros, l'entreprise s'engageait à fournir et à installer du matériel en dix-huit ou vingt-quatre mois et, dans les faits, la livraison prenait plutôt vingt, vingt-deux, vingt-six ou même trente mois. Ces décalages d'activité n'étaient pas compensés sur le plan financier. À cela s'ajoutait un mélange de problèmes de coûts et de compétitivité sur certains segments. Les coûts d'Alstom étaient relativement élevés sur ses sites de production européens et particulièrement français, notamment dans le domaine du transport.

En entrant dans le détail, on pouvait observer que la situation était assez différente d'un métier à l'autre. La croissance des marchés était assez forte sur la partie « Grid », la haute tension continue, les réseaux intelligents – où la valeur ajoutée est plus élevée –, l'éolien offshore, les métros, les tramways et évidemment la signalisation qui est la pépite du secteur transport. Le problème est qu'Alstom n'était pas forcément très bien positionné sur ces marchés.

Sur d'autres marchés aux volumes très importants, comme celui des turbines pour centrales à charbon, l'entreprise n'était plus très bonne. Vue de France et d'Europe, cette technologie pouvait apparaître dépassée, mais elle occupait encore à l'époque une place majeure en Chine et en Inde.

Le groupe Alstom était pour ainsi dire sorti du marché des turbines à gaz puisqu'il arrivait bon dernier dans le classement des quatre acteurs. Il était très en retard, voire quasiment absent de l'éolien. Il était très loin d'ABB et de Siemens pour le « Grid ». Il arrivait en troisième ou quatrième position, suivant les sujets, pour le matériel roulant. Rappelons qu'à l'époque, les deux groupes chinois présents sur le marché du matériel roulant réalisaient un chiffre d'affaires deux ou trois fois plus élevé que celui du premier groupe occidental. Dans le domaine de la signalisation, le groupe Alstom n'était pas mauvais mais il restait derrière Siemens et Thales.

Ces constats racontent une histoire très simple que les évolutions ultérieures ont rendue encore plus claire. Pour les équipementiers des secteurs de l'énergie et du transport, les grands marchés de fournitures ne sont plus en Europe ni aux États-Unis. Ces marchés sont en Chine et en Inde. Les Chinois et les Indiens ont ouvert leur marché à la concurrence, les premiers ayant toujours une meilleure vision stratégique. Tous les groupes occidentaux sont allés sur ces marchés, y compris Alstom qui a fabriqué une usine d'équipements hydrauliques en Chine. Des groupes chinois sont apparus assez rapidement. Même si la direction le nie, il y a eu alors des transferts de technologie, ne serait-ce que par la copie. Chaque acteur occidental a obtenu en fait une part assez réduite de ces énormes marchés. Plus les Occidentaux intervenaient, plus les Chinois montaient en compétence, grâce à l'expérience et à la copie des technologies. Finalement, le marché s'est fermé, un domaine après l'autre. Les capacités installées par ces entreprises ont cessé de croître.

Le modèle économique est très simple, c'est celui de Gillette : on vend la turbine peu cher, mais on vend la maintenance très cher. En gros, l'équipementier réalisait une marge de 5 % sur la turbine et de 20 % sur la maintenance. Tous les mouvements stratégiques des groupes occidentaux ont été motivés par la volonté d'acquérir des bases installées. General Electric (GE) voulait, lui aussi, acheter des bases installées dans l'énergie. Dans les transports, compte tenu des capacités de production, il n'y avait de la place que pour deux acteurs en Europe alors qu'ils étaient trois.

Dans ce contexte d'après-crise de 2008, plusieurs phénomènes se sont conjugués. Le marché global était plutôt en attrition. Le marché local de ces grandes entreprises occidentales, d'où elles avaient tiré leur force, affichait une croissance très faible, voire négative. Tous ces groupes étaient donc à la recherche d'activités à marges élevées, mais ils se sont trouvés confrontés à de nouveaux venus dans les services, qui étaient précisément en train de faire baisser les prix. Alstom avait ainsi acheté une entreprise de Floride qui travaillait sur la base installée de GE et en faisait baisser les coûts de maintenance.

Pour le groupe Alstom, les difficultés étaient donc structurelles. Il en rencontrait d'ailleurs une autre, d'ordre capitalistique. Alors que ces entreprises consomment beaucoup de capital, le groupe Alstom avait un problème d'actionnaire de référence. Entré sur des perspectives de synergies industrielles liées à un rapprochement avec Areva, qui n'a pas eu lieu, le groupe Bouygues est resté mais il n'est jamais monté au capital. Sa stratégie consistait alors à essayer de limiter les besoins en capitaux de l'entreprise ce qui, de son point de vue, s'expliquait très bien. Du coup, la dynamique de créativité capitalistique de l'entreprise était légèrement grevée. Le groupe Alstom avait les moyens de financer ses projets mais il manquait d'argent frais pour investir et acheter.

En tenant compte de ces contraintes, nous avions étudié les moyens de renforcer Alstom. Nous avions imaginé des scénarios où les filiales faisaient des acquisitions et levaient des fonds plutôt que le groupe lui-même. Nous avions laissé de côté Siemens et GE, même si nous avions tout de même établi un modèle pour calculer les conséquences de tels rapprochements, notamment en termes de pertes d'emplois. Nous avions écarté ces possibilités de nos recommandations, dans la mesure où les groupes Siemens et GE étaient beaucoup plus gros qu'Alstom. Un rapprochement de ce type aurait entraîné la vente d'Alstom, ce qui ne correspondait pas à la commande que nous avions reçue.

Dans le domaine des turbines, nous avions envisagé l'acquisition de MAN qui fabriquait des turbines diesel, et nous nous étions aussi intéressés aux turbines de Rolls-Royce. Dans l'éolien offshore – un très mauvais business, complètement subventionné en France –, nous avions regardé Areva et Gamesa qui souffraient d'à peu près les mêmes difficultés. Dans le domaine du « Grid », il y avait des possibilités de coopération. Dans les transports, il existait un partenariat avec le russe Transmashholding (TMH). Sinon, il y avait de plus petits acteurs polonais ou espagnols. Nous avions évoqué Thales pour la signalisation, étant donné l'existence d'une situation cocasse, voire grotesque, comme l'industrie française sait en construire : deux acteurs français, dont l'État est actionnaire, se font concurrence au lieu de fusionner ou de créer une société conjointe détenue à parts égales. Nous nous étions arrêtés là.

Nous avons achevé nos travaux le 15 février. Je pense que le jour où nous avons remis notre rapport, Patrick Kron prenait un petit-déjeuner avec Jeff Immelt au Bristol. Tout cela n'était pas complètement fortuit mais, en tout cas, nous n'en savions rien. Au mois d'avril, au moment où l'existence de notre rapport a été divulguée par Bloomberg, le sujet est reparti. Au cours de cette étape, je n'ai jamais parlé avec la banque conseil d'Alstom, qui est traditionnellement Rothschild. En fait, Rothschild travaille avec Martin Bouygues sur tous les sujets qui le concernent : les télécoms, le BTP, ses participations financières ou industrielles.

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La fragilité d'Alstom réside dans sa trésorerie très faible, voire négative. Au moment où vous avez réalisé votre étude, étiez-vous au courant de la procédure engagée par le gouvernement américain ?

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Hakim El Karoui, ancien associé au cabinet Roland Berger

Nous l'avons appris.

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Rétrospectivement, cette amende de 722 millions d'euros vous paraît-elle être un élément de nature à la modifier significativement la situation de l'entreprise ?

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Hakim El Karoui, ancien associé au cabinet Roland Berger

Je connais la thèse de Jean-Michel Quatrepoint qui a fait un livre sur ce sujet. Très sincèrement, je pense que le problème d'Alstom, et d'ailleurs des autres grands équipementiers occidentaux, est structurel. Ils ont construit des capacités pour des marchés en croissance. Dans ces métiers, le renouvellement technologique n'est pas très important. Une fois que l'Europe et les États-Unis ont été équipés, ils sont allés sur les marchés émergents où ils affrontent désormais la forte concurrence des groupes chinois.

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J'ai bien compris mais ma question est celle-ci : vous êtes patron d'Alstom en 2014, vous avez une trésorerie négative et vous prenez 722 millions d'euros d'amende, que faites-vous ? Quel choix avez-vous ?

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Hakim El Karoui, ancien associé au cabinet Roland Berger

Quand on est en difficulté vitale, on fait appel au marché, on fait une augmentation de capital. Souvenez-vous de l'affaire Kerviel pour la Société Générale. Les dirigeants de la banque ont fait, en vingt-quatre heures, une augmentation de capital de 5 ou 6 milliards d'euros. Ils étaient sûrs qu'elle serait souscrite, la seule difficulté concernait le prix.

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Vous pensez que l'actionnaire de référence aurait suivi ?

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Hakim El Karoui, ancien associé au cabinet Roland Berger

Si la vie de l'entreprise avait été en jeu, il aurait été obligé de suivre pour une raison très simple : dans le cas contraire, il aurait tout perdu. Ils auraient fait une petite augmentation de capital, à l'échelle d'Alstom qui valait 12 milliards d'euros. Ils auraient pu faire une augmentation de capital de 300 ou 400 millions d'euros et compléter avec un emprunt gagé sur cette opération. L'augmentation de capital aurait été faite à un niveau un peu inférieur au cours de bourse, pour intégrer la perte de valeur correspondant aux 722 millions d'euros d'amende.

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Quel était le niveau de la trésorerie en 2013 ?

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Hakim El Karoui, ancien associé au cabinet Roland Berger

Nous avions travaillé sur des documents publics, sur les rapports d'activité. Nous n'avions donc pas le chiffre à date et même pas le chiffre à fin 2013. Nous n'avions que le montant à fin 2012. Nous avions discuté avec les fournisseurs et les clients qui se rendaient compte que le groupe avait des difficultés. Les flux de trésorerie étaient négatifs, mais je ne crois pas que la trésorerie elle-même était négative.

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De mémoire, vous l'aviez évaluée autour de 1,5 milliard d'euros.

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Hakim El Karoui, ancien associé au cabinet Roland Berger

Nous avons eu des relations assez viriles avec le management d'Alstom pendant toute cette période. Ma position ici n'est certainement pas de la défendre. Je vous dis que ce nous pensons et ce que nous pensions.

Dans le pire des cas, ce problème d'amende pouvait se régler par un appel au marché, faisant apparaître une valeur décotée de l'entreprise. Pour tous les actionnaires, qu'ils soient de référence ou pas, c'est toujours mieux qu'une faillite. Franchement, je ne crois pas que, comme d'aucuns le prétendent, cette situation ait déclenché l'opération avec GE, une grande entreprise américaine, dans le but de trouver un accord avec la justice américaine. En revanche, l'amende – je ne sais pas à quel niveau elle était évaluée à l'époque – a pu jouer un rôle d'accélérateur dans la recherche de l'accord qui s'est fait d'une manière un peu surprenante.

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On dit que l'amende devait être d'un montant d'environ un milliard de dollars. GE a participé, aux côtés d'Alstom, aux dernières discussions avec le Department of Justice (DoJ), qui auraient permis de faire baisser l'amende à 772 millions de dollars. Si l'on ajoute les frais d'avocat, Alstom devait quand même sortir un petit milliard de dollars. Même sans adhérer à des thèses « complotistes », comme dirait notre rapporteur, on voit que le rapport entre le niveau de la trésorerie et le montant de l'amende était problématique. Cela dit, je comprends bien vos propos sur les difficultés structurelles de l'entreprise.

Il serait intéressant que vous nous racontiez votre entrevue avec Patrick Kron car, au-delà de l'anecdote, cet échange peut nous aider à comprendre la situation. Dans quel état d'esprit était-il ? Vous semblait-il déjà totalement fermé quand vous l'avez vu pour lui soumettre vos idées ? Il avait déjeuné avec M. Immelt quelques jours auparavant. A-t-il manifesté un semblant d'intérêt ou avez-vous senti que tout était déjà joué ?

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Hakim El Karoui, ancien associé au cabinet Roland Berger

Il se trouve que je n'ai pas participé à l'entrevue avec M. Patrick Kron car j'étais retenu à l'étranger. Ce sont mes collègues, les spécialistes des différentes activités d'Alstom, qui l'ont rencontré. Ils m'ont raconté qu'ils avaient déroulé les supports de présentation que vous avez, et que M. Kron avait commenté sans manifester de désaccord de fond ni sur le diagnostic ni sur les perspectives. En revanche, il trouvait totalement illégitime que nous ayons été chargés de travailler sur le sujet.

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Vous n'avez eu aucun contact avec le groupe Bouygues, l'actionnaire de référence ?

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Hakim El Karoui, ancien associé au cabinet Roland Berger

Non, en effet.

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Merci pour cet éclairage sur votre mission. Il faut dire que votre rapport a été énormément cité au cours de nos auditions…

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Hakim El Karoui, ancien associé au cabinet Roland Berger

Mais personne ne l'a lu !

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c'est donc l'occasion d'expliquer certaines choses. Pour commencer, sur la méthode : vous avez débuté vos travaux en novembre 2013, terminé votre étude le 15 février 2014 et remis votre rapport le 19 février 2014. Est-ce exact ? Nous éprouvons quelques difficultés à obtenir des informations, ne serait-ce que tout à fait basiques et factuelles sur le sujet.

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Hakim El Karoui, ancien associé au cabinet Roland Berger

C'est exact. J'ajoute que nous avons rencontré Patrick Kron début février.

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Le commanditaire officiel de l'étude est la DGCIS. La demande est-elle venue directement du cabinet ou de M. Montebourg ?

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Hakim El Karoui, ancien associé au cabinet Roland Berger

Il faut poser la question à M. Montebourg. Il est le commanditaire politique ; le cabinet du ministre n'a pas la capacité de contractualiser avec des cabinets de conseil.

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Qui étaient les principaux destinataires de votre rapport, le 19 février ?

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Hakim El Karoui, ancien associé au cabinet Roland Berger

Le client, qui était la DGCIS, le cabinet, forcément, et très probablement l'APE. Même s'il ne s'agissait pas d'une participation de l'État, l'État se trouvait connaître le sujet.

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M. Montebourg faisait-il partie du comité de pilotage ? Avez-vous eu des réunions régulières avec le cabinet ?

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Hakim El Karoui, ancien associé au cabinet Roland Berger

À coup sûr, nous avons fait une restitution finale auprès de M. Montebourg. Nous avons dû rencontrer le cabinet, qui était notre principal interlocuteur, pour un point de situation intermédiaire.

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Pour éviter toute spéculation, pouvez-vous nous dire qui étaient les conseillers en charge de cette question ?

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Hakim El Karoui, ancien associé au cabinet Roland Berger

Je me souviens que M. Gilles Rabin travaillait sur la partie du transport mais je ne me rappelle plus la composition exacte du cabinet de pilotage.

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J'imagine que les rencontres avec le cabinet de pilotage étaient fréquentes.

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Hakim El Karoui, ancien associé au cabinet Roland Berger

Cela a été rapide, puisque nous avons travaillé durant deux mois seulement. Après une réunion de lancement, nous nous sommes retrouvés, je crois, le 22 décembre, avant la dernière réunion de restitution.

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M. Montebourg a expliqué à plusieurs reprises que votre rapport disait qu'Alstom n'était pas en situation d'urgence et que le statu quo pouvait perdurer.

Pourtant, on lit dans votre rapport qu'« Alma pourrait se retrouver dans une position critique de liquidités d'ici à 2016, avec une forte volatilité liée aux prépaiements ». Pensez-vous que ce que l'on en dit à l'extérieur reflète le contenu de votre rapport ?

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Hakim El Karoui, ancien associé au cabinet Roland Berger

Ce que nous disons, le client l'interprète, en fonction de son appréciation.

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Pour le dire autrement, est-ce qu'Alstom pouvait continuer seule, « stand alone », sans qu'il soit urgent de trouver une solution ? C'est une idée qui ressort souvent lors de nos auditions. Alstom pouvait-elle continuer longtemps ainsi ?

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Hakim El Karoui, ancien associé au cabinet Roland Berger

Clairement, non.

Mais dire qu'Alstom ne pouvait pas rester « stand alone », ce n'est pas la même chose que de dire qu'Alstom ne pouvait pas faire bouger son capital. Ce que nous avons écrit, c'est qu'Alstom devait se renforcer pour atteindre une taille critique.

Il lui était possible de le faire filiale par filiale – une voie que nous avons explorée –, y compris en ouvrant le capital de ses filiales – ce qui allait être fait sur le transport. Avec l'argent ainsi levé, Alstom pouvait réinvestir pour se renforcer, filiale par filiale.

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Vous avez recommandé un certain nombre d'options stratégiques : achat de MAN Diesel ou de Rolls Royce ; partenariat avec Areva ou Gamesa ; consolidation dans le secteur du « Grid » ; développement d'une offre compétitive avec les pays émergents grâce à un rapprochement avec TMH ; rapprochement avec Thales ; consolidation avec Bombardier.

On ne trouve pas trace d'un rapprochement avec GE. Vous avez dit que ce n'était pas la commande que vous aviez eue. Vous a-t-on donné l'instruction de ne pas étudier cette option ?

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Hakim El Karoui, ancien associé au cabinet Roland Berger

Non, nous l'avons étudiée, et elle figure dans notre présentation. Nous l'avons écartée pour une raison simple : le brief précisait qu'Alstom devait rester française. Ce n'était pas le cas si Alstom fusionnait avec des entreprises dont le chiffre d'affaires était de 85 milliards pour Siemens, ou de 120 milliards pour GE.

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Certains disent que votre rapport était défavorable à une telle option. L'avez-vous vraiment étudiée ? L'avez-vous écartée parce qu'elle ne faisait pas sens d'un point de vue rationnel ou parce qu'on vous l'a demandé, au motif que ce n'était pas la commande et qu'Alstom devait rester française ?

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Hakim El Karoui, ancien associé au cabinet Roland Berger

La question que nous nous sommes posée est celle de l'intérêt social de l'entreprise Alstom. Pouvait-on considérer qu'il était dans l'intérêt d'Alstom de disparaître, dans le cas d'une vente à GE ou à Siemens ? C'est une appréciation politique.

Nous nous en sommes tenus à une analyse technique de la situation, savoir ce qui se passerait si l'on procédait à une vente de tout ou partie d'Alstom. Il faut savoir que Siemens et GE faisaient figure de géants face à Alstom, dont le chiffre d'affaires s'élevait alors à 20 milliards. C'est toute l'histoire de la Compagnie générale d'électricité, la CGE, qui était aussi grosse que ses alter ego en 1985 ; après qu'on l'a cassée, Siemens et GE sont devenus cinq à six fois plus gros qu'Alstom.

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Rétrospectivement, quel regard portez-vous sur l'option qui a été choisie ? Pensez-vous que c'était la bonne ou estimez-vous que l'on n'aurait pas dû même l'envisager ?

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Hakim El Karoui, ancien associé au cabinet Roland Berger

Il faut aborder la question de deux manières : comment le marché a-t-il évolué depuis ? Quelles étaient, a posteriori, les options alternatives ?

Le marché s'est effondré beaucoup plus rapidement que prévu. D'abord, il n'est pas reparti en Europe ; ensuite, les énergies renouvelables sont montées en puissance très rapidement, tandis que la filière charbon s'arrêtait d'un coup – ce qui explique les difficultés actuelles de la branche « Énergie » de GE. Le fait d'accéder à une base installée ou d'atteindre une taille critique n'a pas permis de compenser cette contraction très importante.

La situation est différente dans le domaine du transport, puisque le marché se porte bien, en Europe et dans le monde. Toutefois, des acteurs concurrentiels sont apparus – un fait nouveau que nous avions bien analysé. Les Chinois se sont installés sur les marchés émergents, avant d'arriver en Europe de l'Est. Ils seront demain en Europe de l'Ouest – ils ont équipé quatre villes américaines l'année dernière. Les acteurs ont fusionné, décuplant ainsi leur force de frappe financière. On sait comment ils procèdent : en plus de ne pas être chers, ils offrent des financements gratuits à trente ans – avec, au passage, des distorsions de concurrence absolues, contre lesquelles personne ne fait rien.

L'analyse ex post des marchés confirme le fait qu'Alstom avait besoin de se renforcer. Mais avec qui ? Aurait-on pu conserver la « francité » d'Alstom ? Nous avons participé, dans un deuxième temps, à l'équipe de conseil qui a été montée au moment du deal, lorsque GE est entré officiellement dans la danse. Nous nous y occupions des aspects stratégiques, aux côtés des banques Citigroup et La Compagnie financière du Lion et du cabinet d'avocats Cleary Gottlieb. Le but était de tester les options industrielles alternatives.

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Hakim El Karoui, ancien associé au cabinet Roland Berger

L'objectif stratégique de l'État était de trouver une offre industrielle crédible. Siemens a manifesté très rapidement son intérêt, en signant dans les vingt-quatre heures un document non engageant. Nous avons entamé alors un long travail avec le management, qui n'était pas vraiment acquis à l'idée d'une offre alternative, et avec l'État, par la voix de M. Montebourg, qui s'est donné du temps avec le décret ; nous avons consulté certain nombre d'interlocuteurs.

Ce sont les Français qui se sont montrés les plus rapaces. Chacun était prêt à prendre une petite partie d'Alstom, à un prix forcément décoté, avec des conditions de gouvernance ultra favorables, comme EDF, ou encore Thales, qui entendait racheter et prendre le contrôle de la branche « Signalisation ». Pour qui croit au patriotisme économique, la coopération avec les groupes industriels français a été peu satisfaisante !

Des discussions se sont engagées avec tous les grands acteurs du marché, hormis ABB, avec qui la coopération passée avait laissé un mauvais souvenir.

Siemens a effectué une Due diligence très sérieuse. Mitsubishi (MHI) est d'abord apparu comme un junior partner, puis les offres ont été séparées. Siemens proposait un échange – swap –, en donnant la branche « Matériel roulant » mais en gardant la branche « Signalisation » – un business qui fait trois fois plus de marge et qu'elle considérait, avant de finir par le céder, comme son coeur, ouvrant des perspectives avec la voiture connectée. MHI, de son côté, prenait la branche « Énergie ».

Il est apparu que MHI était prêt à regarder l'ensemble du business et à entrer avec 50 % des parts dans l'ensemble des filiales, sans en prendre le contrôle. Les Japonais estimaient Alstom complémentaire sur le plan des marchés – MHI demeurait en Asie et au Japon, un marché complètement fermé, tandis qu'Alstom restait européen – et des produits, Alstom étant jugé très bons sur certaines technologies. Toutefois, MHI était engagé avec Siemens et M. Shunichi Miyanaga, qui disait n'avoir qu'une parole, attendait d'être libéré de son engagement par M. Joe Kaeser. Celui-ci n'a jamais voulu laisser MHI aller vers Alstom, et a toujours dit qu'il voulait garder la branche signalisation.

Juste avant la réunion des ministres à l'Elysée, nous avons rencontré, avec Arié Flack de la CFL et Charles-Henri Filippi de Citigroup, Joe Kaeser. Dans sa dernière offre, Siemens était toujours majoritaire sur la branche « Signalisation ». Si bien que le jour de la décision politique, il n'y avait pas d'offre sur la table.

Pour être tout à fait transparent avec vous, je dirai que l'on peut s'interroger sur la date qui a été choisie pour la décision politique.

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Pensez-vous que deux ou trois mois de plus auraient permis de faire émerger une offre alternative ?

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Hakim El Karoui, ancien associé au cabinet Roland Berger

Disons que le jour de la décision politique, il n'y avait pas de solution alternative qui valait – et je ne parle même pas de l'acceptation par le management. La seule offre, qui proposait une combinaison Siemens-MHI, ne fonctionnait pas. Je ne peux pas répondre autrement à votre question.

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La fuite de votre rapport dans la presse a eu des conséquences économiques et boursières importantes. Comment M. Patrick Kron a-t-il réagi ? Avez-vous une idée de qui a pu faire fuiter le rapport ?

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Hakim El Karoui, ancien associé au cabinet Roland Berger

Je crois savoir que, sous le coup de la fureur, M. Kron a usé d'un vocabulaire assez fleuri auprès de M. Boris Vallaud. Certes, cela donnait un signe de faiblesse, mais était-ce aussi dramatique ? Je n'en suis pas sûr. Dans cette pièce se trouvaient des acteurs de premier plan ; c'est du théâtre, on prend des postures.

Je ne sais pas qui a fait fuiter le rapport. Ce n'est pas nous.

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Vous avez expliqué que vous n'aviez travaillé ni avec le management ni avec l'actionnaire Bouygues, et que vous vous étiez fondés uniquement sur des données publiques. Ne pas être en mesure de confronter sa vision avec ce que pensent l'actionnaire ou le management, ne pas pouvoir glaner des chiffres dans l'entreprise rend, à mes yeux, la tâche de conseil plus difficile.

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Hakim El Karoui, ancien associé au cabinet Roland Berger

Il est toujours préférable de parler au management. Mais il s'agissait là d'une entreprise cotée, avec des marchés identifiés, sans beaucoup de produits. Nous nous étions livrés à un exercice assez similaire avec PSA : nous avions écrit que la boîte ferait faillite au mois de mars 2014 ; nous nous sommes trompés d'un mois par rapport à ce qu'a dit le management lorsqu'il a rencontré Arnaud Montebourg, en juillet 2012. Compte tenu de « la qualité » des relations entre l'État et Alstom, rencontrer le management n'aurait servi à rien.

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Est-ce parce qu'il vous semblait qu'il n'y avait pas de mariage entre égaux possible que vous n'avez pas développé le scénario Siemens ?

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Hakim El Karoui, ancien associé au cabinet Roland Berger

Dans le brief, l'entreprise restait française et les conséquences sociales devaient être limitées. Un mariage avec Siemens – une entreprise européenne avec des capacités de production européennes – aurait entraîné la perte de plusieurs milliers d'emplois.

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On voit deux logiques s'affronter : celle de l'État, qui souhaite préserver la nationalité de l'entreprise et l'emploi ; celle de l'entreprise cotée, dont les décisions appartiennent au management, qui doit arbitrer entre plusieurs partenariats. GE a fait une offre bien meilleure, voire assez attractive, et le président s'en est bien sorti, puisqu'il est parti avec un bonus. Je voudrais avoir votre avis sur cette présentation un peu simpliste.

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Hakim El Karoui, ancien associé au cabinet Roland Berger

Ce n'est pas simpliste ! Il y a bien une logique politique dans un cas et une logique d'entreprise dans l'autre.

Il se trouve que, quelques années avant, Alstom avait été sauvée par l'État. L'exécutif qui se retrouve face à un nouveau cas, sept ou huit ans après le débouclage du précédent, ne peut que se demander ce qui s'est passé.

Autre constante, dans l'histoire économique, on socialise les pertes et on privatise les bénéfices. Il faut absolument que l'État soit là lorsque l'on a besoin de lui mais quand le risque n'est pas vital, ou que l'on dispose d'autres solutions, son intervention n'est pas considérée comme légitime.

Monsieur Montebourg avait fait du patriotisme économique et de l'intervention dans le secteur industriel un marqueur de sa politique. Il était tout à fait logique qu'il s'engage dans ce sujet. Par ailleurs, le ministre voyait Alstom tous les quatre matins, pour des raisons de garanties à l'export ou de soutien – tous ces contrats sont politiques. Cela a ajouté une autre dimension à l'affaire. Oui, c'est un choix politique.

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Les Chinois sont devenus les grands ennemis après la fusion récente des deux géants, qui a donné naissance au groupe CRRC. En 2014, que pouviez-vous dire de l'émergence de ces entreprises chinoises et des perspectives à cinq ou dix ans ?

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Hakim El Karoui, ancien associé au cabinet Roland Berger

Comme souvent, et c'est aussi le cas dans l'aérien, les Chinois ont découpé le territoire en deux, entre le Nord et le Sud. En 2014, ils étaient déjà les équipementiers de la Chine dans le transport et, pour une grande part, dans l'énergie. Nous avions écrit noir sur blanc qu'il existait une menace chinoise sur les marchés émergents : les coûts sont beaucoup plus bas, les capacités de financement infiniment plus attractives, la corruption des acheteurs sans complexe – les Américains n'attaquent jamais les Chinois sur ce point.

La nouveauté, c'est que les acteurs s'entendent désormais sur les marchés extérieurs : ils ne se font plus concurrence et arrivent avec une surface financière démultipliée, ce qui permet aux banques de développement chinoises de consentir des prêts imbattables, de baisser considérablement le coût de la transaction, et même celui de l'exploitation.

Tout était écrit, et on ne peut pas parler de « révolution chinoise » depuis 2014. Plus généralement, nous perdons, vis-à-vis d'eux, trois grands monopoles : le marché – disposer d'un marché domestique dans des domaines aussi stratégiques que ceux de l'énergie ou du transport protégeait les entreprises – ; l'avance technologique – que l'on conserve encore un peu dans la grande vitesse et la signalisation ; la surface financière – l'acteur chinois dans le « Grid » réalise un chiffre d'affaires de 250 milliards de dollars !

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Vous avez travaillé sur le dossier PSA. N'avez-vous pas envisagé l'option qui aurait consisté à allier Alstom à un Chinois, en en faisant la base occidentale ou européenne de l'entreprise ?

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Hakim El Karoui, ancien associé au cabinet Roland Berger

Ce ne sont pas tout à fait les mêmes dossiers. Dans l'automobile, on ne trouve pas l'équivalent des acteurs mondiaux chinois du transport ferroviaire ou des grands équipements d'énergie, mais des acteurs capitalistiques, des personnes qui ont su investir, dans Volvo ou récemment dans Daimler. Pour PSA, nous avions deux options, l'Indien Tata ou le Chinois Dongfeng. Nous nous trouvions davantage dans la logique du mariage entre égaux, d'autant que les Chinois avaient encore un intérêt à accéder au marché européen et à la technologie de PSA. Dans les domaines de l'énergie et du transport ferroviaire, ils sont déjà meilleurs.

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Romain Lucazeau, principal au sein du cabinet Roland Berger

Par ailleurs, l'automobile est une plateforme où tout est intégré. Vous devez maîtriser un certain nombre de technologies critiques ou les acheter à des sous-traitants, qui sont ceux de vos concurrents.

Dans le cas du marché ferroviaire, la situation est différente. Il existe trois grands blocs de taille inégale : les équipements au sol, les plateformes mobiles et le contrôle-commande, que l'on appelle aussi la signalisation. Pour les deux premiers, les technologies sont arrivées à maturité et sont progressivement maîtrisées, même pour la grande vitesse, par les pays émergents. Reste donc le contrôle-commande, qui procède de technologies intelligentes – automatisation, capacité à détecter où se trouve le train… –, qui s'achètent séparément. Lorsque vous êtes un acteur de taille importante, vous pouvez continuer, le temps de vous développer sur des marchés comme le matériel roulant, à vous équiper chez des acteurs comme Thales ou Alstom.

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Hakim El Karoui, ancien associé au cabinet Roland Berger

C'est comme dans l'aéronautique : ce sont Safran et Rolls- Royce qui fabriquent les moteurs du C919 chinois.

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Commander ce rapport, dans le cadre d'une procédure spécifique et sans que le management ne soit intégré à l'étude, n'a-t-il pas contribué à créer du flou, un doute ? Lorsque nous avons commencé à travailler sur le sujet, les éléments n'étaient pas clairs et je me demande encore comment ce rapport a été élaboré.

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Hakim El Karoui, ancien associé au cabinet Roland Berger

Il est assez traditionnel qu'une société de conseil effectue les Due diligence d'une entreprise cotée. Si le client veut faire une offre amicale et que le management est d'accord, celui-ci ouvre ses livres. Il reste néanmoins contraint par des questions de partage d'information et doit très vite le dire aux marchés.

Il est toujours préférable de parler au management, mais ne pas pouvoir le faire permet de se faire une image plus neutre de la situation. On se contente alors des données publiques, qui doivent – c'est une obligation de l'entreprise – être fiables et actualisées. On épluche aussi les notes d'analystes des banques, qui suivent de très près les entreprises, interrogent au quotidien les patrons et les directeurs financiers. Les informations disponibles sont d'assez grande qualité.

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Pour avoir travaillé dans le secteur, je sais qu'il existe des OPA hostiles mais aussi des situations de fusion-acquisition où les discussions se font à l'amiable, où les données peuvent être échangées pour voir si l'alliance est possible.

Je suis un rationnel, et je comprends mal que l'on ait bridé votre réflexion et votre curiosité en indiquant que certaines options – dont celle qui s'est réalisée – ne pouvaient être étudiées.

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Hakim El Karoui, ancien associé au cabinet Roland Berger

Peut-être n'ai-je pas été clair ? Nous avons analysé toutes les options. Nous n'avons pas recommandé la fusion avec Siemens ou avec GE. Le rapport contient des éléments d'information. Nous nous sommes efforcés de modéliser ce qu'entraîneraient de telles fusions, en analysant leurs conséquences aussi bien capitalistiques – la perte de contrôle – que sociales.

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Il a souvent été dit qu'une fusion avec GE impliquait moins de licenciements qu'une fusion avec Siemens.

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Hakim El Karoui, ancien associé au cabinet Roland Berger

Effectivement, il y avait moins de chevauchements.

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La situation d'Alstom paraissait également intenable du point de vue de sa composition capitalistique. Il s'agissait d'une entreprise sans contrôle, avec un actionnaire de référence à 30 %, qui n'était pas un investisseur financier et ne souhaitait plus accompagner le développement.

L'État aurait pu identifier un peu plus tôt cette situation et prendre ainsi les devants. Nous travaillons à inciter le Gouvernement à procéder ainsi pour les situations similaires. Plus généralement, que pensez-vous de cette absence de contrôle ?

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Hakim El Karoui, ancien associé au cabinet Roland Berger

C'est l'un des drames du capitalisme français. Il n'y a plus de capital français dans l'industrie. On trouve encore deux ou trois entreprises avec du capital familial, comme Eramet. Bouygues détenait 30 % du capital dans Alstom, ce qui est rarement le cas des entreprises du CAC 40. Des entrepreneurs individuels sont encore derrière des entreprises récentes, dans le luxe ou les télécoms.

Dans le cas de PSA, la famille avait disparu. Pour Renault, l'État est l'actionnaire de référence de Renault. Dans le cas d'Airbus, les États français et allemand sont descendus au capital ; ils conservent des golden shares sur des sujets de souveraineté, mais ils ne sont plus les actionnaires de référence. Dans l'industrie aéronautique, Dassault continue de jouer un rôle important ; il détient plus de 20 % de Thales et est présent sur toute la chaîne de valeur de l'industrie de défense. L'État n'est plus présent dans Safran.

Si l'État est convoqué sur tous ces sujets, c'est pour une raison très simple : il n'y a pas d'autre actionnaire. On le retrouve dans tous les secteurs – énergie, automobile, défense. La question s'est posée pour Alstom et on lui a prêté des actions. La raison est toujours la même : il n'y a pas d'actionnaire français pour ce type d'activités industrielles.

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Si ce n'est Dassault, Bouygues et quelques autres.

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Hakim El Karoui, ancien associé au cabinet Roland Berger

Ils sont de moins en moins nombreux. Cela doit nous amener à nous interroger sur « le rôle de pompier » joué par l'État. Dans le cas de PSA, cela s'est très bien passé. On a oublié que le constructeur automobile allait droit à la faillite et qu'il risquait d'être racheté à la casse. L'État a sauvé PSA, sa « francité » ; je pense qu'il sortira très vite du capital.

Fondamentalement, nous devons nous demander comment on mobilise du capital, de l'equity, pour la grande industrie française. Autrefois, cela fonctionnait car il y avait des participations croisées, et quelques grands groupes – dont la CGE –, jouaient un rôle essentiel. Tout cela est terminé, les banques sont sorties du capital, contrairement à ce qui se passe en Allemagne, et celui-ci est désormais détenu par des fonds. Ce ne sont pas des fonds agressifs, ni dans leur éthique ni dans leur volonté de retour sur investissement, mais ils veulent de la stabilité.

La séance est levée à quinze heures cinquante-cinq.

Membres présents ou excusés

Réunion du jeudi 15 mars 2018 à 14 h 45

Présents. - M. Damien Adam, Mme Dominique David, M. Bruno Duvergé, Mme Sarah El Haïry, M. Guillaume Kasbarian, M. Olivier Marleix, Mme Natalia Pouzyreff

Excusé. - Mme Aude Bono-Vandorme