Mission d'information de la Conférence des présidents sur l'adaptation de la politique familiale française aux défis de la société du XXIe siècle
Lundi 9 septembre 2019
La séance est ouverte à dix-huit heures cinq.
(Présidence de M. Stéphane Viry, président de la mission d'information de la Conférence des présidents)
Mes chers collègues, nous poursuivons nos travaux avec l'audition de Mme Irène Théry.
Madame, vous avez été récemment entendue par la commission spéciale qui travaille actuellement sur le projet de loi relatif à la bioéthique et je vous remercie d'avoir accepté d'intervenir à nouveau devant notre mission d'information.
Nous sommes dans un contexte différent puisque nous nous interrogeons sur la politique familiale – ses fondements, ses limites, ses changements au regard des évolutions que connaissent la structure familiale et la définition même de la famille.
Plutôt que d'organiser une confrontation des idées lors d'une table ronde, nous avons choisi d'entendre l'expression de différents points de vue et analyses en auditionnant successivement les personnalités fortes, dont vous êtes, que nous souhaitions entendre.
J'ai eu le plaisir d'entendre votre intervention devant la commission spéciale chargée d'examiner le projet de loi bioéthique et suis heureuse de vous revoir ce jour.
Le contour de notre mission d'information est bien plus vaste, puisqu'elle porte sur l'adaptation de la politique familiale aux nouveaux enjeux du XXIe siècle. Néanmoins, nous ne ferons pas l'économie au cours de nos travaux d'interrogations sur les évolutions sociétales et juridiques liées à l'ouverture probable de la procréation médicalement assistée (PMA) pour toutes. Nous serons heureux de vous entendre sur ce volet particulier.
Mais nous vous entendrons également avec intérêt sur les nouveaux défis qui se présentent aujourd'hui, sur les plans démographique, sociétal ou social.
Sans être une spécialiste des politiques familiales je les connais un peu, notamment en raison de mon expérience de plusieurs années en tant qu'administrateur de la caisse nationale des allocations familiales (CNAF). Cette fonction, à laquelle j'ai été moins assidue que je l'aurais souhaité du fait de ma charge de cours, m'a cependant donné à voir la complexité de la politique familiale. Je comprends à ce titre le sens des questions que vous m'avez posées en amont de la présente audition. Je vais tâcher à présent de répondre à quelques-unes d'entre elles.
À la question de savoir quelles sont les grandes évolutions de la famille depuis 1945 et si les politiques familiales devraient ou non s'y adapter, je répondrai tout d'abord que nous sommes héritiers d'un modèle familial juridique et pratique particulier, à savoir le modèle matrimonial de la famille. Dans le cadre de ce modèle, nous percevions une famille là où existait un mariage, y compris en l'absence d'enfant. En revanche, la présence d'un enfant ne suffisait pas à faire une famille. Par exemple, une femme seule et son enfant ne formaient pas une famille. Or le plus grand changement de ces dernières années est le suivant : nous percevons désormais une famille là où il y a un enfant et non plus là où il y a un mariage.
Ce changement accompagne la grande évolution que constitue le progrès survenu dans la valeur d'égalité des sexes. François de Singly, que vous avez entendu avant moi, défend pour sa part une autre thèse, celle de l'individualisation de la famille. Quant à moi, je n'ai jamais été convaincue par cette thèse. Il s'agit à mon sens d'une erreur de perspective que de croire que nos ancêtres étaient moins des individus que nous. Ils l'étaient en réalité tout autant. C'est d'ailleurs ce que nous apprennent les anthropologues, qui s'agacent de voir les sociétés qu'ils étudient en Amazonie ou en Papouasie-Nouvelle-Guinée dépeintes comme des sociétés qui ignoraient l'individu. Les sociétés traditionnelles comportent au contraire des individus, ainsi qu'une agency, une liberté d'action. Cependant, cette façon de pouvoir agir par soi-même n'est pas référée à un même monde de significations ou de valeurs que dans nos sociétés contemporaines. Ce sont donc les valeurs qui changent selon les époques, non l'existence ou l'inexistence d'individus. Il existait des individus au XVIIIe siècle comme il en existe aujourd'hui.
En revanche, les notions d'individualisme et d'individu prennent un autre sens à l'aune de la définition qu'en donne Louis Dumont, comme émergence de la valeur d'autonomie. Nos sociétés se caractérisent en effet par les valeurs de liberté, d'égalité et d'autonomie, qui ne marquaient pas en tant que telles les sociétés traditionnelles. Ces dernières étaient fondées sur le principe de la complémentarité hiérarchique. Dans ce cadre, une société forme un tout auquel chacun doit participer, mais cette participation se fait non suivant un principe d'égalité, mais suivant l'ordre des naissances, à partir d'une fonction ou d'un pouvoir donné – comme dans un organisme. En effet, s'il faut de tout pour faire un organisme – une tête, des mains, des pieds, un cœur – aucun de ces éléments n'est interchangeable avec les autres. Ces éléments sont, en outre, hiérarchisés. Les mains sont ainsi dirigées par la tête – caput, le chef. Dans les sociétés traditionnelles, la complémentarité hiérarchique signifie donc que chaque individu ou classe d'individus – noblesse, peuple, etc. – est indispensable au fonctionnement du tout, mais qu'il le fait à partir de ses prérogatives propres. Aucun horizon d'égalité ne se présente dans ce contexte.
Cependant, la hiérarchie ne se définit pas comme l'inégalité, mais comme ce que Louis Dumont appelle « l'englobement de la valeur contraire ». Les sociétés traditionnelles obéissent donc non à une logique d'inégalité des sexes, mais à une logique de complémentarité hiérarchique des sexes. Or il existe dans cette logique une vraie valeur du féminin. Il ne faut donc pas croire que les femmes du passé étaient sans pouvoir ou sans valeur. Mais cette valeur est englobée dans la valeur considérée comme supérieure du masculin. Et ce rapport peut s'inverser dans certains domaines de la vie. Dans le domaine de la maison, par exemple, le féminin peut devenir englobant et le masculin englobé.
Nous sommes héritiers en réalité d'une situation particulière. Alors que lors des grandes révolutions démocratiques du XVIIIe siècle, à commencer par la Révolution française, nous avons répudié un monde organisé sur le principe de l'ordre des naissances se poursuivant par un principe de complémentarité hiérarchique entre les individus et avons décrété les individus libres et égaux en droit, un domaine a fait exception à cette valeur d'égalité, et cette exception a été considérée comme justifiée. Il s'agit de la famille.
En effet, nous avons considéré pendant tout le XIXe siècle et une grande partie du XXe siècle que la famille pouvait et même devait continuer à être organisée selon le principe de la complémentarité hiérarchique, car ses composants ne sont ni semblables ni égaux : complémentarité hiérarchique des sexes à travers la puissance paternelle et la puissance maritale, et complémentarité hiérarchique des ascendants (adultes) et des descendants (enfants). Or depuis la mise en place de l'éducation des filles, nous vivons une révolution partiellement invisible, une révolution de velours qui tend à rejeter l'organisation des familles selon un mode hiérarchique au profit d'une organisation fondée sur le principe d'égalité, notamment sur l'égalité des sexes.
À mes yeux, le grand moteur des changements de la famille n'est donc pas l'individualisation, mais l'égalité des sexes. Les fondements des liens de couple et de filiation ont été repensés à l'aune de cette égalité. Seul le lien de germanité fait à cet égard exception car il était déjà vécu comme égalitaire, comme le montre bien le slogan « liberté, égalité, fraternité ». L'égalité a en un sens été pensée selon un lien fraternel dès la Révolution, avec notamment la fin de la primogéniture.
À la différence du lien matrimonial traditionnel, le lien de couple a donc été redéfini comme ne pouvant pas être considéré comme idéalement indissoluble, bien que les religions le considèrent comme tel. Ainsi, du point de vue démocratique, à l'aune de l'égalité des sexes, l'idée qu'être en couple soit une relation que l'on ne puisse jamais remettre en cause apparaît comme contradictoire avec la valeur centrale que j'appelle, à la suite d'autres, la « valeur conversation ». Ce qui constitue le cœur du lien de couple aujourd'hui, c'est la conversation conjugale. Un couple qui n'a plus d'existence est un couple qui n'a plus de conversation, que cela se fasse dans la dispute ou dans le silence. C'est en effet la conversation qui doit accompagner la vie du couple au fil de ses épreuves et de ses succès. Dans la conception traditionnelle, la voix prépondérante du mari l'emportait en cas de problème. Dès lors que le couple obéit à un principe d'égalité, la conversation conjugale devient le centre du couple. L'on admet alors que la possibilité du divorce est inscrite dans le sens même de l'union. Lorsque l'on s'unit aujourd'hui, l'on espère vivre toute la vie ensemble – cette valeur n'a, je crois, pas diminué – sauf si le mariage ne remplit pas ses promesses au point qu'il n'y ait plus de conversation conjugale.
De ce fait, l'axe du droit commun de la famille n'est plus le mariage, mais la filiation. C'est d'ailleurs sur celle-ci que nous avons reporté notre besoin d'un lien inconditionnel et indissoluble. Aujourd'hui, dans la vie, nous pouvons tout perdre. On peut être quitté par son conjoint, perdre son travail, sa maison, etc. Mais la seule chose que nous sommes censés ne jamais perdre, ce sont les liens qui nous unissent à nos enfants et à nos parents. De plus, alors que nous vivons dans un monde électif où le lien se mérite, où la séduction est partout nécessaire, le lien de filiation est supposé inconditionnel. Une très belle phrase du sociologue anglais Richard Hoggart (tirée de 33 Newport Street. Autobiographie d'un intellectuel issu des classes populaires anglaises ) l'illustre bien : « Je reconnus la voix de l'amour inconditionnel et je sus que j'étais arrivé au port. » Ayant perdu ses parents, le jeune Richard vient d'être confié à sa grand-mère. Cette remarque lui vient en entendant monter sa voix dans l'escalier. Chacun est ainsi supposé aimer son enfant quoiqu'il arrive, alors qu'il n'en va pas de même à l'égard de son conjoint.
Ce changement majeur a eu des conséquences importantes dans les années 1970, avec le remplacement de la puissance paternelle par l'autorité parentale conjointe, qui suit la suppression antérieure de la puissance maritale. L'égalité des enfants naturels et légitimes, à travers la loi du 3 janvier 1972 sur la filiation, vient ensuite remplacer le principe selon lequel seul l'enfant légitime était intégré à la société, et qui faisait de la fille-mère et de son enfant des parias sociaux. L'enfant naturel n'entrait d'ailleurs pas dans la famille de sa mère et n'héritait pas de ses grands-parents. Il n'avait, en outre, pas de père. En effet, la fonction majeure du mariage était de donner un père aux enfants que les femmes mettent au monde. Or la femme non mariée ne pouvait donner de père à ses enfants. L'interdiction de recherche en paternité a d'ailleurs duré de 1789 à 1912. Dans ces drames que constituaient alors les naissances hors mariage, c'étaient donc la femme et son enfant qui subissaient l'opprobre et la honte. Les infanticides liés à la peur de l'opprobre étaient d'ailleurs nombreux. Mais les hommes étaient quant à eux déchargés de toute responsabilité face à ces enfants qui arrivaient sans prévenir, sans qu'on les ait désirés, en dehors du mariage.
Parmi les changements importants de la famille qui se jouent dans les années 1970, l'on évoque souvent la loi Veil de 1975, qui contribue à l'égalité des sexes à travers la reconnaissance du droit des femmes à l'interruption volontaire de grossesse (IVG) ou encore la loi réinstaurant le divorce par consentement mutuel de la même année, par laquelle l'on reconnaît la valeur profondément contractuelle du mariage moderne. Mais l'on mentionne peu d'autres évolutions pourtant majeures survenues à la même époque, comme celle que je viens de citer. Or qui parmi nos contemporains montrerait du doigt un enfant parce que ses parents ne sont pas mariés ? Personne. Aujourd'hui, près de 60 % des enfants naissent de parents non mariés.
En réalité, même s'il existe une diversité de configurations familiales, nous sommes tous d'accord sur l'essentiel relativement à la filiation et au contenu du lien (les droits, les devoirs, les interdits). L'on attend ainsi d'un parent qu'il soigne son enfant, l'aime inconditionnellement, l'éduque, l'amène progressivement à l'autonomie, etc. Il n'existe aucun débat de société sur ces sujets. De même, lorsque les sondages montrent que la famille est la valeur « numéro un » des Français, il s'agit là de la famille contemporaine qui promeut ces valeurs. Or ce fond d'accord possible est souvent oublié au profit de l'insistance sur les points de tension et les points de discussion. Il faut à mon sens s'efforcer au contraire de trouver un équilibre, et tenter de faire sentir ces valeurs communes.
Toutes les grandes réformes des années 1970 ont installé un nouveau paysage qui a permis que les familles d'aujourd'hui se développent sans grand problème. La multiplication des enfants naturels n'a ainsi créé aucun problème social puisqu'elle ne changeait rien sur le plan de la filiation après la loi de 1972. Par ailleurs, avec le divorce et l'idée que la garde des enfants était confiée à l'un ou l'autre des parents selon le principe de l'égalité des sexes (puisque l'on divorce de son conjoint, mais non de ses enfants), une forme de coparentalité post-divorce s'est affirmée progressivement. Entre 1975 et le début des années 1990, l'idée d'un nécessaire maintien des responsabilités des deux parents, et non de la mère seule, après la séparation s'est ainsi imposée.
Les principaux débats liés à l'évolution de la famille ont porté en réalité sur la question de l'homoparentalité, inimaginable encore dans les années 1970. Notre société a souhaité cesser de voir l'homosexualité comme un péché ou une pathologie pour la considérer comme une forme normale d'expression du désir sexuel et amoureux et lui faire une place en son sein. Cela s'est fait d'abord par la possibilité du couple. Jusqu'en 1998, la Cour de cassation considérait qu'un couple était nécessairement formé d'un homme et d'une femme, y compris dans le cadre du concubinage. Les débats sur la loi n° 99-944 du 15 novembre 1999 relative au pacte civil de solidarité (PACS) portaient ainsi sur la question de savoir si deux hommes ou deux femmes qui s'aiment forment ou non un couple et pourraient ou non être reconnus comme tels sur le plan des droits sociaux, puis civils. Par la suite, le mariage est venu consacrer l'union de même sexe en particulier dans sa dimension d'attachement, de vie en commun, etc. La loi du 17 mai 2013 sur le mariage pour tous a en outre, en ouvrant la possibilité de l'adoption aux couples homosexuels, créé une famille homoparentale qui, si elle est encore en discussion aujourd'hui, a été entérinée par notre droit civil comme une possibilité. Sans qu'il soit question d'effacer la différence des sexes, la possibilité de deux parents de même sexe a été ajoutée pour les familles qui avaient toujours eu, par définition, des parents de sexes différents.
Ces grands changements touchent à la fois le lien social, le lien familial, et l'articulation entre lien de couple et lien de filiation, tout en étant fondés sur le consensus important qui se manifeste autour du progrès de la valeur d'égalité des sexes. En réalité, les points qui soulèvent le plus d'inquiétude sont ceux qui ont trait aux inégalités sociales susceptibles de se développer à l'occasion de ces changements, en particulier dans le cadre de la séparation ou du divorce.
À mon sens, le modèle français des politiques familiales s'est bien adapté depuis sa conception initiale. À l'origine, ce modèle opposait notamment le célibataire, considéré comme sans charge, et le père de famille qui avait par définition charge de famille. Or les politiques familiales se sont adaptées par la suite à travers la notion d'enfant à charge, qui a permis de prendre en compte la réalité du vécu des familles indépendamment du statut civil des liens familiaux. Un beau-père, par exemple, qui élève des enfants avec leur mère peut être considéré comme ayant des enfants à charge même s'il n'existe pas en tant que tel en droit civil, et cette charge sera comptée dans les prestations perçues par le couple. La notion d'enfant à charge a donc introduit une souplesse utile en tant qu'elle partait de la réalité de la prise en charge de l'enfant.
Par ailleurs, une évolution a également été relevée dans la compréhension croissante de l'inégalité sociale face aux changements de la famille. Ainsi, si la politique familiale est considérée comme universelle, et non seulement redistributive, ce caractère universel étant très difficile à remettre en cause, les allocations familiales n'en ont pas moins été modulées progressivement en fonction des revenus des parents. Il s'agit là d'une adaptation importante. Il paraît juste à nos contemporains que l'on n'aille pas aider particulièrement des couples à revenus élevés parce qu'ils ont des enfants à charge. Cela paraît d'autant plus juste qu'à l'image du célibataire dénué de charge opposé aux parents grevés de la charge des enfants s'est substituée l'idée que la personne seule a particulièrement du mal à vivre aujourd'hui. En effet, elle vit avec un seul salaire, alors que bien des choses sont pensées selon le principe d'une famille à double salaire. Elle est seule à payer son loyer, alors que la part du logement ne cesse d'augmenter dans les dépenses de la famille, etc. Ce changement de perception a été considéré comme pertinent.
Un autre élément d'adaptation des politiques familiales a été la prise en compte croissante de la question de la conciliation entre vie familiale et vie professionnelle, qui manifeste l'attention portée à l'accompagnement concret de la valeur d'égalité des sexes. Tout ce qui a été développé en direction de cette conciliation va dans le bon sens.
En revanche, l'adaptation des politiques familiales me semble insuffisante sur certains points. Tout d'abord, le fait de conserver une politique familiale fondée sur une vision nataliste suscite à mes yeux des interrogations. À l'origine, la politique familiale visait à encourager les parents à avoir le plus d'enfants possible. En conséquence, plus les familles sont nombreuses, plus elles sont aidées. Mais la question se pose de savoir si cet objectif nataliste a encore du sens au XXIe siècle. Laurent Toulemon et son équipe ont particulièrement travaillé sur ce sujet au sein de l'Institut national d'études démographiques (INED). Cela peut se discuter, car la natalité française se porte plutôt bien (le renouvellement des générations est assuré dans l'ensemble, si l'on compte la part de l'immigration – la question de l'adaptation des immigrés à notre système de valeurs se posant par ailleurs). De plus, il faut tenir compte des risques que court aujourd'hui la planète, et des grandes migrations à venir liées au réchauffement climatique. La question de savoir si la priorité est de faire le plus d'enfants possible ou de mieux accueillir ceux qui sont là est donc posée. De même, le fait d'octroyer des aides aux parents à partir du troisième enfant plutôt que de le faire dès le premier soulève des interrogations.
Par ailleurs, les politiques familiales ont été longtemps pensées sous l'angle des prestations. Mais il serait peut-être judicieux d'accorder davantage la priorité aux aides concrètes à la personne : développement des crèches, etc. De même, il serait bon d'aller plus loin dans l'aide au recouvrement des pensions alimentaires. Le non-paiement de ces pensions est en effet un drame fréquent vécu par les femmes seules après leur divorce. De manière générale, la situation de ces femmes, particulièrement mise en évidence lors de la crise des gilets jaunes, mériterait une attention spécifique.
En réalité, nous vivons à mon sens une évolution davantage qu'une révolution de la famille. Et cette évolution se passe dans l'ensemble beaucoup mieux qu'on ne le dit. La famille demeure ainsi la valeur « numéro un » des jeunes qui n'ont vécu que dans des familles divorcées, recomposées, monoparentales, ou homoparentales que l'on disait en destruction lorsque j'ai commencé à travailler sur ces sujets. Cependant, tout n'est pas réglé. De fortes inégalités sociales perdurent notamment face à ces changements.
Le privilège social s'entend aujourd'hui comme l'inscription du présent dans un temps doté d'un passé (d'une mémoire) et d'un futur. La marque de la relégation sociale est au contraire d'être assigné à un présent sans passé ni futur. Les familles les plus dotées culturellement et financièrement ont à ce titre davantage de moyens pour éviter que les changements qu'elles connaissent entraînent une rupture avec le passé, et davantage de moyens également pour préparer l'avenir. Or nous devons tendre vers une croissance de l'égalité face à cette façon de se construire dans le temps. Et la famille est précisément l'institution qui est faite pour nous placer dans le temps, dans le rapport à ceux qui ne sont plus et à ceux qui ne sont pas encore, et non seulement dans l'ici et maintenant d'une relation parents/enfants. En effet, pour les sociologues et les anthropologues de la parenté, la famille n'est pas seulement l'actualité d'un rapport parents/enfants. Il n'existe aucun système de filiation sans au moins trois générations au-dessous et en dessus de moi.
De nombreux travaux ont été réalisés sur la question du surendettement des familles. Un très beau roman est également paru sur ce sujet : D'autres vies que la mienne, d'Emmanuel Carrère. Or c'est justement lorsque le présent ne prépare plus le futur que l'aide susceptible d'être apportée par la politique familiale se révèle sans équivalent.
Pourriez-vous développer votre idée d'une politique familiale qui ne serait plus exclusivement nataliste, et son corollaire qui serait le développement des aides à la personne ? Une politique familiale qui ne serait plus exclusivement nataliste pourrait en effet englober toutes les dépendances et toutes les étapes de la vie, depuis la naissance jusqu'à un âge avancé.
Par ailleurs, il existe aujourd'hui différentes façons de faire famille. La question de savoir comment l'on fait famille et ce qui fait une famille est précisément au cœur des travaux de notre mission d'information. Or le projet de loi bioéthique qui comporte dans son titre premier l'ouverture de la PMA pour toutes ménage peut-être une troisième voie de filiation. Quel est votre point de vue sur ce sujet ?
Lorsque nous parlons de la famille, nous pensons tout de suite à la natalité et aux jeunes enfants. Or la famille dure toute la vie, et le vieillissement constitue le grand sujet du XXIe siècle. Il est donc regrettable que nous ayons ainsi tendance à laisser de côté, lorsque nous parlons des politiques familiales, cette nouvelle période de la vie qui est celle de la retraite « active », durant laquelle les retraités apportent une aide immense à leurs enfants eux-mêmes parents – apport trop peu mesuré aujourd'hui et sur lequel il serait d'ailleurs intéressant d'enquêter. Il est regrettable également que nous laissions aussi de côté la question bien plus douloureuse de la prise en charge des parents très âgés. Ces interrogations immenses devraient à mon sens être intégrées aux réflexions relatives aux politiques familiales.
Il est intéressant de noter à ce titre que le veuvage est la seule catégorie démographique à n'avoir jamais été modernisée. En effet, alors que les démographes distinguent dans leurs études les couples mariés des couples non mariés, un veuf (ou une veuve) reste considéré comme une personne qui a été mariée, a perdu son conjoint et n'est pas remariée. Les aides versées aux personnes veuves sont donc limitées à ce cas. Or la part sans doute très importante de nos concitoyens plus âgés devenus veufs de quelqu'un avec qui ils n'étaient pas mariés demeure inconnue. Et cette situation risque d'augmenter.
À partir de la grande enquête « étude de l'histoire familiale » de l'INED de 1999, l'une de mes étudiantes, Isabelle Delaunay, s'est penchée sur ce sujet et a étudié le nombre de couples de personnes non mariées qui avaient été rompus par la mort d'un des conjoints. Ce faisant, elle a donné une définition plus large du veuvage comme étant le fait de perdre une personne avec laquelle on était en couple. Elle a alors fait sortir de l'ombre un quart de situations supplémentaires, jusqu'alors invisibles dans les statistiques antérieures. Or il s'agissait de couples anciens comportant souvent des enfants et des petits-enfants. Je vous renvoie sur ce point à sa thèse intitulée « Le veuvage précoce et ses conséquences juridiques, économiques et sociales » soutenue à l'EHESS en 2013.
Nos contemporains n'ont pas l'air d'avoir conscience de cette réalité : ils vont vieillir sans être mariés. Or notre politique d'aide à la personne seule demeure centrée sur la personne mariée.
S'agissant des différentes façons de faire famille, j'en ai beaucoup parlé lors de mon audition auprès de la commission spéciale chargée d'examiner le projet de loi bioéthique. Jusqu'à présent, il existait deux façons de faire une famille : faire un enfant et se reconnaître parent de cet enfant que l'on avait fait (la femme en accouchant, l'homme par la présomption de paternité et la reconnaissance), ou adopter un enfant et se reconnaître parent de cet enfant que l'on ne prétendait nullement avoir fait. Ce dernier point a été introduit notamment par les dispositions relatives à l'adoption plénière de la loi n° 66-500 du 11 juillet 1966 portant réforme de l'adoption. Et les familles adoptives sont aujourd'hui pleinement reconnues comme des familles, ce qui n'a pas toujours été le cas par le passé. Il arrivait ainsi souvent que l'on cache à l'enfant qu'il avait été adopté, car on considérait qu'il était préférable d'être lié par le lien du sang.
Puis une troisième façon de faire famille est apparue progressivement avec la PMA avec tiers donneur (qui ne représente en réalité que 5 % des cas de PMA). Elle consiste à engendrer un enfant avec l'aide d'une tierce personne qui a donné de sa capacité procréatrice pour permettre à un couple d'avoir un enfant. Or tous les débats que nous avons aujourd'hui sur cette question portent sur cette façon de faire une famille, qui est organisée depuis 1973, mais que l'on a toujours cachée. Cette dissimulation s'appuyait initialement sur des motivations nobles. On pensait en effet que ce n'était pas vraiment accepté socialement, car le recours à un don de sperme revenait à introduire un enfant adultérin dans la famille. De plus, l'Église condamnait le recours aux dons. Une forme de secret a donc perduré pour protéger ces familles et leurs enfants de l'opprobre.
Or l'ouverture de la PMA aux femmes seules et aux couples de femmes peut être l'occasion pour tout le monde de sortir de ce secret dans lequel ont été organisées les familles issues de dons. Ce secret a fait en réalité beaucoup de mal. Non seulement il n'était pas vraiment justifié, mais il a enfermé les familles concernées dans une situation presque impossible. Le droit imposait en effet l'établissement d'une filiation charnelle et les faisait donc passer aux yeux du monde comme des familles fondées sur la procréation. Or la filiation telle qu'entendue au titre VII du livre premier du Code civil reconnaît en réalité la possibilité que les parents ne soient pas toujours les géniteurs. Ainsi, la parole de l'homme lorsqu'il se reconnaît géniteur d'un enfant peut être erronée ou même mensongère. C'est d'ailleurs dans cette possibilité du mensonge qu'a été glissée la filiation en cas de don, pour que le recours au don demeure invisible.
Aujourd'hui, les personnes issues de dons arrivent à l'âge adulte et sont en âge de faire elles-mêmes des enfants. Or c'est toujours au moment où l'on fait soi-même un enfant que l'on se pose la question de son rapport à ses propres ascendants. J'ai reçu ainsi la semaine dernière un mail d'une femme née sous X qui, au moment où elle va elle-même avoir des enfants, se pose la question de savoir ce qu'elle leur transmettra. De même, si elles savent qu'elles ont été conçues par dons, ce qui concerne, semble-t-il, une minorité de cas, les personnes issues de dons se poseront à ce moment-là la question de leurs origines.
Le projet de loi bioéthique permettrait l'accès à leurs origines pour les personnes nées de PMA à leur majorité si elles le souhaitent, ce qui me paraît un très grand progrès. En effet, une société ne peut pas créer une catégorie d'enfants dont on déciderait par la force de l'État que la réponse à la question « à qui dois-je d'être né ? » ne pourrait pas leur être livrée, alors qu'elle se trouve dans les armoires des médecins.
Ce projet de loi ouvrira-t-il pour autant une troisième voie dans la filiation ? Faut-il créer un titre VII bis correspondant à cette troisième voie ou dédoubler la filiation du titre VII entre une filiation charnelle et une filiation par PMA avec tiers donneur ? J'ai entendu Mme Nicole Belloubet ce matin sur France Inter sur ce sujet. Ce sont en tout cas des discussions à avoir.
Il existe environ 100 000 enfants issus d'un don en France. Jusqu'à présent, leurs familles n'existaient pas. Fait unique : l'État a permis la constitution de ces familles et organisé le masquage du recours aux dons, à travers les centres d'étude et de conservation des œufs et du sperme humains (CECOS) puis via les lois de bioéthique. Or cet État ne doit-il pas à ces familles une place dans ses institutions et dans son droit ? Si ce que font ces parents est mal, pourquoi leur propose-t-il de le faire ? Si au contraire l'on considère qu'il est bon, par exemple, pour un couple hétérosexuel en échec thérapeutique de recourir à un don pour faire une famille, il faut l'accompagner et reconnaître l'engagement qu'il prend par ce biais.
Ouvrir l'accès aux origines pour les enfants nés d'un don ne risque-t-il pas de diminuer le nombre de donneurs ?
De nombreux pays ont ouvert l'accès aux origines pour les enfants nés d'un don, à commencer par la Suède en 1984. Or en Suède comme en Suisse, si une chute des dons a été notée pendant l'année qui a suivi l'adoption de cette mesure, cette chute a été rattrapée l'année suivante. En réalité, un changement du modèle de donneur s'est produit. L'on est ainsi passé du donneur à qui l'on disait « vous donnez, vous disparaissez » – l'étudiant en médecine, souvent – à un donneur différent, plus âgé, souvent père de famille, qui donne parce qu'il a conscience de l'importance de cette question. Au Royaume-Uni, où l'accès aux origines a été ouvert en 2005, une augmentation des dons a même été relevée.
Il existe néanmoins un problème d'insuffisance des dons, qui concerne bien davantage en réalité les dons d'ovocytes que les dons de sperme. Il existe aujourd'hui 300 donneurs de sperme en France, pour un pays de 66 millions d'habitants. Je pense qu'aucune difficulté ne se posera en réalité pour les dons de sperme. En revanche, la situation est plus compliquée pour les dons d'ovocytes, mais cela ne tient pas seulement à l'ouverture de la PMA pour toutes les femmes.
Comme l'a souligné Mme Nathalie Rives, présidente de la fédération française des CECOS, la remontée du nombre de donneurs est souvent due à des apports de banques privées, notamment en Grande-Bretagne. Il ne s'agit donc pas de dons bénévoles. Or ces apports ouvrent la voie à une commercialisation des gamètes, ce qui soulève de vraies questions.
Par ailleurs, l'altérité homme/femme est considérée par certains comme fondamentale. L'ouverture de l'accès aux origines a justement vocation à permettre aux enfants nés de PMA effectuées par des femmes seules ou des couples de femmes de savoir d'où ils sont, puisqu'ils savent bien qu'il y a une part de masculinité dans leur conception. La levée de l'anonymat des dons n'est toutefois pas sans susciter des réserves, comme vous l'avez noté. Les donneurs ne savent pas en effet comment les choses se passeront si les enfants nés de leurs dons viennent les trouver.
Selon vous, est-il important qu'il existe une liaison avec un repère paternel – qu'il s'agisse ou non du géniteur – pour les enfants nés dans des couples homosexuels ? Quelle place pour les pères dans ce contexte ?
À travers la notion d'égalité des sexes, j'ai souhaité évoquer en réalité l'idée d'une égale implication des deux sexes dans la famille là où les rôles étaient autrefois très partagés – père pourvoyeur, mère au foyer – dans le cadre de la complémentarité hiérarchique. Autrefois, les rôles des pères et des mères étaient considérés comme radicalement distincts. Par conséquent, lorsque l'un des deux membres du couple disparaissait, l'autre ne pouvait pas rester seul. Ainsi, au XVIIIe siècle, 40 % des mariages étaient des remariages effectués à la suite de veuvages.
Nous sommes aujourd'hui dans une situation différente, puisque nous ne faisons plus de distinction entre un monde masculin (l'art, la science, la politique, la guerre, le métier) et un monde féminin (la maison, les enfants, les personnes âgées), mais souhaitons un monde mixte dans lequel les deux sexes puissent s'épanouir dans l'ensemble des dimensions, publiques et privées, politiques et domestiques, de leurs existences. On ne fait donc plus de distinction entre les tâches du père et celles de la mère dans la famille.
La masculinité n'est pas liée seulement aux tâches que les hommes font ou non dans la maison ou qui leur sont dévolues.
Bien sûr. Je ne crois pas du tout que l'égalité passe par l'indifférenciation des sexes. Mais la distinction des sexes n'est pas forcément organisatrice des droits. Les deux parents pourront ainsi s'occuper des enfants, parfois de façons différentes que l'on observera, mais qui ne seront pas constitutives de droits différents. L'égalité s'entend en tout cas comme l'égale implication des deux sexes dans la filiation et dans la famille. Il n'est donc pas question d'effacer les hommes.
Cependant, la façon dont les hommes prennent leur place, en particulier à l'égard de la naissance des enfants, évolue. Les hommes peuvent ainsi être géniteurs et se revendiquer pères de ces enfants, mais ils peuvent aussi devenir pères par l'adoption, devenir pères en recourant à un donneur de sperme ou être ces donneurs qui aident d'autres à devenir parents. Dans les familles homoparentales auxquelles vous pensez, l'enfant est donc bien issu des deux sexes. Il existe une façon symbolique de le lui dire. Ses mères lui disent ainsi que sa naissance a été rendue possible par le don d'un gentil monsieur, et qu'il n'est pas du tout différent des autres enfants sur ce point. Sa différence est simplement d'avoir été désiré dans un foyer constitué par un couple de femmes.
Pour autant, contrairement à ce que croit Mme Agacinski, il n'y a là aucun déni de la différence des sexes. Nous considérons simplement qu'il est important que les personnes homosexuelles ne soient plus renvoyées à leur situation passée. Il faut savoir en effet qu'elles ont toujours eu des enfants, en épousant une personne de l'autre sexe et en vivant une double vie, comme le baron de Charlus dans A la recherche du temps perdu. Or les homosexuels ont voulu en finir, et tout le monde est d'accord avec eux, avec le placard, la double vie et le mensonge, et pouvoir vivre au grand jour ce qu'ils sont et que notre société reconnaît comme une façon légitime et belle de pouvoir vivre sa sexualité.
Il est donc normal que des femmes se demandent si elles peuvent faire une famille sans avoir à se cacher. La place de l'homme est alors celle d'un donneur. L'on dira à l'enfant qu'un homme a contribué à son existence, mais qu'il ne voulait pas être son père. Il voulait permettre à deux femmes de l'avoir et de l'élever. À ce titre, la place du donneur n'est pas seulement celle d'un fournisseur d'un matériau interchangeable de reproduction, mais relève d'un statut qui reste à inventer.
La séance s'achève à dix-neuf heures cinq.
Membres présents ou excusés
Mission d'information de la Conférence des présidents sur l'adaptation de la politique familiale française aux défis de la société du XXIe siècle
Présents. - Mme Pascale Boyer, Mme Nathalie Elimas, M. Gilles Lurton, Mme Zivka Park, Mme Marie Tamarelle-Verhaeghe, M. Stéphane Viry
Excusés. - Mme Christine Cloarec-Le Nabour, Mme Jacqueline Dubois, Mme Laure de La Raudière, Mme Frédérique Meunier