Mission d'information sur l'émergence et l'évolution des différentes formes de racisme et les réponses à y apporter

Réunion du jeudi 5 novembre 2020 à 10h00

Résumé de la réunion

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La réunion

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La mission d'information procède à l'audition de M. Patrick Charlier, directeur de l'UNIA (Centre interfédéral belge pour l'égalité des chances et la lutte contre le racisme et les discriminations).

La séance est ouverte à 10 heures.

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Nous avons l'honneur de recevoir Patrick Charlier, directeur de l'UNIA, également appelé « Centre interfédéral pour l'égalité des chances et la lutte contre le racisme et les discriminations », institution belge qui lutte en Belgique contre les discriminations et pour l'égalité des chances.

Je rappelle que la présente mission d'information a été créée par la Conférence des présidents de l'Assemblée nationale le 3 décembre 2019. À l'issue de nos travaux sera présenté un rapport présentant un état des lieux des formes de racisme en France, mais nous nous intéressons aussi à la situation de ces questions dans les autres pays européens et c'est tout le sens des auditions que nous menons ce matin.

Nous espérons que la situation que vous connaissez en Belgique pourra éclairer celle que nous vivons en France et que vous pourrez pointer, par contraste, les forces et les faiblesses de notre système et formuler des recommandations à partir de « ce qui marche » en Belgique.

Je laisse la parole à Mme Abadie pour introduire avec moi cette audition puis nous vous laisserons commencer votre propos liminaire, avant de passer aux questions et réponses.

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En France il reste des progrès à faire sur la poursuite des actes et des propos racistes, notamment au titre de la circonstance aggravante. Je serais curieuse de voir le fonctionnement, en comparaison, de la chaîne pénale belge.

Pendant ces auditions, nous avons beaucoup parlé du travail encore inachevé sur la mémoire. La France et la Belgique ont beaucoup de points communs sur ce sujet. Comment traitez-vous le sujet mémoriel, notamment auprès des jeunes générations issues de la diversité ? En France, ces jeunes générations ont parfois un conflit d'identités ; pour autant, elles ne connaissent pas toujours bien leur culture d'origine et la découvrent par le biais de chaînes Youtube.

Enfin, je suis curieuse de savoir si en Belgique on parle aussi de « racisme d'État » et de racisme institutionnel et comment vous luttez contre ces discriminations, observables dans les statistiques, qui ne sont pas volontaires, au regard de l'énergie déployée par nos États pour lutter contre ces discriminations, mais qui peuvent résulter d'un état donné des institutions.

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Patrick Charlier, directeur de l'UNIA

. Je vous remercie pour votre invitation. En préambule, je voudrais d'abord, depuis la Belgique, vous adresser un message de solidarité et de compassion pour les événements odieux dont la France a été victime récemment, que ce soit à Conflans-Sainte-Honorine, à Nice ou ailleurs.

Notre nom officiel est le Centre interfédéral pour l'égalité des chances et la lutte contre le racisme et les discriminations. En application des directives européennes, chaque État membre de l'Union doit désigner un ou plusieurs organes de promotion de l'égalité chargé de lutter contre les discriminations et de formuler des propositions. Nous sommes en Belgique un des deux organes de promotion de l'égalité, avec l'Institut pour l'égalité des femmes et des hommes compétent pour les discriminations de genre.

L'UNIA n'est pas compétent pour le genre, mais il est compétent pour les cinq autres critères : la race, le handicap, l'âge, l'orientation sexuelle, convictions religieuses. Nous sommes également reconnus comme l'institution nationale des droits humains de statut B par le Haut-commissariat des Nations Unies aux droits de l'homme (il n'y a pas encore d'institution nationale de type A en Belgique).

Notre homologue en France, pour tout ce qui relève des discriminations, est le Défenseur des droits qui intègre l'ancienne Haute autorité de lutte contre les discriminations (Halde). Nous avons d'ailleurs un protocole de collaboration bilatérale avec le Défenseur des droits. Nous sommes également, pour le volet Institutions nationales des droits de l'homme (INDH), l'équivalent de votre Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH).

En matière de lutte contre le racisme, nous nous sommes dotés récemment d'une commission d'accompagnement qui est composée de manière trilatérale, avec des organisations et des associations de la société civile, des représentants des partenaires sociaux et des universitaires.

Au niveau des domaines, nous travaillons dans le secteur de l'emploi, du logement, de l'enseignement, de la justice, de la police, de la santé et de la culture. Nous avons des protocoles de collaboration formelle avec les principaux syndicats, mais également avec les organisations d'employeurs, pour travailler par exemple à la promotion de l'égalité et à la lutte contre les discriminations dans l'emploi.

Nous travaillons notamment au niveau local, mais aussi au niveau des régions et des communautés. À l'instar du Défenseur des droits, nous avons des bureaux locaux. Des collaborateurs et collaboratrices de l'UNIA sont rémunérés et travaillent dans les régions, que ce soit en Flandre ou en Wallonie. Ils travaillent en permanence de manière décentralisée, en contact direct avec les autorités locales et les acteurs locaux.

La Belgique est un pays institutionnellement complexe. Nous avons trois régions et trois communautés. C'est l'une des raisons pour lesquelles notre nom officiel est le Centre interfédéral pour l'égalité des chances. Le qualificatif « interfédéral » traduit cette réalité, puisqu'au lieu d'avoir une loi fondatrice, nous avons un accord de coopération qui a été adopté par huit assemblées parlementaires différentes. De ce fait, nous sommes la seule institution compétente en Belgique tant pour les matières fédérales que pour les matières communautaires ou régionales.

En Belgique, les matières communautaires sont importantes puisque tout le secteur de l'enseignement et de la culture en fait partie. Les matières régionales comprennent des pans importants des volets économiques et sociaux, dont le logement, les transports (à l'exception des trains SNCB) et une partie de la politique de l'emploi. Nous travaillons aussi au niveau fédéral sur les questions de police et de justice. Au-delà des contacts bilatéraux, nous faisons aussi partie de réseaux internationaux. Le principal est Equinet (European network of equality bodies), le réseau européen des organes de promotion de l'égalité. Il y a aussi ENNHRI (European Network of National Human Rights Institutions), le réseau européen des institutions nationales des droits humains.

Que faisons-nous concrètement ? Nous traitons des signalements et des dossiers. Nous avons reçu en 2019 plus de 8 000 signalements. Nous avons ouvert plus de 2 300 dossiers. Nous ouvrons un dossier à partir du moment où nous sommes compétents et si, au-delà du signalement, il nous est demandé d'agir en justice, de faire de la conciliation ou de la médiation. Il arrive que nous recevions des dizaines ou des centaines de signalements pour un seul dossier. C'est arrivé notamment lorsque nous avons agi contre Sharia4Belgium et son dirigeant Fouad Belkacem, qui a été poursuivi et condamné pour incitation à la haine.

Certains de nos métiers relèvent plus de la prévention et de la promotion. Nous réalisons des campagnes d'information, de sensibilisation et de formation ; nous effectuons un travail de monitoring « mesurer et savoir » ; nous produisons très régulièrement des études et recherches. Nous avons publié des baromètres de la diversité en matière de logement, d'emploi et d'enseignement. Nous nous attachons maintenant au secteur de la justice. Nous avons aussi fait une étude sur la sélectivité policière et le profilage ethnique ; sur les discours politiques qui étaient dans la « zone grise ». Nous publierons prochainement une étude sur le classement sans suite et le sous-rapportage, avec un travail au niveau des parquets. Enfin, nous formulons régulièrement des avis et recommandations, d'initiative ou à la demande. Nous sommes régulièrement auditionnés par les différentes assemblées en Belgique.

Le concept de racisme est polysémique et il est nécessaire de clarifier de quoi nous parlons pour éviter les malentendus.

Le racisme peut être une vision historique. Nous pouvons remonter pratiquement à la controverse de Valladolid où l'on se demandait si les Indiens avaient une âme. Il y a aussi tout le racisme scientifique qui a été développé au XIXe et au XXe siècle. À titre d'illustration, voici une photographie de l'atlas Les Retrouvés, avec lequel j'ai joué et que j'ai lu étant enfant. Cet atlas a été édité en 1963 sous l'égide de l'UNESCO et de toutes les autorités scientifiques que nous pouvons imaginer. Or nous pouvons lire dans cet atlas : « La notion de race humaine correspond à une réalité biologique. Elle est complètement distincte de celle de peuple, de nation, de tribu ou de civilisation. Une race est un ensemble d'individus qui sont issus de mêmes ancêtres et qui possèdent donc des liaisons génétiques, une communauté de caractères anatomiques, physiologiques et pathologiques. » Les photographies présentent trois groupes raciaux : les Blancs, les Jaunes et les Noirs. Je ne lirai pas ce qui est écrit à propos des Noirs, mais c'est assez humiliant. Surtout, il y a un petit groupe des races primitives, formées par des « types humains aux caractéristiques anatomiques archaïques en voie d'extinction ». Il s'agit de « vestiges d'un groupe humain autrefois important dans toute l'Océanie et dont l'aspect fruste fait penser parfois aux zones fossiles de l'homme de Néandertal. » Cette réalité de l'histoire du racisme scientifique et biologique est restée bien au-delà du XIXe siècle, contrairement à ce que l'on pense.

Le racisme peut aussi avoir un sens sociologique ou psychologique. Toutes les études de psychologie sociale démontrent que nous avons tous, vous et moi, des stéréotypes. Cela fait partie de la nature humaine. Il est même nécessaire pour notre survie d'avoir des stéréotypes et de ne pas devoir à chaque fois comprendre les choses. Les stéréotypes peuvent porter sur différents groupes de personnes (les Noirs, les femmes, les musulmans, les juifs) ; ces stéréotypes sont naturels, nous ne devons pas en avoir honte. La difficulté est que du stéréotype nous pouvons passer au préjugé. Je renvoie aux travaux de Pierre Tevanian qui démontre la mécanique raciste. Nous affectons une caractéristique négative ou positive d'ailleurs, à un groupe donné en fonction de la nationalité, de l'originalité, de la couleur de la peau, etc. Il peut en résulter des comportements discriminatoires ou des actes et des discours de haine.

De manière plus collective, des travaux sociologiques démontrent comment la discrimination raciale a tendance à se perpétuer dans les pans de la société, avec une dimension plus collective. De nombreux travaux démontrent cette réalité d'une discrimination raciale systémique, que certains appellent le « racisme d'État ». Je n'utilise pas ce terme-là.

Il y a aussi le racisme au sens des conventions et des engagements internationaux : la Convention visant à l'élimination de la discrimination raciale, les travaux issus de la Conférence mondiale contre le racisme de Durban, le rapporteur spécial des Nations Unies sur les questions de racisme, le groupe d'experts sur les personnes afrodescendantes, les travaux de la Commission européenne contre le racisme et l'intolérance (ECRI) abordent aussi ces questions avec leurs propres critères.

Le racisme a aussi un sens courant. Vous avez certainement déjà entendu parler de « racisme anti-jeunes », de « racisme anti-vieux », de racisme contre les homosexuels. Au sens propre du terme, parler de racisme anti-jeunes ou de racisme anti-vieux n'a aucun sens. Quand nous parlons de lutte contre le racisme, certains voudront étendre la notion à d'autres types de discriminations et noyer les questions de racisme dans d'autres enjeux.

Il existe aussi le racisme au sens militant. Nous entendons parler du « racisme d'État » par des groupes, des associations et des organisations qui mettent en avant le fait que le racisme est d'abord une réalité vécue par les personnes qui sont victimes de racisme – les personnes « racisées » – et que ces personnes sont les premières légitimes pour parler du racisme. On dénie aux personnes qui ne sont pas victimes de discours de haine ou de profilage policier la légitimité d'en parler. Cela se traduit par les références au passé esclavagiste et au passé colonial, mais aussi aux rapports de domination qui peuvent exister entre la majorité et les minorités ou les groupes qui sont minorisés.

Je me propose aujourd'hui d'adopter la définition juridique du racisme, même si je n'exclus pas les autres questions.

En Belgique, la loi du 30 juillet 1981 visant à réprimer certains actes inspirés par le racisme et la xénophobie est la première législation belge qui vise à lutter contre le racisme et la xénophobie. Initialement, cette loi était exclusivement pénale. Elle s'inspire directement de la Convention internationale sur l'élimination de toutes les formes de discrimination raciale (CERD). Une partie du texte de l'époque – ce n'est plus le cas aujourd'hui – était un simple copié-collé de certains articles de la CERD. Je souligne que dès le départ, mais encore aujourd'hui, il est question de certains actes inspirés par le racisme et la xénophobie.

Je me permets d'insister sur ce point, car trop souvent nous avons l'impression que la réponse législative ou judiciaire constitue la principale réponse au racisme ; je ne le crois pas. Le législateur belge a eu cette modestie ou cette lucidité de penser que d'autres types d'actions sont nécessaires et que la loi ne peut pas tout pour lutter contre le racisme et la xénophobie. La directive européenne 2000/43/CE du 29 juin 2000 relative à la mise en œuvre du principe de l'égalité de traitement entre les personnes sans distinction de race ou d'origine ethnique, appelée « directive Race », glisse du racisme à la discrimination raciale. Or la discrimination raciale a une dimension qui sort du champ pénal. La décision-cadre 2008/913/JAI du 28 novembre 2008 sur la lutte contre certaines formes et manifestations de racisme et de xénophobie au moyen du droit pénal réintroduit la question de la pénalisation des manifestations de racisme et de xénophobie.

Aujourd'hui, la législation belge interdit certains comportements fondés sur des critères raciaux : l'origine nationale ou ethnique, l'ascendance, la couleur de la peau, la « prétendue race » – la loi belge a inséré en 2003 le qualificatif symbolique « prétendu » pour ne pas justifier le concept de race –, la nationalité.

Le premier type de comportement interdit est la discrimination raciale : refuser une famille africaine dans un logement parce qu'elle est noire, refuser l'accès à certains services à un juif parce qu'il est juif, etc. En ce qui concerne la discrimination raciale, on ne recherche pas l'intention de discriminer. Nous nous attachons au fait de savoir si une situation est discriminatoire, qu'elle soit intentionnelle ou non, qu'elle soit directe ou indirecte. La dimension directe ou indirecte ne se confond pas avec le caractère intentionnel ou non : on peut organiser intentionnellement une discrimination raciale indirecte. Pour sanctionner la discrimination raciale, nous nous attachons au fait discriminatoire, indépendamment de l'intention du responsable.

Il existe toujours une espèce de condamnation morale associée au racisme : « C'est un méchant raciste ». Or il faut rappeler qu'on peut commettre une discrimination raciale de manière non intentionnelle, sans être raciste. Je ne parle pas de racisme d'État, mais plutôt de discrimination raciale structurelle et systémique parce que je ne crois pas qu'il y ait une intention volontaire d'un groupe au pouvoir de perpétuer ces discriminations raciales. Je ne crois pas à un complot caché visant à perpétuer les inégalités Ces choses sont de l'ordre, en partie, de l'inconscient. Elles deviennent conscientes si elles sont mises en avant et si rien n'est fait.

Deuxième comportement : les discours de haine à caractère racial, y compris le négationnisme. Pour le discours de haine et l'incitation à la haine, il existe une différence importante entre les législations belge et française. En France, il y a l'infraction de « provocation à la haine raciale » vis-à-vis d'une personne ou d'un groupe. C'est un dol simple. En Belgique, pour être condamné pour incitation à la haine raciale, il faut démontrer un dol spécial, c'est-à-dire que la personne tient des propos et que par ses propos elle veut pousser un tiers à commettre un acte de haine, de violence et de discrimination. Le seuil pour être condamné à l'incitation à la haine est donc plus élevé en Belgique qu'en France. En d'autres termes, certains propos seraient condamnés en France mais pas en Belgique.

Personnellement, j'ai toujours défendu l'idée de ce seuil élevé, parce que la liberté d'expression reste le principe à défendre. Nous répondons d'abord aux mots par les mots. Tant que nous ne pouvons pas démontrer que quelqu'un veut pousser un tiers à commettre un acte de racisme, de haine ou de violence, nous restons dans le domaine de la liberté d'expression. Conséquence de ce seuil exigeant en Belgique : quand quelqu'un est condamné, il est complètement discrédité et ne sera plus invité sur les plateaux de télévision – par exemple, quand un des membres du Vlaams Belang, parti classé à l'extrême droite est condamné ou même simplement poursuivi, il est immédiatement exclu. À l'inverse, en France, les personnes condamnées pour provocation à la haine raciale continuent à être actives, à être invitées sur les plateaux de télévision et à suivre un parcours politique. La stigmatisation liée à la provocation à la haine raciale me paraît être moins forte en France qu'en Belgique, précisément parce que le seuil de condamnation y est plus faible.

Troisième comportement : les actes de haine à caractère raciste. C'est ce que vous appelez les circonstances aggravantes. Effectivement, depuis 2003 il existe dans le code pénal une circonstance aggravante, liée à l'intention ou au mobile. Si un acte est commis avec une intention raciste, la peine peut être doublée. Se pose toujours la question de la preuve, mais il existe un certain nombre de jurisprudences. Cette circonstance aggravante n'est pas générale dans le code pénal. Elle est attachée à certaines infractions. Pour certaines infractions, il n'existe pas de circonstances aggravantes. C'est le cas par exemple des traitements inhumains et dégradants et de la torture pour lesquels le législateur n'a pas prévu de circonstances aggravantes. Nous formulons donc une demande pour revoir le Code pénal et pour étendre la possibilité de circonstances aggravantes à d'autres infractions.

Il est important de dire, en comparaison entre la Belgique et la France, que, contrairement au Défenseur des droits, l'UNIA est compétent pour traiter des discours de haine et des actes de haine. Le volet pénal entre explicitement dans notre mandat. Nous pouvons agir en justice auprès des victimes, ou d'initiative lorsqu'il n'y a pas de victime, pour faire condamner des personnes responsables de discours ou d'actes de haine à caractère raciste. C'est une grande différence : le Défenseur des droits ne peut pas agir directement et le fait de manière indirecte. Il existe différentes déclinaisons du racisme. À nos yeux et dans la loi belge, l'antisémitisme est une forme de racisme. C'est le critère de l'ascendance, qui existe depuis 1981. Que ce soit dans les travaux préparatoires ou dans la jurisprudence, tout ce qui relève de l'antisémitisme est lié au racisme et non pas aux convictions religieuses et philosophiques, qui constituent un autre critère. Quand certains actes s'en prennent directement à une synagogue ou un rabbin, ce qui est rare, on ne parle pas d'antisémitisme mais de judéophobie. L'antisémitisme est une réalité aujourd'hui en Belgique, avec beaucoup de discours de haine et d'actes de haine contre les juifs, mais en revanche très peu de discriminations.

Il existe aussi une « afrophobie », spécifique, à l'encontre des afrodescendants, en fonction de leur couleur de peau. De même, les Roms et les gens du voyage font l'objet de stéréotypes et de discriminations qui leur sont spécifiques.

Cette liste des déclinaisons du racisme est importante, car elles se traduisent par des comportements qui ne sont pas les mêmes.

Nous donnons du terme « islamophobie » une définition restrictive. Nous parlons d'islamophobie quand nous pouvons démontrer que dans un acte, un discours ou une discrimination il y a un mépris ou une hostilité à l'égard des musulmans. Par exemple, nous ne qualifions les discriminations dont les musulmans peuvent être victimes « d'islamophobes » que si elles relèvent d'une hostilité à l'égard des musulmans.

La xénophobie vise tous les actes contre les étrangers, les migrants et les demandeurs d'asile. Par exemple, il y a un an, un futur centre d'asile a été incendié. Cet incendie criminel relève de la xénophobie.

« L'asiaphobie » est une question sur laquelle nous nous sommes aussi interrogés. Nous constatons, par rapport à ce qui se passe aux Pays-Bas et en France, qu'il ne s'agit pas d'un phénomène majeur en Belgique. Mon interprétation est que l'histoire de la Belgique n'est pas marquée par la colonisation de pays asiatiques, contrairement à la France et aux Pays-Bas. Les représentations stéréotypées sont beaucoup moins ancrées dans notre société que dans les pays qui possèdent ce passé colonial. C'est intéressant, car cela montre que les questions de mémoire sont très liées à l'histoire nationale. Nous avons eu quelques cas d'asiaphobie lors de l'émergence de la covid-19. Comme le virus venait de Chine, des personnes d'origine asiatique ont été stigmatisées. C'était relativement nouveau.

Je suis prudent sur la question du « racisme anti-Blanc ». Juridiquement, la définition des critères de discrimination est neutre. Il est tout à fait possible qu'une personne blanche soit victime d'un acte de haine ou d'une discrimination à raison de sa couleur de sa peau. Nous avons été très critiqués par certaines organisations antiracistes quand nous avons soutenu en justice un policier blanc victime d'un comportement que nous estimons être raciste de la part d'une personne qui avait été arrêtée. La justice a alors reconnu le caractère raciste du comportement. De même, Faoud Belkacem a été condamné pour avoir tenu des propos d'incitation à la haine à l'égard des non-musulmans. D'un autre côté, il n'existe pas de discrimination raciale structurelle et systématique vis-à-vis des Blancs. La probabilité d'être victime d'un comportement ou d'un acte raciste est beaucoup moins importante si on est issu du groupe majoritaire. Enfin, je n'aime pas utiliser l'expression de racisme anti-blanc parce qu'il est instrumentalisé par des groupes qui cherchent à nuire au combat contre le racisme.

Quels sont les enjeux contemporains du racisme et des discriminations raciales ? Pour moi, le premier enjeu est celui de la dimension individuelle versus la dimension structurelle. Personne ne conteste qu'il puisse y avoir des situations de discrimination individuelle (par exemple, une personne se voit refuser un logement ou un emploi en raison de son origine). En revanche, la reconnaissance de discriminations structurelles et systémiques ne va pas de soi. Nous publions des études et des recherches qui démontrent qu'il existe des inégalités systémiques et récurrentes qui ne sont pas explicables autrement que par des discriminations. C'est ce que certains traduisent par la notion de « racisme d'État ».

J'en viens au monitoring socio-économique que nous menons, sur la base statistiques ethniques. Cette analyse croise les données de deux bases de données – anonymisées – sur l'ensemble de la population de 18 à 60 ans, avec l'autorisation de l'Autorité de protection des données. Nous utilisons d'une part le Registre national qui donne des informations sur la nationalité des personnes, celle de leurs parents et grands-parents ainsi que sur la nationalité à la naissance pour ces trois générations. Nous avons ainsi une des informations sur la deuxième et la troisième génération. Nous disposons de quatorze catégories différentes qui se répartissent entre les Belges d'origine belge (c'est-à-dire dont les deux parents sont nés belges) et les Belges d'origine étrangère. Nous opérons aussi des distinctions en fonction de la région d'origine. D'autre part, nous utilisons les données de la Banque Carrefour de la Sécurité sociale pour connaître la situation de ces personnes par rapport à l'emploi : situation, statut, salaire. En croisant les deux bases de données, nous obtenons une photographie de la position de la personne sur le marché de l'emploi en fonction de son origine.

Depuis 2008, d'année en année, les inégalités se perpétuent : plus on est étranger, moins on occupe une position favorable sur le marché de l'emploi. Notre marché de l'emploi a tendance à perpétuer ces inégalités. C'est l'illustration des discriminations structurelles. À ce rythme, nous parviendrons à une situation d'égalité dans soixante ou quatre-vingts ans.

Le deuxième enjeu est celui de l'intersectionnalité. Des personnes peuvent être discriminées non pas sur la base d'un seul critère mais sur la base d'une combinaison de critères (par exemple les femmes noires, maghrébines, etc.). Actuellement, d'un point de vue juridique, nous sommes obligés de travailler sur un seul critère, comme le sexe ou la race. La combinaison des critères n'est pas encore reconnue comme elle devrait l'être sur le plan juridique. Cet enjeu est certes important, mais la lutte contre les discriminations raciales ne se réduit pas à ces questions d'intersectionnalité.

Le troisième enjeu consiste à dépasser la polarisation entre universalisme et communautarisme. Trop souvent, on oppose les deux. L'enjeu est de mettre du « et » et non pas du « ou ». Il ne faut pas l'universalisme « ou » le communautarisme ; il faut les deux. Ce n'est pas toujours facile. La difficulté c'est que les différentes associations, par exemple les associations d'afrodescendants ou les associations juives, ont tendance à mettre en avant les seules discriminations subies par leur propre communauté en oubliant parfois les autres dimensions de la discrimination.

Le quatrième enjeu est qu'il ne doit pas exister de sujet tabou. Il faut parler du fondamentalisme, du racisme anti-blanc, de l'échec de l'intégration, de la question de l'assimilation ou de l'inclusion.

Internet et les réseaux sociaux représentent également un enjeu. La France et l'Allemagne ont adopté des législations extrêmement ambitieuses, dont nous mesurons les effets. Un des enjeux est de savoir si on confie à des entreprises privées le contrôle de la liberté d'expression et si on leur demande de procéder à de la censure. Je pense que c'est le rôle de l'État de réguler ces questions et de ne pas abandonner la régulation à ces acteurs privés.

Dernier enjeu : la question des algorithmes, de leurs opportunités et de leurs menaces. Les acteurs français sont très au fait de ces sujets. J'ai participé à un débat extrêmement intéressant avec le Défenseur des droits et avec la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL).

Voici à présent des éléments chiffrés. En 2019, sur 2 300 dossiers que nous avons ouverts, 951 concernent les critères raciaux. C'est beaucoup, mais je rappelle que nous ne sommes pas compétents pour les discriminations à raison du genre. Les secteurs où nous intervenons le plus souvent sont ceux des biens et des services (logement, accès aux discothèques), des médias (réseaux sociaux) et de l'emploi. Ces trois secteurs sont très proches pour ce qui concerne le racisme alors que pour le handicap nous intervenons surtout sur l'enseignement et sur la mobilité. 70 % des dossiers que nous ouvrons sur l'âge portent sur l'emploi.

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. Merci pour cette présentation, qui a le mérite de faire la synthèse d'un certain nombre d'enjeux qui dépassent de loin votre cadre national et qui nous permettent de structurer notre pensée.

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. La présentation est très complète. J'ai beaucoup apprécié votre attention aux concepts. À propos des discriminations structurelles, il n'existe pas vraiment de coupable, sauf à rester passifs face au constat des quartiers et des logements sociaux. Existe-t-il un autre terme que celui de « discrimination » ? J'aimerais trouver un terme qui ne présente pas les personnes comme des victimes, mais comme des acteurs capables de défendre leurs intérêts. Il est difficile d'inclure si nous partageons la population entre coupables et victimes, mais il n'en faut pas moins lutter contre ces discriminations dont la société dans sa globalité se rend coupable.

Juridiquement, il existe des différences sensibles entre France et Belgique sur l'action collective et sur l'action en justice. Votre organisation possède des salariés. Au niveau local, nous avons des militants et nous n'avons pas toujours une action permanente et investie comme un salarié peut l'effectuer.

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. Je suis sensible également à la différence que vous faites entre les termes et au à votre refus de l'expression de « racisme d'État ». Je m'intéresse à votre idée de s'attaquer aux actes indépendamment de l'intention. Cette idée est-elle partagée par l'ensemble de la société ?

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Patrick Charlier, directeur de l'UNIA

. Il n'existe pas de substitut au terme de discrimination. Il existe une vraie difficulté pour faire comprendre et accepter de la part des différents acteurs (victimes, auteurs, monde judiciaire, monde médiatique, monde politique) que la discrimination est un fait interdit par la loi mais qu'on ne doit pas nécessairement y adjoindre une condamnation morale, surtout quand la discrimination n'est pas intentionnelle ou malveillante.

En tant qu'organisation généraliste de lutte contre les discriminations, nous constatons que la question de l'intention et de la condamnation morale est moins prégnante quand il s'agit des discriminations liées au handicap. Il est fréquent d'entendre : « Cette personne est discriminée, mais je n'ai pas pour autant commis une faute. » C'est le cas aussi pour l'âge et l'orientation sexuelle. Il faut donc débarrasser la notion de discrimination de sa charge morale ; toute discrimination raciale n'est pas forcément stigmatisante pour son auteur. Je plaide couramment pour faire comprendre cette réalité, et cela nous permet parfois de trouver des solutions extrajudiciaires.

Par exemple, dans les offres d'emploi pour lesquelles on demande que la langue maternelle soit le français, nous voyons une discrimination sur la base de l'origine. Une personne qui a une maîtrise parfaite du français, mais dont le français n'est pas la langue maternelle, ne peut pas se porter candidate. C'est un point sur lequel nous pouvons négocier et c'est un cas de discrimination sans dimension morale.

J'ai eu l'occasion de participer à la réunion des délégués du Défenseur des droits. J'ai été impressionné par ce réseau (plusieurs centaines de personnes), mais leur rôle est essentiellement de traiter des signalements individuels. Le Défenseur des droits a hérité du réseau des médiateurs de la République. Nous voyons nos délégués régionaux comme des ambassadeurs sur l'ensemble de nos métiers. Ils sont proches des citoyens, mais aussi des autorités locales. Ils effectuent des actions de promotion, de sensibilisation, de prévention et ils travaillent sur des réseaux locaux. Nos services locaux représentent de l'ordre de treize équivalents temps plein pour l'ensemble du territoire.

J'ai expliqué que je n'utilisais pas le terme de racisme d'État. Je suis également réticent à l'utilisation du terme de « racisé ». Cela étant, je reconnais toute la légitimité et l'intérêt d'une société civile militante et engagée. Elle joue son rôle d'aiguillon. Il est important que ces organes militants puissent aussi reconnaître la raison d'être d'organes de promotion de l'égalité, comme l'UNIA. Nous avons chacun un rôle à jouer. L'existence de ces organisations nous fait voir les choses sous un autre angle, ce qui a une influence sur notre manière d'agir ou de communiquer.

La séance est levée à 11 heures 15.