Publié le 18 novembre 2021 par : M. Acquaviva, M. Molac, M. Castellani, M. Colombani, M. Pupponi.
I. – À titre expérimental et pendant une durée de cinq ans à compter de la promulgation de la présente loi, l’Assemblée de Corse peut, par délibération, délimiter des périmètres dans lesquels peuvent être subordonnées à déclaration préalable, afin de lutter contre les spéculations foncière et immobilière, les aliénations à titre onéreux d’immeubles ou de parties d’immeubles bâtis et non bâtis en pleine propriété, en usufruit, en nue-propriété ou de la majorité des droits sociaux d’une société propriétaire principalement d’un ou plusieurs immeubles ou d’ensembles de droits sociaux situés sur tout ou partie de son territoire, dès lors que ces aliénations donnent lieu à une transaction supérieure ou égale à un montant déterminé au mètre carré par décret en Conseil d’État, pris après avis de l’Assemblée de Corse.
Est qualifiée d’aliénation à titre onéreux toute opération visant à transférer tout ou partie de la propriété d’un immeuble, que ce transfert prenne la forme d’une vente, d’un échange ou d’un apport en société.
Les acquisitions effectuées par des cohéritiers sur licitation amiable ou judiciaire et les cessions consenties à des parents ou alliés jusqu’au quatrième degré inclus, ou à des cohéritiers ou à leur conjoint survivant ainsi que les actes conclus entre indivisaires en application des articles 815‑14,815‑15 et 883 du code civil sont exclues de ce droit de préemption.
II. – Un droit de préemption sur les aliénations déclarées en application du I peut être exercé, au nom de la collectivité de Corse, par le président du conseil exécutif de Corse, qui peut le déléguer à un établissement public, dans les conditions fixées par l’Assemblée de Corse.
Pour des motifs d’intérêt général, dans le but de garantir l’exercice effectif du droit au logement des habitants en privilégiant l’accession sociale à la propriété et en favorisant la mixité sociale, d’encourager la construction de logements sociaux, de préserver l’accès aux services publics, de développer les réseaux, les infrastructures et les équipements ou de favoriser l’accueil, le maintien et l’extension des activités économiques, le président du conseil exécutif peut exercer ce droit de préemption, par décision motivée, dans un délai de deux mois à compter de la réception de la déclaration d’intention d’aliéner.
Ce droit de préemption s’applique sans préjudice des droits de préemption mentionnés au titre Ier du livre II du code de l’urbanisme, qui ont un caractère prioritaire.
III. – Chaque aliénation mentionnée au I est subordonnée, à peine de nullité, à une déclaration d’intention d’aliéner faite par le propriétaire auprès de la collectivité de Corse selon les modalités définies à l’article L. 213‑2 du code de l’urbanisme.
À défaut d’accord amiable, le prix d’acquisition est fixé selon les modalités prévues aux articles L. 213‑4 à L. 213‑7 du même code. Toutefois, si ce prix ne lui convient pas, le cédant conserve la possibilité de renoncer à son opération.
Le silence du titulaire du droit de préemption à l’échéance du délai mentionné au deuxième alinéa du I bis du présent article vaut renonciation à l’exercice de son droit de préemption. L’aliénation peut alors être réalisée aux prix et conditions figurant dans la déclaration d’intention d’aliéner.
IV. – Le titulaire du droit de préemption doit, dans un délai de cinq ans à compter de la prise de possession du bien préempté, engager l’opération en vue de l’affectation du bien permettant d’atteindre l’un des buts mentionnés au deuxième alinéa du II, qui peut être différent de celui mentionné dans la décision de préemption.
Lorsqu’un bien acquis par exercice du droit de préemption n’a pas été affecté dans les conditions prévues au premier alinéa du présent I quater, les articles L. 213‑11 et L. 213‑12 du code de l’urbanisme sont applicables.
Lorsque, après que le transfert de propriété a été effectué, la décision de préemption est annulée ou déclarée illégale par la juridiction compétente, les articles L. 213‑11‑1 et L. 213‑12 du même code sont applicables.
V. – Les modalités d’application du présent article sont déterminées par décret en Conseil d’État, pris après avis de l’Assemblée de Corse.
VI. – Au plus tard trois mois avant la fin de l’expérimentation, le Gouvernement remet au Parlement un rapport procédant à son évaluation.
VII. – La perte de recettes pour l’État est compensée à due concurrence par la création d’une taxe additionnelle aux droits mentionnés aux articles 575 et 575 A du code général des impôts.
VIII. – La perte de recettes pour les collectivités territoriales est compensée à due concurrence par la majoration de la dotation globale de fonctionnement et, corrélativement pour l’État, par la création d’une taxe additionnelle aux droits mentionnés aux articles 575 et 575 A du code général des impôts.
Le présent amendement propose d’introduire dans le projet de loi 3DS l’article 1 de la proposition de loi relative à l’évolution statutaire de la collectivité de Corse afin de lutter contre le phénomène de spéculations foncière et immobilière dans l’île, adoptée en commission des lois le 31 mars 2021 (avec quelques modifications rédactionnelles à la marge), afin d’accélérer le processus législatif.
Ce dispositif permet à la collectivité de Corse d’instaurer et d’exercer, à titre expérimental pour une durée de cinq ans, un droit de préemption sur les transferts de propriété bâtie ou non bâtie sur l’ensemble du territoire de la collectivité de Corse. Ce droit est mis en œuvre par le président du conseil exécutif de Corse, qui peut le déléguer, et s’exerce dans un délai de deux mois à compter de la déclaration de transfert.
L’exercice du droit de préemption au niveau de la collectivité de Corse s’avère pertinent dans la mesure où très peu de communes en Corse sont en mesure de le mettre en œuvre, en l’absence de plans locaux d’urbanisme.
Il faut souligner que ce droit est par ailleurs particulièrement encadré. Il est limité à certaines zones de l’île, évolutives, et préalablement définies par l’Assemblée de Corse, et pour des motifs d’intérêt général largement précisés dans la rédaction du dispositif, hors succession.
D’autre part, l’intervention d’un décret en Conseil d’État, pris après l’Assemblée de Corse, sera nécessaire pour déterminer le prix au mètre carré à partir duquel le droit de préemption pourra s’exercer et plus généralement pour fixer les modalités d’application de l’article.
Enfin, il est prévu un droit de rétrocession au profit du vendeur dont le bien été préempté, si ce bien n’a pas été affecté dans un délai de cinq ans à un des objets justifiant la préemption.
Le besoin de régulation du marché de l’immobilier et du foncier en Corse est aujourd’hui une urgence sociale et économique. Si d’autres territoires en France hexagonale connaissent des difficultés liées aux prix du foncier et de l’immobilier, tous les spécialistes de la question s’accordent sur le fait que la situation de la Corse à cet égard est sans équivalent. La Corse cumule en effet un fort taux de résidences secondaires, un pouvoir d’achat plus faible que la moyenne nationale et une déficience de l’offre de logement. Les résidences secondaires en Corse représentent 28,8 % du parc de logement, un taux trois fois plus élevé que la moyenne du territoire national (9,7 %). Le nombre de résidences secondaires a augmenté beaucoup plus rapidement (+ 54 % en 20 ans) que celui des résidences principales (+ 40 % en 20 ans) et certaines communes comme Portivechju comptent d’ores et déjà une majorité de résidences secondaires.
37 % de ces résidences secondaires sont détenues par des résidents corses, 55 % par des personnes résidant en France hors Corse, et 8 % par des personnes résidant à l’étranger. Il y a lieu de distinguer ici les « maisons de village » détenues à titre de résidence secondaire par de nombreux Corses, très souvent en indivision depuis plusieurs générations et en attente de régularisation sur les successions, de certaines résidences secondaires, souvent situées à proximité du littoral et achetées dans un but purement spéculatif. Certaines de ces propriétés sont en effet proposées à la location saisonnière à des prix très élevés, atteignant facilement plus de 10 000 euros par semaine pendant la période estivale pour une grande villa, et souvent en dehors de tout cadre légal. Selon l’agence du tourisme de la Corse, ce type de location représenterait pas moins de 75 % de l’offre de logements touristiques sur l’île ([5]). Il y a là une concurrence évidente pour les acteurs professionnels traditionnels du logement touristique.
Ces résidences secondaires sont inégalement réparties sur le territoire corse :
– l’extrême-sud et la côte du nord-ouest comptent une part élevée de résidences secondaires, ce à quoi s’ajoute une forte fréquentation touristique dans les établissements publics de coopération intercommunale (EPCI) de Calvi-Balagne, de Pieve de l’Ornano et du Taravo et de Sud-Corse ;
– l’intérieur des terres compte de nombreuses résidences secondaires détenues en majorité par des Corses ;
– les agglomérations de Bastia et Ajaccio se caractérisent par une part moindre de résidences secondaires (10,8 %).
La Corse se caractérise également et essentiellement par la dynamique des prix des terrains à bâtir et des propriétés bâties. Entre 2006 et 2017, le coût moyen au m2 des terrains à bâtir y a ainsi augmenté de 138 % (de 34 à 81 €/ m2), alors que la moyenne nationale est 36 % (de 46 à 82 €/ m2), ce qui a un effet inflationniste sur le prix des logements. Il n’est pas rare que dans certaines communes, les prix atteignent 20 000 à 30 000 €/ m2 pour une villa.
Cette situation est préoccupante à plusieurs égards. Elle est à l’origine de fractures économiques et sociales profondes et crée une rupture d’égalité manifeste au détriment de la population corse dans l’accès au logement, à la propriété et à l’emploi, mais aussi dans la capacité de créer une activité économique par l’absence de maitrise foncière.
La dynamique des prix évoquée ci-dessus est problématique pour l’accès au logement. D’une part, elle porte un préjudice évident à la construction de logements sociaux, non rentable compte-tenu du prix du foncier, et donc à l’accès au logement. D’autre part, elle renchérit le coût des logements à l’achat ou à la location. Il devient donc très difficile pour les plus précaires, les jeunes ménages et les familles à revenus médians de se loger à un prix raisonnable à proximité des bassins d’emploi. À titre d’exemple, dans son rapport sur les marchés fonciers et immobiliers en Corse, l’Assemblée de Corse a ainsi calculé, par territoire, le pourcentage de communes non accessibles (financièrement) aux jeunes ménages. Il apparaît que les zones les plus touristiques ou les plus urbanisées, autour de Bastia, en Balagne, et sur la côte sud, ne sont pas accessibles aux jeunes ménages. L’activité de location touristique réduit aussi le parc de logements pouvant être loués à titre de résidence principale aux personnes habitant en Corse.
Les conséquences des transactions de résidences secondaires à des prix exorbitants doivent aussi être appréciées dans le contexte de la fin du régime fiscal dérogatoire sur les droits de succession en 2027. Le prix des transactions se reflète sur la valeur de l’ensemble des biens immobiliers situés à proximité, tout autant que sur l’augmentation de la valeur de l’imposition sur les successions. Dès lors, la fin de l’abattement de 50 % sur la valeur du bien pourrait contraindre de nombreuses personnes à vendre le bien hérité faute de pouvoir payer les droits de succession.
Cette situation alimente ainsi un sentiment d’injustice et de dépossession chez une grande partie des Corses. Les inégalités ainsi mises en lumière sont d’autant plus insupportables que le taux de pauvreté en Corse est de 20 %, soit cinq points de plus que la moyenne nationale. Ce taux de pauvreté ne doit pas faire oublier le fait que la Corse fait partie des régions, hors Île-de-France, où la proportion de hauts revenus – 1 % de la population fiscale, soit 2 500 personnes – est élevée. Les ménages dont ils font partie ont des revenus moyens ou médians supérieurs à la moyenne française et tirent, plus souvent qu’ailleurs, leur revenu principal d’activités non salariées ou de leur patrimoine. En ce qui concerne la part de population de très hauts revenus, la Corse se situe en deuxième position des régions, à égalité avec Auvergne-Rhône Alpes, derrière l’Île-de-France. Cette structure de fortes inégalités interne à la société insulaire résulte d’une logique d’économie de rente qui est notamment issue de la place prépondérante qu’occupent les spéculations foncière et immobilière ; d’où l’urgence de légiférer face à cette situation.
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