Monsieur le président, madame la ministre, madame la présidente de la commission des affaires sociales, mes chers collègues, nos pratiques économiques ont évolué depuis le début de la construction du modèle social français et européen. Si nous voulons continuer à faire de la France et de l'Europe des acteurs économiques compétitifs, il est nécessaire que le dialogue social et le droit viennent contribuer à renforcer la protection de tous les travailleurs. Dialoguer, protéger et faciliter sont les fers de lance des négociations sur le travail.
Les plateformes numériques – dont les plateformes de mobilité font partie –, qui mettent en relation, sous forme dématérialisée, des personnes en vue de la vente d'un bien ou d'un service, se sont beaucoup développées dans tous les pays et influent sur nos modes de consommation et les relations de travail. Mais alors que la place des travailleurs de plateforme dans l'économie française s'accroît, il n'existe pas de statistiques officielles permettant de quantifier précisément la part des travailleurs dont l'activité repose sur l'utilisation des plateformes. Ils seraient plusieurs centaines de milliers à être concernés au titre d'une activité principale ou accessoire ; ce nombre dépasserait même le million, toutes catégories de plateformes d'emploi confondues.
Il est nécessaire de préciser qu'en 2017, l'INSEE estimait le nombre des travailleurs dépendant des plateformes d'emploi, exclusivement ou non, pour exercer leur activité et la mise en relation avec leurs clients, à 200 000 travailleurs indépendants environ. Seule la moitié d'entre eux recourraient exclusivement à un intermédiaire à cette fin.
Selon l'étude d'impact accompagnant le projet de loi, le développement des plateformes numériques n'aurait pas d'effet significatif sur la progression du travail indépendant ; il favoriserait plutôt l'essor de l'activité et de l'emploi, parfois très sensiblement, dans certains secteurs de l'économie. Ainsi, le nombre de chauffeurs de VTC a connu une hausse spectaculaire en dix ans, passant de moins de 2 000 à plus de 33 000 entre 2008 et 2018. Cette même année, près de 50 000 travailleurs exerçaient leur activité par le biais d'une plateforme dans le secteur de la mobilité.
L'émergence des plateformes numériques d'emploi et, avec elle, l'apparition d'une nouvelle organisation du travail, n'ont pas manqué de soulever des interrogations d'ordre juridique, à la fois nombreuses et complexes – relatives, entre autres, au statut de ces travailleurs ou à leurs droits sociaux –, aussi bien en France qu'à l'étranger. Dans son rapport au Premier ministre, Jean-Yves Frouin observe que, dans la plupart des pays du monde, le manque de cadre et de normes régissant l'activité professionnelle exercée par l'intermédiation des plateformes numériques de travail entraîne des litiges qui, depuis plusieurs années, suscitent de manière récurrente mouvements de contestations, insatisfactions et contentieux.
Cette évolution spectaculaire des plateformes ne peut se faire sans régulation. En effet, le développement des plateformes a des conséquences sociales et politiques profondes, dont notre société doit penser les implications. D'ailleurs, la régulation de l'écosystème des plateformes numériques, sous une forme ou sous une autre, est d'ores et déjà une réalité, même naissante, dans un certain nombre de pays.
La France, considérée comme l'un des États les plus avancés dans la construction d'une législation destinée à améliorer les conditions de travail et la protection sociale des travailleurs des plateformes, a déjà défini plusieurs axes de régulation – Mme la ministre l'a rappelé. En 2016, la loi El Khomri a posé le principe de la responsabilité sociale des plateformes à l'égard des travailleurs indépendants, responsabilité qui consiste dans la prise en charge d'une assurance couvrant le risque d'accident du travail, une contribution à la formation professionnelle, la reconnaissance du droit de ces travailleurs à constituer une organisation syndicale, d'y adhérer et de faire valoir par son intermédiaire leurs intérêts collectifs, ou encore les conditions de mouvements de refus concerté de fournir leurs services organisés par ces mêmes travailleurs en vue de défendre leurs revendications professionnelles, qui ne pourraient, sauf abus, ni engager leur responsabilité contractuelle, ni constituer un motif de rupture de leurs relations avec les plateformes, ni justifier des mesures les pénalisant dans l'exercice de leur activité.
En 2018, avec la LOM, la majorité actuelle a ajouté une nouvelle pierre à l'édifice encore récent de la responsabilité sociale des plateformes numériques. Tous les travailleurs indépendants recourant pour leur activité à une ou plusieurs plateformes se sont vu reconnaître un droit d'accès à l'ensemble des données concernant leurs activités propres au sein de la ou des plateformes. De plus, des chartes déterminant les conditions et les modalités d'exercice de leur responsabilité sociale, définissant leurs droits et obligations ainsi que ceux des travailleurs avec lesquels elles sont en relation, peuvent être signées.
La loi d'organisation des mobilités a défini des règles sectorielles afin de clarifier les droits des travailleurs indépendants vis-à-vis des plateformes numériques relevant des deux secteurs d'activité. Les plateformes sont désormais tenues de communiquer aux travailleurs, lorsqu'elles leur proposent une prestation, la distance couverte par cette prestation et le prix minimal garanti dont ils bénéficieront ; elles ne peuvent mettre fin à la relation contractuelle qui les unit à ces travailleurs au motif qu'ils auraient refusé une ou plusieurs propositions de prestation de transport ou qu'ils auraient exercé leur droit à la déconnexion durant leurs plages horaires d'activité, qu'ils choisissent du reste librement ; enfin, pour plus de transparence, elles doivent publier sur leurs sites internet des indicateurs relatifs à la durée et au revenu d'activité des travailleurs en lien avec elles.
Enfin, avec la LOM, la loi d'orientation sur les mobilités, la majorité a ouvert la voie à la construction d'un véritable dialogue social entre les plateformes numériques et les travailleurs indépendants qui y recourent pour leur activité dans les secteurs de la conduite de VTC ou la livraison de marchandises, en autorisant le Gouvernement à prendre par ordonnances les mesures relevant de la loi afin de déterminer les modalités de représentation de ces travailleurs et les conditions d'exercice de cette représentation. C'est sur ce fondement qu'a vu le jour l'ordonnance du 21 avril 2021, qui définit les modalités en question et charge un nouvel établissement public, l'Autorité des relations sociales des plateformes d'emploi, de la régulation des relations sociales entre les plateformes et les travailleurs, notamment en assurant la diffusion d'informations et en favorisant la concertation.
L'article 1er du projet de loi que nous allons examiner ratifie donc cette ordonnance inspirée des recommandations de la mission pilotée par Jean-Yves Frouin et de la task force dirigée par Bruno Mettling au terme d'un travail intense de concertation avec les acteurs intéressés, mais il ne s'agit que d'une étape dans le processus de mise en œuvre du dialogue social que j'ai évoqué, lequel suppose, comme vous le savez, l'adoption de mesures complémentaires.
C'est pourquoi l'article 2 confie au Gouvernement le soin de prendre par ordonnances les dispositions nécessaires à la poursuite de l'édification de ce dialogue, ce qui implique premièrement de compléter les dispositions organisant le dialogue social de secteur en définissant notamment l'objet et le contenu des accords conclus à ce niveau, les conditions de leur application et l'articulation de ces accords avec les dispositions légales et réglementaires, les accords de plateforme ou les contrats conclus entre les travailleurs et les plateformes.
Cela implique, deuxièmement, d'arrêter les règles organisant le dialogue social au niveau de chacune des plateformes relevant des deux secteurs d'activité concernés en définissant, là encore, l'objet et le contenu des accords conclus à ce niveau, les conditions de leur négociation et de leurs conclusions et leur durée de validité, et leur articulation avec les autres textes créateurs de droits.
Troisièmement, cet article a pour objet de doter l'Autorité des relations sociales des plateformes d'emploi de nouvelles prérogatives consistant à fixer la liste des organisations représentatives des plateformes au niveau des secteurs, à homologuer au nom de l'État les accords de secteur et à exercer un rôle d'expertise, d'analyse et de proposition pour ce qui concerne l'activité des plateformes et de leurs travailleurs.
Parallèlement, l'article 2 du projet de loi autorise le Gouvernement à compléter les obligations incombant aux plateformes à l'égard des travailleurs, dans le but de renforcer l'autonomie de ces derniers dans l'exercice de leur activité, de telle sorte qu'il soit établi que celle-ci s'exerce réellement dans des conditions de travail indépendant, car il est nécessaire de définir les limites aux plateformes, dans un principe de responsabilité à l'égard des travailleurs indépendants.
Le délai d'habilitation, initialement fixé à dix-huit mois, est donc réduit à douze, à l'initiative de la commission des affaires sociales.