En Californie, au Royaume-Uni, aux Pays-Bas récemment et surtout en France, les décisions de justice semblent toutes prendre le même chemin, celui de la requalification des contrats des livreurs ou des chauffeurs de VTC en contrats de travail salarié. Si ces décisions n'ont pas abouti à une jurisprudence claire et stable ni à un bouleversement des pratiques de la part des plateformes, toutes convergent vers un point : l'affirmation du fait que le statut des travailleurs recourant aux plateformes ne relève pas du statut d'indépendant. Tel est le cas de ces plateformes comme Uber, Deliveroo ou d'autres qui ont surgi dans notre quotidien et bouleversé nos habitudes. Ces nouveaux acteurs modernisent peut-être nos modes de consommation, mais à quel prix ? Où est le progrès, si le droit du travail est fragilisé, si les droits sociaux régressent ?
Comment parler de ces plateformes sans dire un mot de la précarité de la plupart de leurs travailleurs ? Elle est largement aggravée par la mise en concurrence dans laquelle ils sont placés, par les conditions de travail difficiles de ces forçats du bitume soumis aux horaires décalés et aux intempéries, par la tyrannie de la notation des utilisateurs, mais aussi par plusieurs contournements de la réglementation existante. Les périodes de confinement ont mis leur activité et leur fragilité en lumière, mais leur combat pour le respect de leurs droits et l'amélioration de leurs conditions de travail ne date pas d'hier.
Quand le législateur ne prend pas ses responsabilités, la jurisprudence le supplée. A contrario, en Espagne, la loi a acté, le 11 mars dernier, que ces travailleurs que nous appelons indépendants seraient par défaut considérés comme des salariés.
Le projet de loi que nous abordons aujourd'hui a une ambition bien moindre. Il propose la mise en place d'un dialogue social. Évidemment, le dialogue social est primordial et doit être encouragé partout où il est possible, mais il doit également être crédible. Or de quel dialogue parlons-nous ? Un dialogue asymétrique, qui opposera des plateformes tentaculaires à des travailleurs toujours précaires. Peut-on sincèrement espérer un dialogue stable et équilibré, alors même que nous savons qu'en moyenne, un livreur de repas ne reste sur une plateforme qu'une dizaine de mois ?
Bien sûr, c'est sans doute vrai, la plupart de ces travailleurs ne souhaitent pas devenir salariés. Mais alors, devons-nous maintenir un statu quo qui fragilise aussi bien le statut d'indépendant que celui de salarié, qui remet en cause notre histoire en matière de droit du travail et de droits sociaux ?
J'ai parlé de la question centrale du statut, que le texte n'aborde pas, mais d'autres interrogations demeurent, et le recours à des ordonnances ne nous rassure pas. Si nous avons bien compris, le texte propose la mise en place d'un dialogue social en deux temps : d'abord un dialogue sectoriel prévu à l'article 1er , puis un dialogue au sein de chaque plateforme qui fera l'objet d'une future ordonnance, prévue à l'article 2. Il faudrait préciser dès à présent comment se fera l'articulation entre ces deux strates : l'accord de secteur aura-t-il vocation à s'imposer à toutes les plateformes ou les accords de plateforme pourront-ils déroger aux accords de secteur ?
En outre, la question du champ d'application de la négociation ne semble pas tout à fait tranchée, puisque celui-ci sera défini par la future ordonnance. Couvrira-t-il les questions de santé et de sécurité ? Qu'en sera-t-il de la protection sociale et de la rémunération minimale ? Surtout, comment s'assurer que les négociations aboutissent au respect d'un socle minimal de garanties ?
Madame la ministre, nous reconnaissons de légères avancées : les obligations de transparence à l'égard des travailleurs ; le libre choix des plages de travail, ou encore le droit à la déconnexion. Pourtant, celles-ci ne sont pas suffisantes au vu des conditions de travail des utilisateurs de ces plateformes. Même si les récentes décisions de justice peuvent nous réjouir, elles ne suffiront pas, car c'est bien à la loi qu'il revient de changer les choses.
Or, en choisissant de ne légiférer que sur le dialogue social, avec les risques d'asymétrie que j'évoquais tout à l'heure, le risque est grand que le secteur ne soit finalement pas régulé. Plus grave, la future ordonnance sera rédigée de manière à limiter les motifs permettant de requalifier les contrats concernés en contrats de travail. Cela va à l'encontre des décisions de justice qui ont souligné que certaines relations relevaient d'un salariat déguisé en travail indépendant.
Enfin, cela va à rebours du chemin qui se dessine en France et en Europe, avec un risque : que ce projet de loi et les timides tentatives de régulation menées jusqu'à ce jour échouent à assurer la protection de ces travailleurs précaires.