L'audition débute à 13 heures 05.
Mes chers collègues, nous entendons aujourd'hui M. Jean-Charles Doublet, directeur général d'Ingenitec, société basée à Montbrison – dans ma circonscription –, spécialisée dans l'ergonomie du poste de travail. Ingenitec conçoit et réalise des équipements spécifiques pour la manutention. Ses activités sont un exemple des solutions que l'on peut apporter en matière de sécurité et de prévention des maladies professionnelles et des accidents du travail, notamment pour réduire les troubles musculo-squelettiques (TMS). Nous sommes désireux d'examiner ce que les industriels de l'ergonomie peuvent faire pour prévenir et réduire les maladies professionnelles dans les entreprises. Monsieur Doublet, les activités de votre entreprise vont du diagnostic, à l'étude ergonomique puis à la proposition de solutions pour aider – et non remplacer – les salariés.
Conformément aux dispositions de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958, les personnes entendues déposent sous serment. Je vous demande donc de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Veuillez lever la main droite et dire : « Je le jure ».
M. Jean-Charles Doublet prête serment.
Je vous donne maintenant la parole pour un exposé liminaire présentant les activités de votre entreprise, les origines de sa création et vos savoir-faire en matière de lutte contre les maladies professionnelles. Nous poursuivrons par un échange de questions et de réponses.
Je vous remercie de me recevoir. J'ai créé la société Ingenitec à Montbrison en 2003, il y a quinze ans. À l'époque, les entreprises étaient équipées pour lever des charges très lourdes – de plusieurs tonnes – mais rien n'existait pour les petites charges – de zéro à 500 kilos. Nous avons investi ce créneau, plus particulièrement les charges de 10 à 200 kilos. En effet, dans beaucoup d'entreprises, elles sont manipulées à la main par une à quatre personnes.
En conséquence, nous nous sommes rapidement focalisés sur les questions d'ergonomie, de sécurité, de maladies professionnelles et d'accidents du travail. Nous imaginons des solutions sur mesure, adaptées à l'activité de l'entreprise et aux produits qu'elle manipule. Nous travaillons dans la chimie, l'industrie manufacturière, la métallurgie, l'agroalimentaire, le transport, la logistique, la cosmétique. Toutes les catégories d'activités sont concernées par les problématiques de manutention de charges.
Notre approche est technique avant d'être commerciale : nous posons le diagnostic après avoir écouté notre client et discuté avec tous les acteurs concernés – opérateurs qui nous expliquent ce qu'ils font au quotidien, services méthode, services production, chefs d'entreprise, représentants du personnel. Lorsque nous avons analysé l'activité, nous proposons plusieurs solutions.
Nous travaillons par exemple avec l'une des entreprises qui fabriquent des millions de petits pains pour les restaurants McDonald's. Dans ces restaurants, vous pouvez apercevoir les caisses violettes contenant ces petits pains. Empilées par onze, elles pèsent 110 kilos. Soit l'opérateur ou l'opératrice les manipule une par une, soit l'entreprise trouve une solution pour qu'il ou elle puisse en manipuler onze à la fois et en placer quatre piles de onze sur une palette, qui est ensuite filmée et part dans les restaurants. Nous avons trouvé une solution technique : les caisses sont pincées, la personne les lève puis les pose sans effort et sans risque pour elle. Auparavant, elle tirait ces caisses à la main, les déplaçait également à la main, avec un risque non négligeable de chute des caisses si elles étaient mal positionnées sur une palette.
Nous travaillons également avec ColiPoste, une filiale de La Poste. Vous le savez, le développement des ventes par internet est important, ce qui a fait exploser le volume d'activité de cette entreprise, qui gère les colis jusqu'à 35 kilos. Même si le travail est très mécanisé et automatisé, les opérateurs des plateformes de tri sont amenés à manipuler manuellement des cartons. Nous avons donc imaginé et installé un bras dans les zones de travail dédiées aux opérateurs : une ventouse se colle sur le carton, permet de le lever sans effort et de le positionner sur une palette ou sur un autre convoyeur. Cette solution technique a été largement déployée dans les services et les centres de tri de La Poste.
En effet, même si le métier a beaucoup évolué, même si les systèmes sont très automatisés – et non robotisés – l'homme est toujours présent sur son poste de travail. Les cadences de manipulation sont importantes et répétitives et les poids peuvent être importants.
Nous intervenons également dans des établissements et services d'aide par le travail (ESAT). L'approche y est complètement différente : il ne s'agit plus de gérer des centaines de milliers de colis par jour ou par semaine, mais la levée de charges par des personnes atteintes d'un handicap, physique ou mental.
Ainsi, nous sommes intervenus dans un ESAT du Nord-Pas-de-Calais qui fabrique des calendriers. Les piles de calendriers pèsent de 10 à 15 kilos. Elles sont filmées et une personne en situation de handicap physique et mental les manipule ensuite pour les mettre en carton. Là encore, nous avons installé un bras muni d'un système simple de ventouse. Le système a été adapté pour que la personne puisse facilement l'appréhender, prendre les charges et les déplacer.
Un dernier exemple : nous travaillons avec des sociétés comme Badoit. Ces entreprises manipulent de lourdes bobines de films, collés ensuite autour de chaque bouteille pour identifier les différentes eaux. Ces bobines pèsent près de 100 kilos. Vous pouvez donc difficilement les manipuler à la main – c'est dangereux et compliqué. Les bobines sont livrées par le fournisseur posées à la verticale sur une palette. Nous avons imaginé un système qui entre à l'intérieur de la bobine, gonfle, la lève, la bascule et vient la mettre directement dans la rotative.
Je viens d'illustrer mon propos par quelques solutions déployées auprès de nos clients, mais en amont, un déclencheur conduit souvent l'entreprise à s'interroger sur ses procédures : accident du travail, maladie professionnelle, voire injonction de l'inspection du travail. Il s'agit donc encore très souvent, en France, de solutions curatives, l'entreprise devant rapidement prendre des mesures.
Pour autant, depuis quelques années, les entreprises évoluent vers le préventif, dans une optique d'amélioration de leur productivité. Elles ont des commandes, une activité soutenue et s'interrogent sur les moyens de garantir les délais de livraison et les quantités livrées à leurs clients finaux. Dans cet objectif, elles prennent mieux en compte la santé au travail : elles savent qu'elles doivent produire autant ou plus qu'avant, que leurs salariés portent des charges – par exemple de 25 ou 30 kilos toutes les deux minutes –, et souhaitent donc les préserver pour garantir leur productivité.
La productivité d'une entreprise inclut désormais la performance humaine des salariés. Qu'est-ce que la performance humaine ? Ce sont des gens qui travaillent bien car ils sont en bonne santé et bien équipés. Ce matin, un journal faisait état de la situation du site alsacien de la société Bic, où le taux d'absentéisme était de 3,5 % par an, alors que la moyenne du groupe est à 2,4 %. Une étude a été diligentée pour analyser l'organisation, les méthodes de travail et les équipements de manutention de l'entreprise. Les modifications ensuite apportées ont permis de tomber faire tomber le taux d'absentéisme à 1 %.
L'absentéisme pour cause de maladie professionnelle, de mal de dos ou d'accident du travail génère des difficultés organisationnelles importantes. Les équipes peuvent compenser ponctuellement une absence, mais il faut ensuite trouver une personne compétente pour remplacer le salarié absent. Lorsque vous éprouvez des difficultés à fidéliser vos équipes, la situation devient rapidement complexe et génère des coûts très importants, d'autant plus que, depuis quelque temps, les plus petites entreprises exerçant des métiers techniques éprouvent d'énormes difficultés à recruter – elles ne trouvent pas les compétences sur le marché. Une grande entreprise pourra plus facilement gérer ces absences grâce à ses ressources.
Il est donc important de préserver ses salariés compétents, d'autant que l'âge de la retraite sera de plus en plus tardif et que les salariés vont donc être amenés à travailler de plus en plus longtemps. Je le remarque dans mon entreprise : à partir du moment où vous créez de bonnes conditions de travail, avec des équipements de travail adéquats, vos équipes sont motivées.
Quelque 87 % des maladies professionnelles sont liées à des TMS, c'est effarant ! Nous avons eu l'occasion d'en discuter avec la caisse d'assurance retraite et de santé au travail (CARSAT) à l'occasion d'un salon professionnel à Lyon la semaine dernière : cela représente 57 millions de jours non travaillés.
Comme dans les pays nordiques, notre approche doit désormais être globale pour traiter ce problème massif. Nous faisons ce constat car nos fournisseurs sont originaires de ces pays, notamment de Suède : là-bas, toutes les entreprises sont équipées et plus aucun salarié ne manipule de charges à la main. Il ne s'agit pas de remplacer les hommes par des robots, mais de les doter d'équipements performants leur permettant de mieux travailler.
La France est à des années-lumière de ces pratiques, alors même que notre modèle social se rapproche de celui des pays nordiques. Si ces problématiques sont intégrées dès le départ dans une perspective préventive de productivité et de santé au travail, tout le monde y gagne : l'entreprise montre qu'elle aime ses salariés, elle achète des équipements destinés à faciliter leur travail car elle veut les garder le plus longtemps possible, jusqu'au terme de leur carrière.
Je prendrai l'exemple de mon entreprise : j'ai besoin de salariés compétents en bureau d'études, de techniciens d'ateliers – chargés des assemblages, des câblages et des réglages – également compétents et expérimentés. Si, dans dix à quinze ans, je les perds parce qu'ils ont mal au dos ou ont développé des maladies professionnelles, cela nuira à ma compétitivité et à la qualité du travail au sein de mon entreprise.
Lors de mes visites de terrain, je constate que tous mes clients n'ont pas intégré cet impératif de la même façon… J'entends trop souvent des directions d'entreprise dire : « c'est pour faire plaisir aux salariés ». Or, quand les entreprises nous appellent, c'est souvent parce qu'elles ont eu trop d'arrêts de travail sur un poste ou que leurs salariés développent des TMS… Elles ne cherchent pas à savoir combien cela leur a coûté, alors même qu'elles employaient un salarié dont elles étaient satisfaites et qu'elles sont ensuite obligées de le positionner sur un autre poste de travail…
Notre objectif est de mettre en place des systèmes qui maintiennent le niveau de productivité de l'entreprise tout en soulageant le salarié – qui travaillera juste différemment. Pour convaincre les entreprises, des arguments chiffrés sont beaucoup plus parlants pour les chefs d'entreprise ou les directeurs de production : peu connaissent les conséquences financières d'une hausse du taux d'accident du travail ou de maladie professionnelle. Avec un million d'euros de masse salariale mensuelle, si le taux d'accident du travail baisse de 5 % à 4 %, l'économie est importante… Mais il faut investir dans des équipements au préalable !
Un autre facteur de blocage doit être levé : les opérateurs sont habitués à travailler d'une certaine façon. Même s'ils se cassent le dos depuis quinze ans, la conduite du changement est toujours complexe à l'arrivée des nouveaux équipements. Nous devons expliquer l'intérêt du nouveau système pour préserver leur bien-être et leur santé aujourd'hui, mais également leur productivité sur le long terme. Une personne de 40 ans doit être préservée pour travailler avec le même niveau de productivité à 60 ans !
La communication doit donc être bidirectionnelle : vers les entreprises – l'achat de tels équipements n'est pas qu'une dépense – et vers les opérateurs ou opératrices – ces systèmes sont là pour améliorer leur travail, pas pour les remplacer.
Leur crainte est en effet liée à l'arrivée massive de robots dans l'industrie. J'ai pu le constater au Salon de l'industrie de Paris en avril : de nombreux robots sont développés pour remplacer les hommes dans l'industrie. Ce n'est pas notre créneau. Nous souhaitons aider les entreprises à se moderniser et à rester compétitives sur leur marché, tout en maintenant leurs salariés sur les postes de travail. Ainsi, nous avons développé un équilibreur électrique à poignée sensitive qui permet de lever une charge de 200 à 300 kilos. L'opérateur appuie sur un bouton et il a alors l'impression que la charge n'est pas plus lourde qu'une bouteille. C'est ce qu'on appelle de la « cobotique » – l'homme « augmenté » collabore avec le robot. Ce système fonctionne très bien sur des postes de travail à forte productivité ou à charges lourdes, car il permet d'envisager une autre façon de travailler.
Du fait de la meilleure prise en compte de la sécurité au travail, notre marché est en forte croissance. Nous, industriels du secteur, devons développer des solutions en adéquation avec les évolutions technologiques, mais notre responsabilité est grande : en effet, un chef d'entreprise qui doit gérer des maladies professionnelles ou des accidents du travail – coûteux – et ne trouve par ailleurs pas de personnels compétents ou formés sur le marché du travail peut être tenté de basculer dans des systèmes intégralement robotisés. Les risques en termes d'emplois ne sont pas négligeables – même si la maintenance de ces robots demande également des compétences !
Les entreprises doivent s'équiper correctement pour donner envie aux jeunes et aux demandeurs d'emploi de postuler lorsque des offres de travail se présentent. Nous devons sortir des stéréotypes : le métier de soudeur, par exemple, n'est pas un métier sale si l'entreprise a investi dans des équipements qui permettent de l'exercer dans de bonnes conditions. En améliorant les conditions de travail, les entreprises amélioreront leur productivité ; elles pourront également recruter et auront à gérer moins de maladies professionnelles et d'accidents du travail, qui coûtent très cher – aux entreprises comme à l'assurance maladie. Les enjeux financiers sont importants, probablement de l'ordre du milliard d'euros.
Je vous remercie pour cette présentation. Combien coûtent les équipements que vous proposez aux entreprises ? Quels obstacles rencontrez-vous ? À quelles conditions acceptent-elles de consentir à ces investissements ? Quels sont les événements déclencheurs de ces investissements ?
En amont, travaillez-vous avec les associations régionales pour l'amélioration des conditions de travail (ARACT) et avec les préventeurs de la CARSAT ? Quels liens entretenez-vous avec les autres opérateurs chargés de concevoir des outils de travail adaptés, afin que le poste de travail s'adapte à l'homme – ou à la femme – et non l'inverse ?
Il est important, en effet, que ce ne soit pas l'inverse, car cela ne fonctionne pas, ou seulement un certain temps. Il faut essayer de faire évoluer la situation sur le plan culturel.
Nous proposons des solutions spécifiques. Il en existe qui sont « packagées », pour 1 000 euros, par exemple, mais cela ne marche pas : l'opérateur répond qu'on ne lui avait même pas dit qu'un achat était envisagé et que ce qui a été acquis ne sert à rien. On trouve plein de « mouroirs à matériel non utilisé » dans les entreprises… Quand celles-ci nous disent que les opérateurs ne se servent pas du matériel, on demande s'il y a eu une discussion préalable avec eux : ce sont quand même les opérateurs qui travaillent sur le terrain, et pas le grand chef tout en haut ! D'autant que cela représente des investissements importants : des milliers, voire des dizaines de milliers d'euros pour certaines solutions complexes.
Certaines entreprises ont déjà compris : elles veulent mettre en place un système, quel qu'en soit le prix, car même si elles sont très contentes de leurs équipes, elles savent que celles-ci ne pourront pas faire face si l'activité augmente de 5 % une année et que la prévision est de 15 % pour l'année suivante : il faut donc moderniser. De telles entreprises sont vertueuses, elles ont le bon raisonnement, mais cela peut être plus compliqué ailleurs.
Nous pouvons être amenés à travailler avec les CARSAT, les ergonomes et la médecine du travail – nos trois interlocuteurs principaux. Les « préventeurs » des CARSAT comprennent vraiment la technique. Nous sommes, pour notre part, des techniciens : quand on regarde un poste de travail, on ne raisonne pas de manière théorique, en se disant que ce serait bien si tel élément était plus long, plus court, plus bas ou plus haut ; on a besoin qu'un diagnostic soit posé, par exemple par un ergonome – c'est souvent le cas : l'ergonome voit les problématiques, mais il n'a pas la solution technique. C'est à nous d'intervenir pour positionner une solution technique qui soit en lien avec le poste et avec les moyens de l'entreprise. Une entreprise de dix personnes n'a pas les mêmes moyens qu'une entreprise qui en compte 5 000.
La CARSAT et la médecine du travail sont des sujets légèrement différents. La CARSAT travaille désormais en mode préventif, sans qu'il y ait nécessairement de maladie professionnelle déclarée. Elle apporte des financements, soit pour des investissements de long terme, avec des enveloppes de financement importantes, soit dans le cadre des aides financières simplifiées, qui couvrent à peu près 25 % d'un investissement pour les entreprises de moins de 50 salariés.
Je suis toujours surpris de constater que ces entreprises ne sont pas au courant que de telles aides existent : leur méconnaissance des mécanismes existants est profonde. Faut-il aller les voir, en s'adressant à elles une par une ? Cela risque d'être un peu long. Les entreprises cherchent la simplicité. Si on commence par leur dire qu'il va falloir remplir un dossier très épais, elles vont renoncer. Mais si elles ne sont pas aidées, elles ne vont rien faire. Les aides simplifiées sont méconnues : elles mériteraient d'être davantage mises en lumière.
On devrait également se demander si l'on ne devrait pas aller au-delà des entreprises de moins de 50 employés. Quand une entreprise a 1 000 salariés, elle a des budgets pour la sécurité, de 500 000 euros par exemple, ce qui donne des moyens pour agir. Une petite entreprise, en revanche, peut avoir un budget de seulement 500 euros pour la sécurité : ce n'est pas du tout la même approche. Il faudrait sans doute renforcer le dispositif, et l'aspect économique est nécessairement un élément important.
Parmi les éléments déclencheurs, il y a aussi la médecine du travail : elle intervient parce que quelqu'un est en difficulté sur le plan de la santé et risque de développer une maladie professionnelle. Parfois, c'est même le maintien en poste qui est en jeu : dans ce cas, la proposition que nous pouvons faire est la dernière chance pour l'opérateur. S'il n'y a pas de solution technique, c'est fini : le travailleur prend la porte. On intervient régulièrement dans ces situations via la médecine du travail, en lien avec un ergonome. Socialement, c'est sensible : on n'est pas dans la même approche, on sent qu'il y a une certaine tension, car c'est la carrière de la personne qui est en jeu. On apporte régulièrement des solutions qui permettent de maintenir les gens en poste.
On est ici dans la réaction car il n'y avait pas de système permettant d'éviter le dommage physique. Il peut s'agir de personnes que l'entreprise a « cassées » parce que ça fait dix ans qu'elles portent des charges avec des gestes et des postures qui ne sont pas adaptés. Il faut donc agir en amont : quand on a une hernie discale, c'est pour la vie. Le week-end et le soir, quand on est avec ses enfants, on a mal au dos. C'est malheureusement un « acquis ».
En ce qui concerne la prévention, certaines fonctions se développent. Les représentants du personnel jouent un rôle. Des postes « qualité, sécurité et environnement » (QSE) ont été créés, alors qu'ils n'existaient pas il y a dix ans. On voit les entreprises animées d'une volonté d'agir pour prendre en compte l'humain, pour améliorer la performance humaine. C'est un peu mon leitmotiv : une entreprise avance si les gens sont bien. Des questions économiques entrent toujours en jeu, mais si on réussit à créer l'environnement qui va bien, alors l'entreprise doit être armée pour faire face aux bons moments comme aux mauvais. Logiquement, ça doit marcher comme ça.
Je pense que vous avez soulevé un problème majeur. Les TMS représentent une part très importante des maladies professionnelles : vous avez cité le taux de 87 %, qui correspond tout à fait à la réalité médicale. À partir du moment où on a une maladie professionnelle telle qu'une lombosciatique à cause d'une hernie discale, c'est définitif. Le coût est aussi humain, et il pèse pour tout le reste de la vie. Vous avez évoqué la prévention secondaire, qui intervient une fois qu'un événement a déjà eu lieu, mais il faut veiller à entrer dans une démarche de prévention primaire.
Je suis intéressé par votre vision d'acteur de terrain : comment pourrait-on améliorer encore la prise en considération de ces enjeux, de la part des entreprises et des CARSAT, afin qu'il y ait plus de diagnostics, donc de solutions ? Comment améliorer la connaissance que les acteurs concernés peuvent avoir de structures telles que la vôtre ?
Par ailleurs, quelle est votre vision du fonctionnement actuel du bonus-malus AT-MP, qui pourrait peut-être privilégier un peu plus la prévention primaire et donner aux entreprises l'envie d'investir dans des démarches vertueuses ? De telles démarches permettent d'améliorer la productivité, mais aussi d'avoir, comme vous l'avez souligné, des salariés de qualité, formés, qui restent à leur poste et qui peuvent éviter de souffrir d'une sciatique au cours leur carrière – et après. Le coordonnateur de l'Association médicale pour la prise en charge des maladies éliminables (APCME), que nous avons auditionné hier, a mis en évidence le fait que le système actuel de bonus-malus n'est peut-être pas aussi efficient que ce que l'on pourrait souhaiter, en particulier pour la prévention. Sur quelles pistes pourrait-on travailler ?
S'agissant du bonus-malus, je constate qu'il y a visiblement un manque de communication entre les ressources humaines et la production, ou la direction des entreprises : en investissant sur les postes de travail, une entreprise dispose d'un levier pour réduire les accidents du travail et diminuer son taux de cotisation. Je donne toujours l'exemple suivant à mes clients : 5 % d'un million d'euros – quand on est une grande entreprise –, cela représente beaucoup d'argent à la fin de l'année. Si on passe d'un taux de 5 % à 4 %, puis à 3 %, cela va faire vraiment beaucoup d'argent et de capacités d'investissement. Je suis assez favorable à l'idée d'individualiser le taux au maximum : une entreprise vertueuse, qui investit, n'a pas de raison d'avoir le même taux qu'une entreprise moins vertueuse, qui est en quelque sorte épargnée parce qu'elle a mutualisé son risque avec la première. On pourrait mieux valoriser l'investissement réalisé. Un chef d'entreprise à qui l'on montre qu'un coût peut passer de 200 000 à 100 000 euros en trois ans, de manière quasi définitive, va écouter attentivement ce qu'on lui dit et réfléchir.
Mais il faut arriver à le faire savoir. Quand le dispositif de suramortissement était en vigueur, j'avais à l'expliquer à des gens qui ne savaient même pas que ça existait, alors que c'était hyper-intéressant pour les entreprises ! En termes de communication, il reste du travail à faire… Les subventions sont de l'argent public : je n'y suis pas tellement favorable, mais quand il y a un suramortissement à hauteur de 40 %, c'est quand même très appréciable pour un directeur financier. Ce dispositif était fait pour relancer l'économie, de manière ponctuelle. Si ça devient plus pérenne, tous les comptables sauront que ça existe, et les chefs d'entreprise aussi. Si on peut faire du suramortissement et qu'en plus le taux de cotisation peut diminuer dans trois ans, ça représente de l'argent : c'est concret. L'aspect économique est évidemment important.
Pour des entreprises de petite taille, on a besoin de tout ça. Le dispositif des aides financières simplifiées est extrêmement important pour elles. Il ne faut pas que le taux de prise en charge baisse – il est aujourd'hui de 25 %. J'ai vu beaucoup d'entreprises investir parce que cette aide existe ; sinon, elles ne se seraient pas lancées. Faut-il augmenter le taux pendant quelques années ? On place le curseur où l'on peut, mais il faut savoir inciter. Une fois le changement culturel amorcé, on peut réduire la voilure mais, au démarrage, il faut inciter et communiquer auprès des entreprises et des salariés, de manière globale, afin que cela ne soit pas vécu comme une contrainte ou comme un affrontement au sein de l'entreprise. Il faut arriver à trouver un bon équilibre.
Comment améliorer la connaissance de ce que nous faisons ? Nous faisons des salons, nous sommes présents sur internet, nous essayons de communiquer au maximum…
Pardon de vous interrompre : ma question était plutôt de savoir si vous estimez que les solutions que vous pouvez apporter sont assez connues des préventeurs, c'est-à-dire des CARSAT et des médecins du travail, mais aussi des représentants du personnel et des chefs d'entreprise.
Je crois qu'il faut une plus grande proximité avec tous ces acteurs. Quand nous intervenons après un diagnostic, nous percevons parfois un décalage avec le possible : le diagnostic a pu faire émerger deux ou trois idées d'actions, mais elles peuvent être compliquées à mettre en oeuvre au plan technique. Il arrive que l'on doive « détricoter » un peu en disant que ce n'est pas possible, que cela va coûter des fortunes ou aboutir à un mouton à cinq pattes.
Je suis allé au salon Préventica, qui porte sur la sécurité au travail : des médecins du travail et des CARSAT nous disent que nous travaillons très bien mais qu'ils ne peuvent pas conseiller à une entreprise de s'adresser à la société Ingenitec de Montbrison. Ils n'ont pas le droit de conseiller une société commerciale plutôt qu'une autre, et c'est dommage car cela peut créer des ruptures dans la démarche de l'entreprise. Quand un problème apparaît – accident du travail ou maladie professionnelle –, tout le système se met en place, avec l'ergonome, sous contrainte car il faut trouver une solution. Certaines entreprises consultent une CARSAT, par exemple, parce qu'elles veulent un diagnostic et un avis, mais la CARSAT, qui est un organisme public, n'a pas le droit de conseiller d'aller voir untel ou untel.
Il faut pourtant faire quelque chose. Cela doit-il prendre la forme de réunions avec les 15 ou 20 CARSAT qui existent en France ? Faut-il plutôt créer un label pour les entreprises comme la mienne, en demandant par exemple qu'elles aient du matériel spécifique ou un bureau d'études en France ? Cela peut être intéressant : les CARSAT ou la médecine du travail renverraient alors à une liste d'entreprises. Ce serait un peu comme le label qui existe dans le bâtiment, quand on veut faire des travaux d'isolation : il y a des entreprises qui sont habilitées à le faire, par exemple parce qu'elles ont eu des formations. On peut certainement envisager une passerelle permettant de dynamiser le fonctionnement du dispositif.
Nos toutes premières auditions, notamment celles de préventeurs et de représentants des CARSAT, montraient que leur action pouvait conduire à un diagnostic, éventuellement assorti de propositions, mais que celles-ci étaient trop peu opérationnelles ou ne débouchaient pas sur des réalisations concrètes. Vous nous dites – et je comprends donc mieux – qu'une CARSAT ne peut pas amener les gens vers telle ou telle entreprise. Il serait peut-être légitime de faire le lien, afin que le travail de qualité réalisé par les préventeurs des CARSAT ait des suites effectives. Je note l'idée d'une labellisation d'entreprises : c'est peut-être le lien qui manque aujourd'hui.
Dans le secteur du transport, on appellerait ça une rupture de charge : il manque un élément à un moment donné. Si on consolide le système, il y a forcément moyen de faciliter la relation.
Avez-vous une idée du nombre d'entreprises qui ont une activité similaire à la vôtre en France ?
Pour ce qui est des acteurs sérieux – il y en a évidemment qui le sont moins –, on peut citer une dizaine d'entreprises, dont certaines sont spécialisées dans un domaine particulier. Ce nombre est relativement peu élevé à l'échelle de la France. C'était une « niche de la niche » il y a dix ans. Sa taille augmente un peu aujourd'hui, mais on pourrait certainement avoir une liste plus importante d'acteurs.
Il me reste à vous remercier. Nous avons pris bonne note d'un certain nombre de points, notamment en ce qui concerne l'amélioration de la prévention primaire et secondaire et du lien entre les organismes de prévention et les entreprises telles que la vôtre, qui interviennent pour soulager les êtres humains dans leur travail, sans les remplacer – c'est important de garder cet élément en tête. On a beaucoup parlé de productivité, qui est un levier et un point d'entrée pour la réflexion, mais la question principale reste la santé au travail et la prévention.
L'audition s'achève à quatorze heures cinq.
————
Membres présents ou excusés
Réunion du jeudi 7 juin 2018 à 13 heures 05
Présents. – M. Julien Borowczyk, M. Pierre Dharréville, Mme Charlotte Lecocq
Excusés. – Mme Delphine Bagarry, M. Bertrand Bouyx, Mme Hélène Vainqueur-Christophe